CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 21

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à M. de Lalande.

 

A Ferney, 29 Septembre 1773 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney remercie avec la plus grande sensibilité le philosophe de Bourg en Bresse de sa lettre et de son livre. Il n’a point d’assez bonnes lunettes pour observer l’anneau de Saturne ; mais il s’en rapporte à son maître sur tout ce qui se passe dans le ciel. Si, à son retour de Béziers (2), il veut bien se souvenir de Ferney, il comblera de joie madame Denis et ressuscitera peut-être le vieux malade, qui est pénétré pour lui de la plus profonde estime et du plus véritable attachement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Où il était allé pour observer l’anneau de Saturne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

1er Octobre 1773 (1).

 

 

          Je me flatte, mon cher monsieur, que vous me mettrez au fait de l’affaire de M. de Goezmann (2), qui est devenue la vôtre.

 

          L’extrait d’un voyage dans l’Inde, que je crois avoir reçu par vous de M. de Tolendal, ne pourrait guère me servir. Dieu me préserve d’entrer dans ces petits détails, qui ne peignent point les mœurs des hommes ! Ce n’est pas là ce qu’il me faut.

 

          Est-il vrai qu’il y a une réponse à Beaumarchais ? J’en serais curieux.

 

          Voulez-vous avoir la bonté de donner cours aux incluses ? Votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – C’est l’affaire que Beaumarchais a rendue si fameuse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Ximenès.

 

Ferney, 1er Octobre 1773.

 

 

          L’imprimeur dont vous vous plaignez, monsieur, a beaucoup de goût et a très bien servi les gens qui en ont, en imprimant votre juste et bel ouvrage sur Louis XIV (1).

 

          Vous faites des vers comme on en faisait de son temps.

 

          J’ignore depuis longtemps ce que vous faites. Je voudrais bien que l’acquisition que vous fîtes autrefois, dans mon voisinage, eût été à Ferney. Il est devenu un lieu moins indigne de vous. Il y a plusieurs maisons jolies. J’y ai établi une colonie d’horlogers assez considérable. Elle prospère ; c’est ma consolation dans les souffrances continuelles qui tourmentent ma vieillesse : mais ma consolation la plus chère est le souvenir dont vous honorez votre très humble, très vieux, et très malade serviteur.

 

 

1 – Avec les Lois de Minos, Voltaire avait fait imprimer le poème de Ximenès intitulé : Les lettres ont autant contribué à la gloire de Louis XIV qu’il avait contribué à leurs progrès. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 8 Octobre 1773.

 

 

          On me charge de faire un abrégé des principales choses qui distinguent mon héros. Cela doit s’imprimer avec votre estampe dans un grand in-folio intitulé la Galerie française (1) : monseigneur le maréchal peut juger si cette commission m’enchante. Je crois vous savoir assez par cœur ; mais je pourrais, dans mon désert, me tromper sur les dates.

 

          Permettez donc que j’aie recours à vous. Vous pouvez faire mettre par un secrétaire, sur une feuille de papier, les jours où vous fûtes fait colonel, brigadier, maréchal-de-camp, lieutenant-général, maréchal de France ; les dates des Fourches-Caudines du duc de Cumberland, de Gênes sauvée, etc.

 

          Je me charge de l’enluminure du tableau, et je vous supplie de vouloir bien me faire tenir le paquet contre-signé.

 

          J’ai reçu votre ultimatum de Trianon, du 27 septembre. Je vois bien qu’il y a quelque chose dans le Code de Minos qui ne plaît pas à des Français ou à des Françaises. La vieillesse est faite pour recevoir des dégoûts ; mais elle doit être assez sage pour les supporter avec une entière résignation. Les Anglais sont fous d’une tragédie des Scythes que mes bons amis avaient tâché de faire échouer à Paris. On la joue continuellement à Londres, et on en a fait trois éditions coup sur coup. Nul n’est prophète en son pays. J’ai d’ailleurs un ennemi assez violent auprès de la personne (2) dont vous avez eu la bonté de m’envoyer une lettre. Il est fortement protégé par mademoiselle sa belle-sœur, avec laquelle il est venu à Paris. C’est originairement un petit huguenot (3) d’un petit village auprès de Castres, qui a été ministre du saint Evangile à Genève et en Danemark. Je vous le livre pour le plus déterminé scélérat qui soit dans l’Eglise de Calvin. Il a obtenu par cette demoiselle la place qu’avait l’abbé Alary à la Bibliothèque du roi. Cela est juste, et est à la place. J’espère que l’abbé Sabatier aura le premier évêché vacant. Pour moi, qui ai renoncé aux dignités ecclésiastiques, je ne prétends qu’à la continuation de vos bontés. Ce sera ma consolation au bord de mon lac et au pied de mes montagnes, en attendant que je puisse venir vous faire ma cour dans votre royaume (4) du prince Noir.

 

          Au reste, le billet de cette belle dame était plein de grâce comme elle, et, en me l’envoyant vous-même, vous me l’avez rendu encore plus précieux. La moitié de votre cour était à Lausanne en Suisse ; mais j’imagine que vous aurez plus de monde à Fontainebleau.

 

          Que mon héros daigne agréer toujours mes très respectueux et très tendres sentiments. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Par Moline. (G.A.)

2 – Madame du Barry. (G.A.)

3 – La Beaumelle. (G.A.)

4 – La Guyenne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 13 Octobre 1773.

 

 

          Que je vous suis obligé, monsieur, de m’écrire du séjour de la gloire et du bonheur (1) ! Ces deux personnes sont rarement ensemble ; mais, quand on les trouve, il semble qu’il soit permis d’oublier tout le monde. Vous n’avez pourtant point oublié un pauvre vieux solitaire : nous vous remercions tendrement, madame Denis et moi.

 

          Grand merci de cette lettre d’un évêque de Picardie (2). Ce pays-là fut autrefois le berceau de la Ligue ; le fanatisme s’y est conservé. J’ai peine à croire que cette lettre soit d’un évêque né à Carpentras, et par conséquent sujet du pape. Ce n’est pas qu’il n’eût pu penser tout ce qui est dans la lettre, mais il y a longtemps que le pauvre diable ne pense plus : il est tombé en enfance, et vous verrez que quelque ex-jésuite lui aura fait signer cette lettre, également injurieuse au roi et au pape. Il serait plaisant que nous eussions un schisme et des anti-papes pour la compagnie de Jésus. Il ne nous manque plus que cela pour nous achever de peindre.

 

          On dit que tout est factions et cabales à Paris, depuis les petites marionnettes jusqu’aux grandes. Je ne m’attendais pas qu’il dût se trouver un parti qui soutînt le crime absurde des du Jonquay contre l’innocence de M. de Morangiés, après l’arrêt du parlement. La folie a établi son trône dans Paris, comme la raison a mis le sien dans le beau séjour où vous êtes. Cependant je ne sais comment on aime toujours cette ville, qui est le centre de toutes les erreurs et de toutes les sottises ; il faut apparemment qu’il y ait aussi du plaisir. Les singes font des gambades très plaisantes, quoiqu’ils se mordent. Pour moi, j’achève mes jours en paix, malgré mon ami Fréron et mon ami l’abbé Sabatier.

 

          Je serais fâché que le Taureau blanc parût en public et me frappât de ses cornes. Je prierai M. le chevalier de Chastellux de vouloir bien ne le mettre que dans des écuries bien fermées, dont les profanes n’aient point la clef. On le traiterait comme le bœuf gras : on courrait après lui, et ensuite on le mangerait, et moi aussi, quoique je ne sois pas gras.

 

          Quand vous serez à Paris, je vous demanderai deux grâces : la première, c’est de vous souvenir de moi ; la seconde, c’est d’en faire souvenir madame du Deffand, à qui je n’écris point, parce que je n’ai rien à lui envoyer qui puisse l’amuser, mais à qui j’ai la plus grande obligation du monde, puisque c’est à elle que je dois votre connaissance, et, j’ose même dire, l’honneur de votre amitié. Je ne sais si vous l’amuserez avec votre bœuf ; car il faut être un peu familiarisé avec le style oriental et les bêtises de l’antiquité, pour se plaire un peu avec de telles fadaises ; et madame du Deffand ne se plaît guère avec cette antiquité respectable. Je n’ai jamais pu lui persuader de se faire lire l’Ancien Testament, quoiqu’il soit, à mon gré, plus curieux qu’Homère.

 

          Vous aurez incessamment une suite des Fragments sur l’Inde. Figurez-vous qu’il y a, par delà Lahore, une république qui possède plus de cent lieues de pays, et qui n’a d’autre religion que l’adoration d’un Dieu, sans aucune cérémonie. C’est la république des Seïques ; elle est alliée des Anglais, qui ne sont pas cérémonieux, et qui possèdent actuellement tout le Bengale en souveraineté. Il est assez singulier que je m’occupe en Suisse de ce qui se passe dans l’Inde ; mais je ne trouverais pas mauvais qu’une fourmi, à un bout de sa fourmilière, s’intéressât à ce qui arrive à l’autre bout. Adieu, monsieur ; je suis une vieille fourmi qui vous est bien véritablement dévouée.

 

 

1 – De Chanteloup. (K.)

2 – De l’évêque d’Amiens (d’Orléans de La Motte) sur la bulle de destruction des jésuites ; il y blâme hautement le pape. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, 14 Octobre 1773.

 

 

          Ceci n’est pas, monseigneur, une affaire d’Académie : ce ne sont pas levia carmina et faciles versus. Pourquoi m’envoie-t-on, à moi solitaire, à moi octogénaire malade, cette lettre attribuée à l’évêque d’Amiens ? Je ne puis croire qu’elle soit de lui ; mais elle est sûrement de la faction, et je crois bien faire de l’envoyer à votre éminence.

 

          S’il arrivait que vous la fissiez lire au pape, je vous supplierais de lui dire que j’obéis parfaitement à un article de sa bulle ; je ne parle, ni en bien ni en mal, des jésuites, ni du diable. Je trouve le pape très sage, très habile, très digne de gouverner. Tous nos Génevois et tous nos Suisses, gens plus difficiles qu’on ne pense, l’estiment et le révèrent, et je pense comme eux.

 

          J’ai eu le bonheur de contribuer un peu au gain du singulier procès de M. le comte de Morangiés. Je le crois une de vos ouailles ; c’était une brebis qui était poursuivie par des renards et des loups qu’il fallait pendre.

 

          Nota bene que ce petit billet que je prends la liberté de vous écrire est tout entier de ma main : cela n’est pas mal pour un vieillard de quatre-vingts ans qui n’en peut plus. Si jamais j’en ai cent, je serai attaché à votre éminence comme aujourd’hui.

 

          Conservez-moi vos bontés, si vous voulez que j’aille jusqu’à la centaine. Baccio umilmente il lembo di sua porpora, ovvero purpura. LE VIEUX DE LA MONTAGNE.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

A Ferney, 15 Octobre 1773.

 

 

          Mon cher philosophe humain, défenseur des opprimés, je vous adresse une infortune dépouillée de tous ses biens, en vertu de cette abominable mainmorte. Un ancien conseiller du parlement de Besançon, exilé à Gray, a fait condamner cette femme. On lui a pris jusqu’à ses nippes et ses habits : on a fouillé dans ses poches ; il ne lui reste que ses papiers, qu’elle vous remettra.

 

          Le fond de son affaire ne me paraît pas bien clair ; mais il est plus clair que la rapacité du conseiller exilé est bien barbare. Dieu veuille que le malheur de cette femme n’influe pas sur le sort de nos douze mille esclaves !

 

          Cette pauvre femme est venue de Gray dans ma retraite : que puis-je pour elle, que de lui donner le couvert et quelque argent ? Je vous prie de lire ses mémoires, et de lui donner un conseil.

 

          Elle dit qu’il y a, en dernier lieu, une sentence du bailliage de Besançon qui lui adjuge la possession d’un cotillon et de ses chemises, et qui lui permet de prouver que l’argent qu’on lui a saisi lui appartient en propre.

 

          Vous remarquerez que cet ancien conseiller, contre lequel elle plaide, se nomme Brody, et est fils de votre grand-juge de Saint-Claude.

 

          Si cette affaire pouvait s’accommoder, vous feriez une action charitable ; vous y êtes accoutumé.

 

          Peut-être une autre femme, mon cher ami, adoucirait la cruauté d’un autre homme ; mais cette pauvre diablesse n’est pas faite pour toucher le cœur, et on dit que ce M. Brody n’est pas tendre. Vale, amice.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Ximenès.

 

A Ferney, 15 Octobre 1773.

 

 

          Vous allez donc enfin, monsieur, mêler utile dulci ! Vous me ferez grand plaisir assurément de vouloir bien m’envoyer votre miniature de l’Europe. Je vous garderai fidèlement le secret, et je serai digne de votre confiance, quoiqu’on m’accuse de n’être pas de votre parti. On me reproche d’être devenu un peu Russe dans mes déserts, et d’avoir souhaité un peu de mal aux Turcs, qui abrutissent le pays d’Alcibiade, d’Homère, et de Platon. Mais comment veut-on que je fasse ? Un Russe (1) vient de m’envoyer une épître en vers à Ninon, que je croirais faite par vous, si elle ne m’avait pas été envoyée de Pétersbourg. J’attendrai que les Turcs fassent d’aussi jolis vers français pour prendre leur parti.

 

          Je vous avouerai encore que vos factions de toute espèce qui partagent Paris me dégoûtent un peu des Welches. Il faudra bien qu’à la fin toutes ces cabales se dissipent. On a beau protéger les du Jonquay, et mettre dans toutes les gazettes que le conseil du roi va casser l’arrêt du parlement, ni le conseil, ni le public éclairé, ne le casseront, et M. le premier président jouira de la gloire d’avoir découvert la vérité et de l’avoir fait connaître. Je ne sais rien de plus absurde et de plus criminel que toute la manœuvre de ces coquins. Il me paraît clair qu’il y a cinq ou six coupables qui ont voulu partager le gâteau de cent mille écus ; que le testament de la Verron ressemble à celui de Crispin dans le Légataire universel ; que le tapissier usurier Aubourg, qui a acheté ce procès, et qui l’a conduit, est un fripon digne des galères, malgré les éloges que l’avocat Vermeil lui a prodigués ; que le cocher Gilbert est un des plus insolents fourbes qui aient jamais bravé la justice.

 

          J’oserais même espérer que ce cocher Gilbert, fait pour mener la charrette qui doit le conduire à la Grève pourrait, puisqu’il est en prison, découvrir toute l’intrigue de cette canaille, et attirer enfin sur elle les peines qu’elle a méritées. C’est une chose trop honteuse pour notre nation que cette bande de scélérats trouve encore des protecteurs, après le jugement si doux du parlement.

 

          Je suis très attaché à madame de Sauvigny, dont vous me faites l’honneur de me parler. Je n’ai M. son frère depuis deux ans chez moi que par considération pour elle, et pour le préserver de sa ruine entière, où il courait de toutes ses forces. Il a besoin d’être un peu contenu, quoiqu’il soit assurément dans l’âge d’être sage. Madame de Sauvigny s’est conduite en dernier lieu avec la générosité la plus noble. Adieu, monsieur ; conservez-moi un peu d’amitié. Madame Denis vous fait ses compliments.

 

 

1 – Schowalow. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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