CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 17

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 17

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 7 Auguste 1773.

 

 

          Si mon héros a un moment de loisir à Compiègne, je le supplie de daigner lire un petit précis très vrai et très exact du meurtre de M. de Lally, lieutenant-général, et un précis très court de l’affaire de M. de Morangiés, maréchal-de-camp. Il peut être sûr de ne trouver dans ces deux mémoires aucun fait qui ne soit appuyé sur des papiers originaux qu’on a entre les mains.

 

          On a joué les Lois de Minos à Lyon avec beaucoup de succès. Un acteur nommé Larive a emporté tous les suffrages dans le rôle de Datame, et la ville a prié Lekain de jouer le rôle de Teucer à son retour au mois de septembre.

 

          Pour moi, je vous supplie instamment, monseigneur, d’avoir la bonté d’ordonner aux comédiens de Paris de jouer les tragédies de Sophonisbe et de Minos. Je compte sur vos promesses autant que je suis pénétré de vos bontés. Je ne demande, après tout, que ce qu’on ne pourrait refuser à MM. Lemierre et Portelance.

 

          J’ai encore une passion plus forte que celle des tragédies, ce serait de vous faire ma cour au moins deux jours avant de mourir, au premier voyage que vous feriez dans votre royaume de Guyenne. Il ne faut nulle permission pour cela, les chemins sont libres ; je mourrais content.

 

          J’envoie ce paquet sous le couvert de M. le duc d’Aiguillon, ne sachant pas si vous avez vos ports francs pour les gros paquets qui ne viennent point de votre gouvernement. Vous ne m’avez jamais répondu sur cet article.

 

          Daignez me conserver vos bontés ; elles sont la première des consolations d’un homme qui bientôt n’aura plus besoin d’aucune.

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

7 Auguste 1773.

 

 

          L’acteur unique de la France, et mon ancien ami, est parti de Lyon sans qu’on ait entendu parler de lui à Ferney. On ferait le voyage de Ferney à Lyon s’il voulait apprendre le rôle de Teucer, et le jouer à son passage.

 

          On aurait la consolation de l’embrasser en l’admirant. Tout ce qui est à Ferney lui fait les plus sincères compliments.

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

9 Auguste 1773.

 

 

          Mon cher historiographe, vous voilà donc entré dans ce chemin semé d’épines ; mais vous le couvrirez de fleurs convenables au sujet. Voilà d’ailleurs les Incas qui vous appellent. On prétend que les Indios bravos, après avoir détruit leurs vainqueurs, ont enfin mis sur le trône un homme de la race des anciens Incas. Ce n’est pas là vraiment une affaire de roman c’est matière d’historiographerie. Vous en avez assez honnêtement dans le Nord et dans le Midi.

 

          J’ai vu M. de Garville, et je ne l’ai point assez vu. J’étais très  malade mais j’espère qu’il me donnera ma revanche.

 

          J’ai reçu une brochure imprimée chez Valade. C’est une Epître à Sabatier et compagnie (1). J’ignore à qui j’en suis redevable. Je soupçonne M. l’abbé du Vernet, et encore un autre abbé dont j’ignore la demeure. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à être défendu par des gens d’Eglise. Ceux-ci me paraissent de la petite Eglise des gens d’esprit, et du petit nombre des élus.

 

          Dans l’embarras où je suis de savoir à quel saint je dois des actions de grâces, je m’adresse à vous, mon cher ami ; je vous envoie ma réponse tout ouverte ; je vous supplie d’y mettre l’adresse, et de l’envoyer à l’auteur, qui sans doute est connu de vous ou de M. d’Alembert. Il ne serait pas mal que l’on connût un peu à fond ce M. Sabatier. Ses protecteurs sauront au moins qu’ils sont fort mal servis pas les gens qu’ils emploient.

 

          Je me flatte que vous recevrez dans quelques jours un petit essai sur quelques révolutions de l’Inde, sur la perte de Pondichéry, et sur la mort funeste de Lally. Cela est du ressort de feu l’historiographe et de l’historiographe vivant (2). Je puis vous assurer de la vérité de tous les faits. La plupart sont curieux, et peuvent même être intéressants six ans après l’événement. L’auteur est un peu l’avocat des causes perdues ; mais vous serez convaincu que M. de Lally était innocent, et que l’ancien parlement n’était pas infaillible.

 

          Je suis enchanté que La Harpe ait remporté un nouveau prix (3). Je souhaite qu’il en ait deux cette année : à la fin, sa gloire forcera le gouvernement à lui rendre justice.

 

          Adieu, mon très cher et illustre confrère ; continuez toujours à veiller sur notre petit troupeau, qui est toujours près d’être mangé des loups.

 

 

1 – Epître à MM. La Beaumelle, Fréron, Clément, et Sabatier, suivie de la Profession de foi, autre épître du même auteur, par M. de V***. (G.A.)

2 – Feu l’historiographe est Voltaire, et l’historiographe vivant est Marmontel lui-même. (G.A.)

3 – Avec son Ode sur la navigation. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé du Vernet.

 

A Ferney le 9 Auguste 1773.

 

 

          On m’a envoyé une épître (1) qui commence par ce vers :

 

Bravo, messieurs ! quatre contre un.

 

Je la crois de vous, monsieur, parce qu’il y a une foule de très jolis vers, pleins de facilité et de naturel. Je peux oublier les injures de ces pauvres gens, mais je me souviendrai toujours de vous avoir eu pour défenseur (2).

 

          J’ai ouï dire que l’abbé Sabatier de Castres m’avait loué plus que je ne méritais dans une espèce de Dictionnaire (3) que je ne connais point, mais qu’il avait bien réparé son erreur dans un autre livre intitulé les Trois Siècles. On m’a assuré que dans ce livre il avait la cruauté de m’accuser d’avoir écrit contre des vérités respectables. Voici, monsieur, ma réponse à cet abbé.

 

          J’ai une analyse de Spinosa, faite par lui-même, écrite tout entière de sa main, et adressée à feu Helvétius. J’ai aussi plusieurs pièces de vers de sa façon. Je ne crois pas que, dans notre langue, il y ait de plus mauvais vers et de plus mauvaise prose que ces ouvrages de M. l’abbé Sabatier ; mais, en même temps, je puis vous assurer qu’il n’y a rien de plus effronté et de plus scandaleux.

 

          Voilà pourtant l’homme qu’on a choisi pour m’accuser, moi et mes amis, d’avoir des sentiments suspects. Je prévois qu’on sera forcé d’instruire ses protecteurs de la turpitude et de la scélératesse de ce personnage. Ils ont trop de vertu pour soutenir le crime, et trop de raison pour excuser ce crime, dénué de tous les talents. Il importe à la société de faire connaître des pervers qui n’ont rien d’utile ni d’agréable pour faire pardonner leurs iniquités. Il y a des âmes honnêtes et sensibles comme la vôtre qui prendront soin d’éclairer le public sur ces amas d’atrocités si plates et si dégoûtantes. C’est tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, en rendant hommage à votre vertu courageuse, qui a déjà confondu l’imposture.

 

 

1 – Epître à M. La Beaumelle, etc. (G.A.)

2 – Du Vernet avait publié des Réflexions au sujet des Lois de Minos. (G.A.)

3 – Dictionnaire de littérature, dans lequel on traite de tout ce qui a rapport à l’éloquence, à la poésie, et aux belles-lettres, 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***.

 

9 Auguste 1773 (1).

 

 

          On prétend que Linguet a fait de nouveaux ennemis à M. de Morangiés dans le parquet, dans le barreau et parmi les gens de lettres. Rien n’est plus triste et rien ne me fait plus trembler pour cette malheureuse affaire, qui va se juger définitivement. Je suis historien sincère ; vous qui l’êtes, aidez-moi. Je ne vois pas qu’il ait le moindre droit de se plaindre qu’on répète ses propres paroles, sans y faire aucune réflexion.

 

          M. Pigeon (2) serait bien plus en droit de se fâcher ; mais il faut préférer la vérité à tout. Cette vérité aura bien de la peine à gagner sa cause au parlement ; elle court grand risque d’être écrasée par les formes. Elle aura pour mortelle ennemie la prévention où l’on est contre Linguet. On dit qu’il va donner un nouveau mémoire ; il faut espérer qu’il prouvera dans cet écrit les choses qu’il a promis de prouver.

 

          Bonsoir, mon cher historiographe, qui ne dites pas tout ce que vous savez.

 

 

P.S. – Je pense qu’il faudrait imprimer sans délai ma Morangeade, telle que je vous l’envoie, en attendant la Lalliade (3), qui est annoncée dès la première ligne du procès Morangiés. Le mémoire de l’inspecteur Dupuits est sans réplique ; il n’y a que des raisons, et c’est ce qu’il faut. – Je vous embrasse bien tendrement. LE TRÈS VIEUX ET TRÈS MALADE. V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Lieutenant-général au baillage du Palais. (A. François.)

3 – Les Fragments sur l’Inde. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 13 Auguste 1773 (1).

 

 

          Je vous supplie instamment, monseigneur, de lire et de faire lire cet écrit sur cette affaire (2) qui me paraît intéresser la plus saine partie de l’Etat. Je m’en rapporte à votre jugement. J’ose même ajouter que voilà une de ces occasions où les pairs du royaume devraient rendre la justice.

 

          Souffrez que je vous représente encore qu’un des comptoirs de ma colonie a bientôt achevé la montre que vous avez permis qu’on vous envoyât pour les noces de madame la comtesse d’Artois. Ayez la bonté de me dire si vous voulez qu’on vous l’envoie. Je la ferai partir sous le couvert de M. le duc d’Aiguillon. Il est important pour ces pauvres artistes d’être sûrs de vos ordres pour ne se pas consumer en frais inutiles.

 

          Je vous réitère que vous pourriez faire l’acquisition de trois acteurs, que sûrement l’envie de vous plaire rendrait excellents, et peut-être un jour supérieurs à Lekain. Je suis consolé dans mes souffrances continuelles par l’espérance que vous avez bien voulu me donner de prendre sous votre protection Sophonisbe et les Lois de Minos. Je me console surtout par l’idée d’aller vous faire ma cour à Bordeaux, si vous y faites un voyage, et si je ne fais pas celui de l’autre monde.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’affaire Lally. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Ferney, 13 Auguste 1773.

 

 

          J’ai peur, madame, que vous ne vous intéressiez pas plus à nos Indiens qu’à la plupart de nos Welches. Vous m’avez mandé que vous aviez jeté votre bonnet par-dessus les moulins, mais il ne sera pas arrivé jusqu’à l’Inde. Pour moi, je vous l’avoue, je considère avec quelque curiosité un peuple à qui nous devons nos chiffres, notre trictrac, nos échecs, nos premiers principes de géométrie, et des fables qui sont devenues les nôtres ; car celle sur laquelle Milton a bâti son singulier poème est tirée d’un ancien livre indien, écrit il y a près de cinq mille ans.

 

          Vous sentez combien cela élargit notre sphère. Il me semble que, quand on rampe dans un petit coin de notre Occident, et quand on n’a que deux jours à vivre, c’est une consolation de laisser promener ses idées dans l’antiquité, et à six mille lieues de son trou.

 

          Cependant il se pourra très bien que la description des pays où le colonel Clive a pénétré plus loin qu’Alexandre ne vous amusera pas infiniment. Ce qui était si essentiel pour notre défunte compagnie des Indes sera peut-être pour vous très insipide. En tout cas, il ne tient qu’à vous de ne pas vous faire lire le commencement de cet ouvrage, et d’aller tout d’un coup aux aventures de ce pauvre Lally, à son procès criminel, à son arrêt et à son bâillon.

 

          Nous donnons de temps en temps à l’Europe de ces spectacles affreux qui nous feraient passer pour la nation la plus sauvage et la plus barbare, si d’ailleurs nous n’avions pas tant de droits à la réputation de l’espèce la plus frivole et la plus comique.

 

          J’ai un petit avertissement à vous donner sur cet envoi que je vous fais, c’est qu’il n’est pas sûr que vous le receviez. M. d’Ogny, qui a des bontés infinies pour ma colonie, et qui veut bien faire passer jusqu’à Constantinople et à Maroc les travaux de nos manufactures, m’a mandé qu’il ne voulait pas se charger d’une seule brochure pour Paris.

 

          Mon village de Ferney envoie tous les ans pour cinq cents mille francs de marchandises au bout du monde, et ne peut pas envoyer une pensée à Paris. Le commerce des idées est de contrebande.

 

          Je ne peux donc pas vous répondre, madame, que mes idées vous parviennent. Cependant c’est un ouvrage dans lequel il n’y a rien que de vrai et d’honnête. Le plus rude commis à la douane de l’entendement humain ne pourrait y trouver à retire. Je ne sais si nous ne devons pas cette rigueur qu’on exerce aujourd’hui contre tous les livres à messieurs les athées. Ils ont fort mal fait, à mon avis, de faire imprimer tant de sermons contre Dieu ; cette espèce de philosophie ne peut faire aucun bien, et peut faire beaucoup de mal. Notre terre est un temple de la Divinité. J’estime fort tous ceux qui veulent nettoyer ce temple de toutes les abominables ordures dont il est infecté ; mais je n’aime pas qu’on veuille renverser le temple de fond en comble.

 

          Je languis au milieu de souffrances continuelles, dans un petit coin de ce temple, et j’attends chaque jour le moment d’en sortir pour jamais. Vous n’avez perdu qu’un de vos sens, et je perds mes cinq.

 

          Je n’ai pu faire ma cour ni à madame de Brionne ni à madame la princesse de Craon, sa fille, quoiqu’elles soient toutes deux philosophes ; madame la duchesse de V…. l’est aussi. Une centaine d’êtres pensants de la première volée sont venus dans nos cantons. On prétend que tous les dieux se réfugièrent autrefois en Egypte ; ils se sont donné cette fois-ci rendez-vous en Suisse.

 

          Si vous aviez pu y venir, j’aurais été consolé. Je fais mille vœux pour vous, madame ; mais à quoi servent-ils ? Je vous suis attaché tendrement et inutilement. Nous sommes tous condamnés aux privations, suivies de la mort. Je l’attends sur mon fumier du mont Jura, et je vous souhaite du moins de la santé dans votre Saint-Joseph. Adieu, madame ; contre nature, bon cœur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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