CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 15

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à M. Bordes.

 

A Ferney, 14 Juillet 1773.

 

 

          Mon cher confrère, mon cher philosophe, il est bien triste pour votre belle ville de Lyon qu’il y ait de si mauvais acteurs sur un théâtre si magnifique. Adieu les beaux-arts dans le siècle où nous sommes. Nous avons des vernisseurs de carrosses, et pas un grand peintre ; cent faiseurs de doubles croches, et pas un musicien ; cent barbouilleurs de papier, et pas un bon écrivain. Les beaux jours de la France sont passés. Nous voilà comme l’Italie après le siècle des Médicis ; il faut prendre son mal en patience, et être tranquille sur nos ruines.

 

          Vous m’aviez mandé l’année passée que vous iriez à Chanteloup. Je ne sais si vous êtes encore dans le même dessein ; je suis bien fâché que Ferney ne soit pas sur la route ; je vous aurais dit :

 

Mecum una in sylvis imitabere Pana canendo.

 

VIRG., ecl. II.

 

          Conservez-moi une amitié qui peut seule me consoler de votre absence.

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 17 Juillet 1773 (1).

 

 

          Voici, monsieur, la seule médaille qui me reste ; il n’y en a jamais eu que douze (2) qui aient porté pour légende :

 

Il ôte aux nations le bandeau de l’erreur.

 

          Si vous pouviez m’en faire tirer deux ou trois douzaines, je les paierais bien volontiers. On m’en demande de tous les côtés. Il ne faut pas qu’il y en ait trop ; mais il est assez bon qu’il y en ait quelques-unes.

 

          Madame Denis est bien loin d’oublier madame Marin ; nous lui sommes tous deux très attachés.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Il s’agit de la médaille que l’électeur palatin avait fait faire et dont il fit changer la légende. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 19 Juillet 1773.

 

 

          C’est uniquement pour ne point fatiguer les yeux de mon héros que j’ai fait réimprimer quelques exemplaires de cette Sophonisbe de Mairet. J’y ai mis tout ce que je sais ; et ma petite palette n’a plus de couleurs pour repeindre ce tableau. Il se peut bien faire que les arts étant aujourd’hui perfectionnés, le public étant enthousiasmé des spectacles de M. Audinot et des comédiens de bois (1), se soucie fort peu de juger entre la Sophonisbe de Mairet et celle de Corneille ; mais il y a toujours un petit nombre d’honnêtes gens qui ont du goût et du bon sens, et qu’il ne faut pas absolument abandonner. Il est nécessaire qu’il y ait à la cour un homme qui empêche la prescription, et qui ne souffre pas que l’Europe se moque toujours de nous. Le seul vice du sujet, c’est que Massinisse, qui en est le héros, est toujours un peu avili, soit que les Romains lui ordonnent de quitter sa femme, étant vainqueur, soit qu’ils le prennent prisonnier dans un combat, soit qu’ils le désarment dans son propre palais. On a tâché de remédier à ce défaut essentiel en faisant de Massinisse un jeune héros emporté et imprudent, parce que tout se pardonne à la jeunesse ; mais on ne sait si on a réussi à corriger, par quelques beautés de détail, un vice si capital.

 

          Quoiqu’il en soit, il y a quelque apparence que Lekain fera beaucoup valoir le rôle de Massinisse. J’ignore à qui monseigneur donnera celui de Sophonisbe et celui de Scipion. La disette des héros et des héroïnes est fort grande.

 

          Je vous envoie quatre exemplaires sous le couvert de M. le duc d’Aiguillon. Vous en donnerez un à M. d’Argental, si vous voulez ; et, si vous voulez aussi, vous ne lui en donnerez pas, vous êtes le maître absolu.

 

          J’écris à Cramer, et je lui mande qu’il mette les autres exemplaires sous la clef ; c’est d’ailleurs une précaution assez inutile. La pièce est imprimée de l’année passée, et court tout le monde. Personne ne s’embarrassera de savoir s’il y a une édition nouvelle dans laquelle il y a quelques vers de changés. Nous sommes dans un temps où rien ne fait une grande sensation. Tous les objets, de quelque nature qu’ils soient, sont effacés les uns par les autres.

 

          Je vous ai toujours supplié, et je vous supplie encore, de vouloir bien ordonner qu’on représente les Lois de Minos dans les fêtes du mariage (2). Les comédiens avaient déjà appris cette pièce, et les lois de la comédie sont qu’on la représente. Je ne vous ai donc demandé, et je ne vous demande encore, que l’exécution littérale des lois de votre empire, soutenues de votre protection. Les Lois de Minos sont à moi, et la Sophonisbe est à Mairet. Les Lois de Minos forment un spectacle magnifique, et un contraste très pittoresque de Crétois civilisés, méchamment superstitieux, et de vertueux sauvages. Une fille dont on va faire le sacrifice est plus intéressante qu’une femme qui épouse son amant deux heures après la mort de son mari.

 

          La détestable édition que la mauvaise foi et le mauvais goût firent chez Valade me causa, je vous l’avoue, un extrême chagrin. On n’aime point à voir mutiler ses enfants. Je retirai cette pièce, qu’on allait représenter, et je vous conjurai d’avoir la bonté de ne la donner qu’au mois de novembre. J’ai toujours persisté dans cette idée et dans mes supplications. J’ai pensé que je pourrais même avoir le temps d’ôter quelques défauts à cet ouvrage, et de le rendre moins indigne d’être protégé par vous.

 

          J’ai imaginé encore que si les Lois de Minos et la Sophonisbe réussissaient, ce succès pourrait être un prétexte pour faire adoucir certaines lois (3) dont vous savez que je ne parle jamais. Il faudrait un peu plus de santé que je n’en ai pour profiter de l’abrogation de ces lois arbitraires.

 

          J’avais longtemps imaginé d’aller aux eaux de Barèges comme Lekain, quand vous seriez dans votre royaume ; et il n’y a pas loin de Barèges à Bordeaux : c’était là l’espérance dont je me berçais. Vos bontés me présentent une autre perspective (4) : je doute un peu de la réussite. Vous savez qu’il y a des gens opiniâtres sur les petites choses, et à qui le terme non est beaucoup plus familier dans de certaines occasions que le terme oui.

 

          Au reste, il me paraît que chacun s’en va tout le plus loin qu’il peut. Il y a, de compte fait, plus de soixante personnes de considération à Lausanne, venues toutes de votre pays, et on en attend encore. Pour moi, il y a vingt ans que je n’ai changé de lieu, et je n’en changerai jamais que pour vous.

 

          La Borde a fait exécuter à Ferney quelques morceaux de sa Pandore. Si tout le reste est aussi bon que ce que j’ai entendu, cet ouvrage aura un très grand succès. Le sujet n’est pas si funeste, puisque l’amour reste au genre humain ; et d’ailleurs, qu’importe le sujet, pourvu que la pièce plaise ? Le grand point, dans toutes ces fêtes, est d’éviter la fadeur de l’épithalame. Je devrais éviter la fadeur des longues et ennuyeuses lettres ; mais la consolation de m’entretenir avec mon héros, et de lui renouveler mon tendre respect, m’emporte toujours trop loin.

 

 

1 – Sur le boulevard du Temple. Depuis 1770, des enfants avaient remplacé les comédiens de bois. (G.A.)

2 – Du comte d’Artois. (G.A.)

3 – Son exil de Paris. (G.A.)

4 – Le retour à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Décembre 1773.

 

 

          J’ai attendu longtemps, mon cher ange, que cette édition de la Sophonisbe de Mairet fût finie, pour vous l’envoyer, et actuellement qu’elle est faite, je ne vous l’envoie pas. En voici la raison : le maître des jeux veut qu’on ne l’envoie qu’à lui seul ; il me dénonce expressément cette volonté despotique, et, si je suis réfractaire, la pièce ne sera pas jouée. Cela est fort plaisant, et si plaisant que vous tâcherez de n’en rien savoir.

 

          Il ne sera pas moins plaisant que vous lui disiez, quand vous le verrez, que j’ai refusé de vous donner l’ouvrage, et qu’il faut une lettre de cachet de sa part pour que vous l’ayez en votre possession, comme lorsque le roi fit saisir à Versailles toutes les Encyclopédies, et ne les rendit qu’aux gens qui avaient une bonne réputation.

 

          J’aurais dû commencer par vous remercier de votre négociation génoise ; mais l’aventure de Sophonisbe m’a paru si drôle, que je lui ai donné la préférence.

 

          M. de Spinola se trompe ou veut tromper sur une chose qui n’en vaut pas la peine. Le marquis Vial ou Viale est marchand et banqueroutier en son propre nom de marquis. C’est lui qui écrivit à mes artiste, c’est lui seul qui se chargea des effets à lui seul envoyés ; et, s’il a fait banqueroute avec quelques associés, il en est seul la véritable cause. M. de Spinola s’est encore trompé en vous disant que le marquis ne s’était point absenté ; le marquis est à Naples, et c’est notre ministre à Gênes qui me mande tout cela. C’est une affaire dans laquelle on ne peut agir ni par conciliation ni par la voie de l’autorité ; on ne peut y employer que la vertu de la résignation. J’exhorte à présent mes pauvres artistes à la patience, et je tâche de profiter moi-même de mon sermon dans plus d’une affaire. Ceux qui disent que la patience n’est que la vertu des ânes ont grand tort ; elle doit être, surtout à présent, la vertu des philosophes et de ceux qui aiment les bons vers.

 

          Vous savez que nous avons à présent à Lausanne la moitié de la France et la moitié de l’Allemagne. M. l’évêque de Noyon (1) est dans la maison qui m’a appartenu neuf ans.

 

Monsieur l’évêque de Noyon

Est à Lausanne en ma maison,

Avec d’honnêtes hérétiques.

Il en est très aimé, dit-on,

Ainsi que des bons catholiques.

Petits embryons frénétiques

De Loyola, de Saint-Médard,

Qui troublâtes longtemps la France,

Apprenez tous, quoique un peu tard,

A connaître la tolérance.

 

          Comment se porte madame d’Argental ? a-t-elle besoin de la vertu de la patience ? J’embrasse mon cher ange le plus tendrement du monde.

 

          Dieu veuille que l’homme a qui vous avez prêté la Crète n’ait point donné la chose à examiner à des gens qui auraient été effrayés de tout ce qui l’accompagne ! Mes notes, et certains petits traités subséquents, pourraient bien éveiller les Cerbères.

 

 

1 – Charles de Broglie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 21 Juillet (1).

 

 

          J’ai oublié, monseigneur, dans ma dernière lettre, de vous dire que les meilleurs artistes de ma colonie voulaient se rendre dignes de la protection que vous daignâtes leur accorder, il y a quelque temps. Il ne s’agira que d’une seule montre ; elle sera très belle et très bonne. Si vous voulez qu’elle soit ornée de diamants fins, elle le sera ; mais elle coûtera fort cher. Si vous voulez qu’elle soit ornée seulement de marcassites avec la chaîne de même, soit pour homme soit pour femme, ils disent que le prix ne pourra pas passer cinquante ou soixante louis.

 

          Voudriez-vous avoir la bonté de me donner vos ordres ? Vous serez servi un mois après la réception de votre lettre.

 

          Vous devez avoir reçu l’ouvrage (2) d’une autre manufacture qui ne coûtera rien au roi. Celle-là me tient plus à cœur que toutes les autres. On aime toujours son premier métier, et quoique j’aie détruit mon théâtre pour bâtir des maisons d’horlogers, j’aime toujours mieux des tragédies que des cadrans. Je pourrais me vanter à M. l’abbé Terray d’être un bon laboureur et de faire croître du blé dans des champs maudits, où il n’y avait pas même d’herbe depuis la création. Mais ma passion l’emporte sur tout cela ; je suis pour les vers ce qu’est La Borde pour la musique. Mon héros sait le pouvoir des passions, et il les excuse. Je lui demande donc son indulgence, en attendant que j’en aie une du pape in articulo mortis. Je le supplie d’être toujours un peu sensible au tendre respect du vieux bon homme V.

 

P.S. – Il est supplié de vouloir bien me dire s’il veut la chaîne de montre pour homme ou pour femme.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Les Lois de Minos. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé du Vernet.

 

A Ferney, 24 Juillet 1773 (1).

 

 

          J’ai toujours aimé M. de La Condamine. Je vous prie, monsieur l’abbé, de l’en assurer, et de le remercier de son Catéchisme (2). Vous pouvez aussi, monsieur, le bien assurer que je suis très fâché de savoir qu’il loge chez lui La Beaumelle, et qu’il donne à dîner à Fréron. Il y a de meilleures bonnes œuvres à faire. Ses vers ne sont pas d’un grand poète ; il n’en a jamais fait que pour s’amuser ; mais ses sentiments sont ceux d’un honnête homme. Je l’ai toujours connu pour être de la communion des gens de bien. Je n’aime ni La Beaumelle, ni Fréron, qui m’a affligé quelquefois, et qui souvent m’a fait rire. Mais je crois, monsieur, avec vous et votre ami M. de La Condamine, qu’il existe un Dieu rémunérateur et punisseur, et qui, s’il mêle des chenilles de nos vergers, rendra à mes ennemis selon leurs œuvres.

 

          Je vous renvoie, monsieur, le Chinois de M. de La Condamine. Un jeune homme de beaucoup de talent, que je possède dans ma chartreuse, s’est amusé à rajuster et à raccourcir les habits de cet honnête Chinois ; cela ne peut déplaire ni à Kien-Long, son empereur, ni à son père, l’arpenteur du zodiaque, que j’aime toujours, malgré Fréron, La Beaumelle, et autres grandes écrivains, qui font la gloire du règne de Louis XV.

 

 

1 – Cette lettre a toujours été classée par erreur à l’année 1774. Elle est de 1773. (G.A.)

2 – Pièce de vers de La Condamine. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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