CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
à M. le chevalier de Chastellux.
A Ferney, 7 Décembre 1772.
Monsieur, la première fois que je lus la Félicité publique, je fus frappé d’une lumière qui éclairait mes yeux, et qui devait brûler ceux des sots et des fanatiques ; mais je ne savais d’où venait cette lumière. J’ai su depuis que je l’aurais aisément reconnue, si j’avais jamais eu l’honneur de converser avec vous ; car on dit que vous parlez comme vous écrivez : mais je n’ai pas eu la félicité particulière de faire ma cour à l’illustre auteur de la Félicité publique.
Je chargeai de notes mon exemplaire, et c’est ce que je ne fais que quand le livre me charme et m’instruit. Je pris même la liberté de n’être pas quelquefois de l’avis de l’auteur. Par exemple, je disputais contre vous sur un demi-savant, très méchant homme, nommé Dutens, réfugié à présent en Angleterre, qui imprima, il y a cinq ans, un sot libelle atroce contre tous les philosophes, intitulé le Tocsin (1). Ce polisson prétend que les anciens avaient connu l’usage de la boussole, la gravitation, la route des comètes, l’aberration des étoiles, la machine pneumatique, la chimie, etc, etc.
Je disputais encore sur ce mot Jéhovah, que je croirais phénicien, et je ne regardais le patois hébraïque que comme un informe composé de syriaque, d’arabe, et de chaldéen.
Mais, en écrivant mes doutes sur ces misères, avec quel transport je remarquais tout ce qui peut élever l’âme, l’instruire, et la rendre meilleure ! comme je mettais bravo ! à la page cinquième du premier volume, à ces règnes cruellement héroïques, etc., et à salus guvernantium, et aux réflexions sur la cloaca magna, et sur mille traits d’une finesse de raison supérieure qui me faisait un plaisir extrême !
Je recherchais s’il n’y a en effet qu’un million d’esclaves chrétiens (2). Vous entendez les serfs de glèbe, et j’en trouvais plus de trois millions en Pologne, plus de dix en Russie, plus de six en Allemagne et en Hongrie. J’en trouvais encore en France, pour lesquels je plaide actuellement contre des moines-seigneurs.
J’observais que Jésus-Christ n’a jamais songé à parler d’adoucir l’esclavage ; et cependant combien de ses compatriotes étaient en servitude de son temps ! Je me souvenais qu’au commencement du siècle le ministère comptait, dans la généralité de Paris, dix mille têtes de prêtraille, habitués, moines, et nonnes. Il n’y a que dix mille priests en Angleterre. Je mettais madame de Vintimille à la place du cardinal de Fleury, page 152. Vous savez que ce pauvre homme fit tout malgré lui.
Enfin votre ouvrage, d’un bout à l’autre, me fait toujours penser. Tout ce que vous dites sur le christianisme est d’une sage hardiesse. Vous en usez avec les théologiens comme avec des fripons qu’un juge condamne sans leur dire des injures.
Quelle réflexion que celle-ci : « Ce n’est qu’à des peuples brutes qu’on peut donner telles lois qu’on veut ! »
Que vous jugez bien François Ier ! J’aurais voulu que vous eussiez dit un mot de certains barbares dont les uns assassinèrent Anne Dubourg, la maréchale d’Ancre, etc., et les autres le chevalier de La Barre, etc., en cérémonie.
Population, Guerre, chapitres excellents.
Je vous remercie de tout ce que vous avez dit ; je vous remercie de l’honneur que vous faites aux lettres et à la raison humaine. Je suis pénétré de celui que vous me faites en daignant m’envoyer votre ouvrage. Je suis bien vieux et bien malade, mais de telles lectures me rajeunissent.
Conservez-moi, monsieur, vos bontés, dont je sens tout le prix. Que n’êtes-vous quelquefois employé dans mon voisinage ! je me flatterais, avant de mourir, du bonheur de vous voir. Certes il se forme une grande révolution dans l’esprit humain. Vous mettez de belles colonnes à cet édifice nécessaire. J’ai l’honneur d’être avec respect, avec reconnaissance, avec enthousiasme, etc.
1 – Le Tocsin, ou Appel au bon sens, 1769. (G.A.)
2 – On ne parle, en cet endroit de l’ouvrage, que des esclaves noirs, et non pas des serfs, qu’on ne peut assimiler aux esclaves des anciens. (K.)
à M. Bertrand.
8 Décembre 1772.
Mon cher philosophe, l’état où je suis ne me permet pas de me montrer. Madame Denis a été attaqué d’une dyssenterie très dangereuse. Je suis beaucoup plus mal qu’elle. Dites à M. de Potocky (1) combien je suis indigne de sa visite. Il ne faut pas qu’il fasse comme Ulysse, qui, dans ses voyages, allait visiter les ombres. Je vous embrasse tendrement, et pour fort peu de temps. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Patriote polonais. (G.A.)
à M. d’Etallonde de Morival.
12 Décembre 1772.
Un vieux malade de quatre-vingts ans a reçu, monsieur, votre lettre du 23 de novembre, et sur-le-champ j’ai remercié le roi de Prusse de ce qu’il voulait bien penser à vous. J’ai pris la liberté de lui dire (1) combien vous méritez d’être avancé, et que sa gloire est intéressée à réparer les abominables injustices qu’on vous a faites en France. Le mot d’injustice même est trop faible ; je regarde cette atrocité comme un grand crime, et tous les hommes éclairés pensent comme moi.
Je suppose que vous m’avez écrit par la voix de M. Rey d’Amsterdam. Je me sers de la même voie pour vous répondre, et pour vous assurer que vous me serez toujours cher par votre malheur et par votre mérite. Permettez-moi de ne point signer, et reconnaissez-moi à mes sentiments.
1 – Le 8 décembre. (G.A.)
à M. Saurin.
A Ferney, 14 Décembre 1772.
Votre femme doit voir en vous
Le modèle des bons époux,
Le modèle des bons poètes :
Si les enfants que vous lui faites
De vos écrits ont la beauté,
Nul homme en sa postérité
Ne fut plus heureux que vous l’êtes.
Je prends la liberté d’abord d’embrasser madame votre femme, pour qui vous avez fait cette jolie épître qui est à la tête de cette jolie Anglomanie (1) : et puis je vous dirai que cette pièce est écrite d’un bout à l’autre comme il faut écrire, ce qui est très rare, qu’elle est étincelante de traits d’esprit que tant de gens cherchent, et qui sont chez vous si naturels.
Ensuite je vous dirai que dès que l’hiver est venu, les neiges me tuent, et qu’il faut alors que je reste au coin de mon feu, sans quoi je viendrais causer au coin du vôtre. Je suis toujours prêt l’été à faire un voyage à Paris, malgré l’abbé Mably et Fréron. Mais depuis l’impertinence que j’ai eue de faire de grands établissements dans un malheureux village au bout de la France, et de me ruiner à former une colonie d’artistes qui font entrer de l’argent dans le royaume, sans que le ministère m’en ait la moindre obligation, la nécessité où je me suis mis de veiller continuellement sur ma colonie ne me permet pas de m’absenter l’été plus que l’hiver. J’ajoute à ces raisons que j’ai bientôt quatre-vingts ans, que je suis très malade, et qu’il ne faut pas, à cet âge, risquer d’aller faire une scène à Paris, et d’y mourir ridiculement ; car je ne voudrais mourir ni comme Maupertuis ni comme Boindin.
Inter utrumque tene, medio tutissimus ibis.
OV., Métam, liv. III.
J’ai toujours sur le cœur la belle tracasserie que m’a faite ce M. Le Roi (2) sur le livre de l’Esprit. Vous savez que j’aimais l’auteur ; vous savez que je fus le seul qui osai m’élever contre ses juges, et les traiter d’injustes et d’extravagants, comme ils le méritaient assurément. Mais vous savez aussi que je n’approuvai point cet ouvrage, que Duclos lui avait fait faire, et que, lorsque vous me demandâtes ce que j’en pensais, je ne vous répondis rien.
Il y a des traits ingénieux dans ce livre ; il y a des choses lumineuses, et souvent de l’imagination dans l’expression ; mais j’ai été révolté de ce qu’il dit sur l’amitié. J’ai été indigné de voir Marcel (3) cité (4) dans un livre sur l’Entendement humain, et d’y lire que Lecouvreur et Ninon ont eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon (5). Le système que tous les hommes sont nés avec les mêmes talents est d’un ridicule extrême. Je n’ai pu souffrir un chapitre intitulé De la Probité par rapport à l’Univers (6). J’ai vu avec chagrin une infinité de citations puériles ou fausses, et presque partout une affectation qui m’a prodigieusement déplu. Mais je ne considérai alors que ce qu’il y avait de bon dans son livre, et l’infâme persécution qu’on lui faisait. Je pris son parti hautement, et quand il a fallu depuis analyser son livre, je l’ai critiqué très doucement (7).
Vous avez l’esprit trop juste et trop éclairé pour ne pas sentir que j’ai raison. S’il se pouvait, contre toute apparence, que j’eusse le bonheur de vous voir encore, nous parlerions de tout cela en philosophes, en aimant passionnément la mémoire de l’homme aimable dont nous voyons vous et moi les petites erreurs.
Adieu, mon cher philosophe, mais philosophe avec de l’esprit et du génie, philosophe avec de la sensibilité. Je vous aime véritablement pour le peu de temps que j’ai encore à ramper dans un coin de ce globule.
1 – C’est sous ce titre qu’on venait de reprendre l’Orpheline léguée, jouée, pour la première fois, en 1765. (G.A.)
2 – Auteur des Réflexions sur la jalousie. (G.A.)
3 – Marcel, maître à danser. (G.A.)
4 – De l’Esprit, discours II, chap. I. – (5) Ibid. – (6) Ibid., chap. XXV. (G.A.)
7 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article QUISQUIS, RAMUS. (G.A.)
à M. Marin.
14 Décembre 1772 (1).
Vous avez raison, mon cher correspondant, de me dire que vous m’envoyez une espèce de livre ; c’est même une espèce de bibliothèque c’est une souscription pour la langue primitive et universelle (2) qui contiendra en plusieurs volumes in-folio tous les dictionnaires des langues qu’on a parlées et qu’on parle, pour revenir ensuite au grand dictionnaire de la langue primitive que tous les hommes doivent parler après quoi, nous ferons des tragédies et des comédies dans cette belle langue.
En attendant, je vous supplie dans la mienne de vouloir bien faire parvenir ma lettre à M. Saurin.
Est-il vrai que La Baumelle est hors de Paris ? Vous ne savez peut-être pas s’il y a été.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Monde primiti de Court de Gebelin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Décembre 1772 (1).
Mon cher ange, il faut que je vous dise que les deux polissons nommés Blancardi (2) sont à Lyon. Ils m’ont écrit un volume prodigieusement fou et absurde ; ils prétendent que M. le marquis de Felino a été obligé de leur envoyer de l’argent. C’est le malheur de ma position sur le chemin d’Italie, d’Allemagne, de Savoie et de Suisse, d’être continuellement exposé à recevoir de tels chevaliers errants et d’industrie. J’ai beau m’en débarrasser autant que je le puis ; si on les chasse par la porte, ils rentrent par la cheminée.
Je fais toujours des réflexions profondes sur la Crète ; je vois que je joue mon argent comptant contre des fiches, mais, après tout, cet argent comptant n’est que de la fumée. C’est la fumée de la gloire, dit-on ; d’accord. Mais on dit aussi que les sifflets font plus de peine que les battements de mains ne font de plaisir. On dit que, si cela est joué froidement, me voilà honni sans rémission, que nos seigneurs du tripot n’ont pas encore commencé une seule répétition, qu’ils se soucient fort peu de faire valoir une pièce nouvelle.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 8 juillet. (G.A.)