CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 5
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à M. Marin.
11 Mars 1772 (1).
Je vous écris bien rarement, mon cher ami ; que pourrait vous mander un vieillard aveugle, un blaireau des Alpes, un solitaire enfoncé dans les neiges ? Que pourrait-il dire à celui qui deux fois par semaine nous instruit des affaires de l’Europe (2) ? Je vous aime de loin dans mon trou, et je me tais.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire rendre cette lettre à M. de La Harpe ? Conservez-moi toujours un peu d’amitié ; la mienne pour vous ne finira qu’avec ma vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Marin rédigeait la Gazette de France depuis le mois d’août 1771. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
16 Mars 1772.
J’ai montré au jeune avocat la lettre du 9 mars, qui est bien plus pour lui que pour moi. Il est bien difficile de le guérir de la prévention où il est que sa pièce ne sera que du réchauffé ; et je l’ai vu tout prêt à quitter la poésie, ainsi que le barreau. Je l’ai ranimé autant que je l’ai pu ; mais je n’ai rien eu à lui dire sur la reconnaissance et l’attachement qu’il a pour le quatuor. Il m’a paru de ce côté-là beaucoup plus parfait que sa pièce.
J’ai tiré de lui quelques changements à la fin du second acte : je vous les envoie. Ces corrections me paraissent nécessaires : le dialogue est plus pressé et plus vif ; l’aristocratie des Crétois me semble bien mieux développée. Je vous supplie donc, avec lui, de faire porter ces changements sur la pièce que vous avez.
Madame Denis a examiné la pièce avec les yeux les plus sévères ; elle pense fermement qu’elle vaut mieux que tous les plaidoyers de nos avocats ; elle dit qu’il est bien à désirer qu’on la joue immédiatement après Pâque, pour des raisons qui sont fort bonnes, et que je ne puis détailler ici.
Je n’ai point reçu le bon Bourru (1) du bon Goldoni. Je l’ai acheté. Cette comédie m’a paru infiniment agréable. C’est une époque dans la littérature française qu’une comédie du bon ton faite par un étranger.
Je suis enchanté de l’approbation du duc d’Albe (2). Ma colonie est à vos pieds, et vous remercie de vos bontés. Je me joins à elle et à notre jeune avocat pour vous dire que, si j’avais un peu de santé, nous viendrions tous faire nos pâques dans votre paroisse.
1 – Le Bourru bienfaisant, comédie jouée le 4 novembre1771. (G.A.)
2 – Le duc de Choiseul. (K.)
à M. le comte d’Argental.
20 Mars 1772.
Mes divins anges, si cette lettre du pays des neiges parvient jusqu’à vous, si, parmi les sottises de Paris, vous daignez vous intéressez un peu aux sottises de la Crète, vous saurez que le jeune avocat Duroncel est toujours reconnaissant, comme il doit l’être, des bontés du quatuor. Il lui est venu un petit scrupule qu’il m’a confié, et sur lequel je vous consulte. Il a peur que Teucer ayant paru déterminé, dès le second acte, à étendre son autorité trop bornée, et à ne pas souffrir le sacrifice d’Astérie, ne paraisse se démentir au troisième acte, lorsque la violence de Datame a changé la situation des affaires. Il craint qu’on ne reproche à Teucer de changer trop aisément ; il prétend que Teucer ne saurait trop insister sur les raisons qui le forcent à souffrir le supplice d’Astérie, contre lequel il s’était déclaré d’abord si hautement.
Cet avocat ne plaide que pour vous plaire ; il craint même que son factum ne paraisse à l’audience des comédiens. Il est toujours dans l’idée que ces messieurs n’ont ni goût, ni sentiment, ni raison qu’ils ne se connaissent pas plus en tragédies que les libraires en livres, et qu’en tout ils sont aussi mauvais juges que mauvais acteurs ; qu’enfin il est honteux de subir leur jugement, et plus honteux d’en être condamné. C’est à vous de juger de ces moyens que mon avocat emploie ; je ne puis lui donner de conseils, moi qui suis absent de Paris depuis vingt-quatre ans, et qui ne suis au fait de rien.
On a dit d’étranges nouvelles d’un autre tripot (1) plus respectable. Je ne sais si on me trompe ; mais on m’assure que tout va changer : je ne crois que vous en vers et en prose.
Je me mets à l’ombre de vos ailes. Si cette facétie vous a amusés un peu, je me tiens très content.
1 – La cour. (G.A.)
à M. de La Croix.
A Ferney, 22 mars 1772.
Vous pardonnerez, monsieur, à un vieux malade de ne vous avoir pas remercié plus tôt. J’ai connu autrefois plusieurs auteurs du Spectateur anglais ; vous me paraissez avoir hérité de Steele et d’Addison. Pour moi, je ne puis plus être ni spectateur ni même auditeur. Je perds insensiblement la vue et l’ouïe, et je me prépare à faire le voyage du pays dont personne ne revient, où les uns disent que tout est sourd et aveugle, et où les autres prétendent que l’on voit et que l’on entend les plus belles choses du monde ; mais tant que je resterai dans ce pays-ci, et que mes yeux verront un reste de lumière, je lirai votre ouvrage avec autant d’estime que de reconnaissance. J’ai l’honneur d’être bien sincèrement, monsieur, votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. l’abbé du Vernet.
A Ferney, 23 Mars 1772.
Le vieux malade de Ferney, monsieur, vous renouvelle ses remerciements et sa protestation bien sincère qu’il n’a jamais lu ni ne lira le libelle diffamatoire de La Beaumelle et de l’abbé Sabatier (1). Il y a plus de quatre cents libelles de cette espèce. La vie est courte, et le peu de temps qui me reste doit être mieux employé. Il est juste, monsieur, que vous, qui voulez bien être mon avocat, vous lisiez les pièces du procès ; mais, pour moi, qui ai presque perdu la vue, il faut que je remette entièrement ma cause entre vos mains, et que je m’en rapporte à votre éloquence et à votre sagesse.
A l’égard du procès que poursuit M. Christin, et qui est assurément plus considérable, il espère faire rendre justice à ses clients (2) par le parlement de Besançon, auquel l’affaire a été renvoyée.
Je n’ai point donné ma médaille à Grasset ; il y a environ dix-huit ans que je n’ai vu cet homme ; je ne lui ai jamais écrit (3), j’ai tiré d’un état bien triste son frère, qui est chargé d’une nombreuse famille à Genève. Ces deux frères ont pu imprimer mes sottises ; m’imprime qui veut, et me lit qui peut.
Vous me demandez les pièces de vers qu’on a faites à mon honneur et gloire ; je conserve peu de ces pièces fugitives. Si j’en ai quelques-unes, elles sont confondues dans des tas immenses de papiers, que ma santé délabrée et mes fluxions sur les yeux ne me permettent guère de débrouiller. Je tâcherai de vous satisfaire ; mais vous savez que les louanges des amis persuadent moins le public que les satires des ennemis. J’aurais beau étaler cent certificats, comme l’apothicaire Arnoult et le sieur Le Lièvre, cela ne servirait de rien.
Puisque vous êtes l’enchanteur qui daigne écrire la vie du Don Quichotte des Alpes qui s’est battu si longtemps contre des moulins à vent, il faut vous fournir les pièces nécessaires en original. M. Durey de Morsan, frère de madame la première présidente (4), a l’extrême bonté de se donner cette peine ; c’est un homme de lettres fort instruit. Si on lui reproche quelques fautes de jeunesse, il les répare aujourd’hui par la conduite la plus sage. Je le possède à Ferney depuis quelque temps. Il faut qu’il soit bien bon, car la besogne qu’il a entreprise n’est point amusante et sera fort longue ; mais il paraît que vous avez encore plus de bonté que lui (5). Agréez, monsieur, tous les sentiments que vous doit la reconnaissance de votre très humble, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Les Trois Siècles de la littérature française. (G.A.)
2 – Les serfs de Saint-Claude. (G.A.)
3 – Voltaire lui avait écrit en 1755. On lit encore sur une copie de cette lettre : « … Grasset, qui est actuellement à Paris. Vous pouvez savoir de lui l’aventure de la Pucelle. Je me souviens très bien que, au sujet d’une Pucelle ordurière, il me mit dans une grande colère aux Délices, et que je le fis mettre en prison à Genève… » (G.A.)
4 – Bertier de Sauvigny, intendant de Paris, était aussi premier président du parlement de Paris établi par Maupeou. (G.A.)
5 – On lit en outre sur la copie dont j’ai parlé : « M. Christin, qui m’est fort attaché, doit dans peu se rendre à Paris… Malgré mes fluxions sur les yeux, j’aime à me flatter, et je ne désespère pas de le charger d’un petit paquet pour vous… M. Christin est un avocat philosophe qui va plaider au tribunal du roi la cause de trente mille malheureux esclaves du chapitre de Saint-Claude, et qui béniront tous ceux qui ont contribué à leur rendre la liberté. » (G.A.)
à M. Vasselier.
A Ferney, 23 Mars (1).
Je reçois votre lettre, mon cher correspondant, et celle de M. de Jonval. Je suis affligé de lui être inutile ; ma colonie m’a ruiné, et j’ai grand’peur qu’elle ne se ruine elle-même.
Il me vient une idée ; peut-être M. Duroncel serait-il homme à lui céder les Lois, sur lesquelles il a écrit. On pourrait exiger en sa faveur une petite rétribution du libraire, en cas que l’ouvrage se vendît bien. Et, dans cette supposition, il pourrait le faire jouer à Paris et avoir une partie des représentations à son profit. Tout cela me paraît assez difficile à arranger ; car probablement il faudrait qu’il sollicitât les premiers gentilshommes de la chambre pour faire représenter cet ouvrage. Il faudrait encore qu’il allât à Paris ; mais je ne pourrais me mêler en rien de cette affaire. Je crains toujours d’être compromis avec les gens de lettres. Si vous aimez M. de Jonval, voyez, mon cher ami, ce que vous pouvez faire en sa faveur, et mandez-le-moi. Je recommande l’incluse à vos bontés.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 24 Mars 1772.
Je vous écris, madame, malgré le pitoyable état où mon grand âge, ma mauvaise santé, et le climat dur où je me suis confiné, ont réduit mon corps et mon âme. Un officier suisse, qui part dans le moment, veut bien se charger de ma lettre. Songez que vous m’aviez mandé que vous alliez chez votre grand’maman, il y a près de six mois ; j’ai cru toujours que vous y étiez. J’apprends que vous êtes à Paris. Vous m’aviez promis de me mettre aux pieds de votre grand’maman et de son mari.
Je vous dis très sincèrement que je mourrai bientôt, mais que je mourrai de douleur si votre grand’maman et son très respectable mari pouvaient soupçonner un moment que mon cœur n’est pas entièrement à eux. Je l’ai déclaré très nettement à un homme considérable qui ne passe pas pour être de leurs amis. Je ne demande rien à personne, je n’attends rien de personne. Je repasse dans ma mémoire toutes les bontés dont votre grand’maman et son mari m’ont comblé ; j’en parle tous les jours ; elles font encore la consolation de ma vie.
J’ai autant d’horreur pour l’ingratitude que pour les assassins du chevalier de La Barre, et pour des bourgeois insolents qui voulaient être nos tyrans. J’ai manifesté hautement tous ces sentiments je ne me suis démenti en rien, et je ne me démentirai certainement pas ; je n’ai d’autre prétention dans ce monde que de satisfaire mon cœur. Je suis votre plus ancien ami ; vous vous êtes souvenues de moi dans ma retraite ; votre commerce de lettres, la franchise de votre caractère, la beauté de votre esprit et de votre imagination, m’ont enchanté. Mon amitié n’est point exigeante ; mais vous lui devez quelque chose ; vous lui devez de me faire connaître aux deux personnes respectables qui ne me connaissent pas. Je ne leur écris point, parce qu’on m’a dit qu’ils ne voulaient pas qu’on leur écrivît, et que d’ailleurs je ne sais comment m’y prendre ; mais vous avez des moyens, et vous pouvez vous en servir pour leur faire passer le contenu de ma lettre. Je vous en conjure, madame, par tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde, par l’amitié. Il m’est aussi impossible de les oublier que de ne pas vous aimer.
Je vous souhaite toutes les consolations qui peuvent vous rendre la vie supportable. Je voudrais être avec vous à Saint-Joseph (1), dans l’appartement de Formont. J’y viendrais, si je pouvais m’arracher à mes travaux de toute espèce, et à une partie de ma famille, qui est avec moi. Consolez-moi d’être loin de vous en faisant hardiment ce que je vous demande. Soyez bien persuadée, madame, que vous n’avez pas dans ce monde un homme plus attaché que moi, plus sensible à votre mérite, plus enthousiaste de vous, de votre grand’maman, et de son mari.
1 – Communauté où madame du Deffant habitait. (G.A.)