CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 4
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à M. le comte d’Argental.
2 Mars 1772.
Messieurs du quatuor, j’ai montré au jeune avocat Duroncel (1) les pouilles que vous lui chantez. Voici comment il a plaidé sa cause, et mot pour mot ce qu’il m’a répondu :
« Je suis très occupé dans ma province, et il me serait impossible d’être témoin à Paris de l’histrionage en question. Mon seul plaisir serait de contribuer deux ou trois fois à l’amusement de messieurs du quatuor à qui vous êtes si justement attaché ; mais cela devient absolument impossible. On doit jouer le mercredi des Cendres la pièce de M. Le Blanc (2), qui traite précisément le même sujet. Voici ce qu’un connaisseur qui a vu cette tragédie m’en écrit :
Le sujet en est beau ; c’est l’abolition des sacrifices humains dont nos ancêtres se rendaient coupables. On la jouera le mercredi des Cendres ; et, en attendant mieux, nous aurons le plaisir de voir sur le théâtre un peuple détrompé qui chasse ses prêtres, et brise des autels arrosés de son sang. Je vous enverrai cette pièce aussitôt qu’elle sera imprimée. L’auteur, M. Le Blanc, est un véritable philosophe, un brave ennemi des préjugés de toute espèce et des tyrans de toutes les robes ; et, ce qui est bien plus nécessaire pour écrire une tragédie, il est vraiment poète.
Il ne me reste donc d’autre parti à prendre que celui de me joindre à M. Le Blanc, de montrer que je ne suis point son plagiaire, et que deux citoyens, sans s’être rien communiqué, ont plaidé, chacun de leur côté, la cause du genre humain. Je regarde le supplice des citoyens qui furent immolés à Thorn en 1724, à la sollicitation des jésuites, la mort affreuse du chevalier de La Barre, la Saint-Barthélemy, et les arrêts de l’inquisition, comme de véritables sacrifices de sang humain ; et c’est ce que je me propose de faire entendre dans une préface et dans des notes, d’une manière qui ne pourra choquer personne. Voilà le seul but que je me propose dans mon ouvrage. Je l’aurais livré de tout mon cœur aux comédiens de Paris, si je ne me voyais prévenu ; mais ils n’accepteraient pas à la fois deux pièces sur le même sujet. Le réchauffé n’est jamais rien reçu ; et vous savez d’ailleurs combien de gens s’ameuteraient pour faire tomber mon ouvrage. Je me pique seulement d’écrire en français ; c’est un devoir indispensable que tout le monde a négligé depuis Racine. On m’assure que M. Le Blanc a rempli ce devoir indispensable pour quiconque veut être lu des gens de goût.
Je suis fâché que vous ayez envoyé déjà ma tragédie à messieurs du quatuor, je ne la trouve pas digne d’eux. »
Voilà messieurs, mot pour mot, ce que m’a dit ce jeune homme, et je vous avoue que je n’ai pas eu le courage de lui rien répliquer. J’ai trouvé qu’il avait raison en tout, et j’ose croire que vous penserez comme moi. Si la pièce de M. Duroncel vaut quelque chose, vous serez bien aises que le petit nombre de connaisseurs qui restent encore à Paris voir à la fois deux ouvrages sur un objet si intéressant.
Quant aux autres dont M. de Thibouville parle, ce sera l’affaire de M. le maréchal de Richelieu quand il sera d’année, et quand il y aura des acteurs ; j’ajoute encore quand les temps seront plus favorables, et quand les cabales seront un peu apaisées.
Pour réussir en France, il faut prendre son temps.
Epître au roi de la Chine.
Vous savez comme on a voulu, pendant vingt ans, étouffer la Henriade, et ce que toutes mes tragédies ont essuyé de contradictions. On doit tâcher de bien faire, et se résigner.
Je ne suis fait que pour les pays étrangers. La Henriade ne fut bien reçue qu’en Angleterre. Crébillon empêcha Mahomet d’être joué. C’est madame Necker, née en Suisse, qui m’a fait un honneur (3) que je ne méritais pas. Ce sont aujourd’hui les rois de Suède, de Danemark, de Prusse, de Pologne, et l’impératrice de Russie, qui me protègent. Nul n’est prophète en son pays.
1 – Pseudonyme de Voltaire pour les Lois de Minos. (G.A.)
2 – Les Druides. (G.A.)
3 – D’ouvrir une souscription pour lui élever une statue. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
Ferney.
Mon jeune candidat est venu chez moi tout effaré : On va jouer, m’a-t-il dit, les Druides d’un illustre auteur de Paris, nommé M. l’abbé Le Blanc (1), qui a déjà donné un Mogol avec beaucoup de succès. Ces Druides sont précisément la même chose que mes Crétois : ils veulent immoler une jeune fille, on les en empêche. Je me vois dans la douloureuse nécessité d’imprimer ma pièce avant que celle de M. l’abbé Le Blanc soit jouée. Mon pauvre jeune homme m’a assuré qu’il avait fondé de grandes espérances sur son île de Candie (2). Il est fort affligé ; je l’ai consolé comme j’ai pu ; mais, au fond, je ne vois pas qu’il ait d’autre parti à prendre. Je lui ferai part des conseils que vous voudrez bien lui donner. Comme je ne connais point Paris, et que tout est changé depuis environ vingt-quatre ans que j’ai passé par cette ville, je ne puis lui rien dire sur le parti qu’il doit prendre. Mes respects au quatuor.
1 – Qu’il ne faut pas confondre avec Le Blanc, auteur d’Abensaïd. (G.A.)
2 – Les Lois de Minos. (G.A.)
à M. Vasselier.
A Ferney, 2 mars 1772.
Je ne plains, mon cher correspondant, ni le conseiller qui s’est pendu (1), ni celui qui n’a pris conseil de personne ; ils ont tous deux suivi leur goût. Je plains ceux qu’on empoisonne avec du vert-de-gris, parce que ce n’était pas leur intention.
Je vous confie qu’un jeune avocat, nommé M. Duroncel, m’a remis un manuscrit fort singulier dont vous pourriez gratifier votre protégé Rosset (2). Il obtiendrait certainement une permission sans difficulté, et je puis vous assurer que cela lui vaudrait quelque argent. J’ai eu beaucoup de peine à engager M. Duroncel à donner la préférence à Lyon sur Genève. Ce que M. Duroncel vous demande surtout, c’est le plus profond secret ; il n’en faut parler ni à votre père ni à votre maîtresse ; je suis sûr de votre confesseur.
1 – Duval, exilé à Montargis. (G.A.)
2 – Libraire à Lyon. (G.A.)
à M. l’abbé du Vernet.
A Ferney, le 4 Mars 1772.
Il faut, monsieur, que chacun fasse son testament ; mais vous vous doutez bien que celui qu’on m’impute n’est point mon ouvrage. L’Ancien et le Nouveau Testament ont fait dire assez de sottises sans que j’y ajoute le mien. Mes prétendues dernières volontés sont d’un avocat de Paris, nommé Marchand (1), qui fait rire quelquefois par ses plaisanteries. J’espère que mon vrai testament sera plus honnête et plus sage. Le malheur est qu’après avoir été esclave toute sa vie, il faut l’être encore après sa mort. Personne ne peut être enterré comme il voudrait l’être : ceux qui seraient bien aises d’être dans une urne, sur la cheminée d’un ami, sont obligés de pourrir dans un cimetière ou dans quelque chose d’équivalent , ceux qui auraient envie de mourir dans la communion de Marc-Aurèle, d’Epictète et de Cicéron, sont obligés de mourir dans celle de Luther, s’ils meurent à Upsal, et d’aller dans l’autre monde avec de l’huile d’un patriarche grec, si la fièvre les prend dans la Morée. J’avoue que, depuis quelque temps, on meurt plus commodément qu’autrefois dans le petit pays que j’habite. La liberté de penser s’y établit insensiblement comme en Angleterre. Il y a des gens qui m’accusent de ce changement : je voudrais avoir mérité ce reproche depuis Constantinople jusqu’à la Dalécarlie. Il est ridicule de troubler les vivants et les morts : chacun, ce me semble, doit disposer de son corps et de son âme à sa fantaisie ; le grand point est de ne jamais molester le corps ni l’âme de son prochain ; notre consolation, après la mort, est que nous ne saurons rien de la manière dont on nous aura traités. Nous avons été baptisés sans en rien savoir ; nous serons inhumés de même. Le mieux serait peut-être de n’avoir jamais reçu cette vie dont on se plaint si souvent, et qu’on aime toujours. Mais rien n’a dépendu de nous nous sommes attachés, comme dit Horace, avec les gros clous de la Nécessité .
1 – Voyez, dans le Dictionnaire Philosophique, l’article PHILOSOPHE, sec. II. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, le 9 Mars 1772.
Vous me faites un très beau présent, mon cher ami. Vous rendez un grand service aux lettres, en faisant connaître Pindare (1). Votre traduction est noble et élégante, vos notes très instructives. Je vous avoue que j’ai de la peine à m’accoutumer à voir ce Pindare couper si souvent ses mots en deux, mettre une moitié du mot à la fin d’un vers, et l’autre moitié au commencement du vers suivant.
Je sais bien que vous me direz que c’est en faveur de la musique ; mais je ne suis pas moins étonné de voir, dès la première strophe :
ὃς τοῦτ᾽ ἐφέπεις ὄρος, εὐκάρποιο γαίας
μέτωπον, τοῦ μὲν ἐπωνυμίαν
PYTH. I
Voudriez-vous mettre, dans un opéra :
Lyre d’or d’Apollon, et des cheveux violets ?
Que dites-vous de
κλεινὸς οἰκιστὴρ ἐκύδανεν πόλιν
PYTH. I
Le fils de Latone ?
On aurait pu, ce me semble, faire de la musique grecque sans cette étrange bigarrure. Les odes d’Anacréon étaient chantées, et Anacréon ne s’avisa jamais de couper ainsi les mots en deux.
On prétend aussi que les rapsodes chantaient les vers d’Homère, et il n’y a pas un seul vers d’Homère taillé comme ceux de Pindare.
Ce qui me paraît bien étrange, c’est de voir dans Horace :
Jove non probante uxorius amnis.
Lib. I, od. II.
Jupiter condamnait le courroux du
Fleuve amant de sa femme.
Il se donne souvent cette licence. Il n’y a pas moyen de réprouver une méthode qu’Horace adoptait. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les Français se moqueraient de nous si nous prenions la liberté que Pindare et Horace ont prise. Passe pour Chapelle qui écrit au courant de la plume :
A cet agréable repas
Petit-Val ne se trouva pas.
Et sais-tu bien pourquoi ? c’est parce
Qu’il est toujours avec sa garce (2)
Au reste, je doute fort qu’on ait chanté toutes les odes d’Horace. Croyez-vous que les dames romaines et les hommes du bon ton eussent goûté un grand plaisir à chanter à table cette chanson : Persiscos odi, que Dacier a traduite ainsi :
« Laquais, je ne suis point pour la magnificence des Perses. Je ne puis même souffrir les couronnes qui sont pliées avec de petites bandelettes de tilleul. Cesse donc de t’informer où tu pourras trouver des roses tardives. Je ne demande que des couronnes de simple myrte, sans que tu y fasses d’autre façon. Le myrte sied bien à un laquais comme toi ; et il ne me sied pas mal lorsque je bois sous l’épaisseur d’une treille. »
Je doute encore que la bonne compagnie de Rome ait répété en chorus les horreurs qu’Horace reproche à la sorcière Canidie et à quelques autres vieilles.
Plusieurs savants prétendent que les trois quarts des odes d’Horace n’étaient point faites pour la musique. Mais enfin ode signifie chanson ; et qu’est-ce qu’une chanson qu’on ne peut chanter ? On nous dit que c’est ainsi qu’on en use dans toute l’Europe : on y fait des stances rimées qui ne se chantent jamais : aussi les amateurs de la musique répondent que c’est un reste de barbarie.
L’abbé Terrasson demandait sur quel air Moïse avait mis son fameux cantique au sortir de la mer Rouge : Chantons un hymne au Seigneur, qui s’est manifesté glorieusement.
Il faut que je vous fasse une petite querelle sur votre discours préliminaire, qui me paraît excellent. Vous appelez Cowley le Pindare anglais ; vous lui faites bien de l’honneur : c’était un poète sans harmonie, qui cherchait à mettre de l’esprit partout. Le vrai Pindare est Dryden, auteur de cette belle ode intitulée la Fête d’Alexandre, ou Alexandre et Timothée. Cette ode, mise en musique par Purcell (si je ne me trompe), passe en Angleterre pour le chef-d’œuvre de la poésie la plus sublime et la plus variée ; et je vous avoue que, comme je sais mieux l’anglais que le grec, j’aime cent fois mieux cette ode que tout Pindare.
C’est assez blasphémer contre le premier violon du roi de Sicile Hiéron. Je voudrais bien savoir seulement si on chantait ses odes en partie. Il est très probable que les Grecs connaissaient cette harmonie que nous leur nions avec beaucoup d’impudence. Platon le dit expressément, et en termes formels : pardon de faire avec vous le savant.
D’un certain magister le rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs, etc.
LA FONT., liv. IX, fab. VIII.
Gardez-vous bien de me prendre pour un Grec sur tout ce que je vous dis là, car je suis l’homme du monde le moins Grec. Je devine seulement que vous devez avoir eu une peine extrême à rendre en prose agréable et coulante votre sublime chantre des cochers grecs et des combats à coups de poing.
Je ne connais point les vers de Clément (3), ni ne les veux connaître. Je suis émerveillé qu’un pareil petit gredin, qui n’a jamais rien fait qu’une détestable tragédie (4), refusée par les comédiens, se soit avisé d’insulter MM. de Saint-Lambert, Watelet, Delille, et tutti quanti, avec autant de suffisance que d’insuffisance, Marsyas n’en avait pas tant fait quand Apollon l’écorcha. Il faut que ce polisson soit un bâtard de Fréron, comme Fréron est un bâtard de Desfontaines.
Adieu, mon cher ami ; il faut qu’après avoir prêté des grâces, de l’ordre, de la clarté à votre inintelligible et boursouflé Thébain qu’on dit sublime, vous vous remettiez à faire quelque tragédie ou quelque opéra français. Notre langue a autant de vogue qu’en avait autrefois la langue grecque. On parle français dans tout le Nord, où les Grecs étaient inconnus. Ranimez un peu nos muses qui languissent en plus d’un genre ; soutenez notre honneur, qui se recommande à vous. Je vous embrasse avec la plus tendre et la plus constante amitié. Madame Denis se joint à moi.
1 – Odes pythiques de Pindare en français, avec des remarques et un discours préliminaire sur le genre. (G.A.)
2 – Epître au marquis de Jonsac. (G.A.)
3 – Médée. (G.A.)