CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
5 Février 1772.
Ce jeune homme, mes chers anges, quoi qu’on die, est un fort bon garçon ; et, quoiqu’il se soit égayé quelquefois aux dépens des Nonnotte, des Fréron, et des Patouillet, il a un fonds de raison et de justice qui me fait toujours plaisir.
Ce jeune Crétois était donc avec moi, lorsqu’on m’apporta les remarques de vos quatre têtes dans un bonnet ; il les lut avec attention.
Je ne suis point, me dit-il, de ces Crétois dont parle saint Paul ; il les appelle menteurs, méchantes bêtes, et ventres paresseux ; c’était bien lui, pardieu ! qui était un menteur et une méchante bête. Je ne sais pas s’il était constipé, mais je suis bien sûr qu’il n’aurait jamais fait ma tragédie crétoise (1), quelque peu qu’elle vaille ; il n’aurait pas fait non plus les remarques des quatre têtes ; elles me paraissent fort judicieuses ; il faut qu’il y ait bien plus d’esprit à Paris que dans nos provinces, car je n’ai trouvé personne, ni à Mâcon, ni à Bourg en Bresse, qui m’ait fait de pareilles observations.
Aussitôt il prit papier, plume, et encre ; et voilà mon jeune homme qui se met à raturer, à corriger, à refaire. Il est fort vif ; c’est un petit cheval qui au moindre coup d’éperon vous court le grand galop. Je n’ai pas été mécontent de sa besogne, mais je ne puis rien assurer qu’après qu’elle aura été remise sous vos yeux.
Ce qui me plaît de sa drôlerie, c’est qu’elle forme un très beau spectacle. D’abord des prêtres et des guerriers disant leur avis sur une estrade, une petite fille amenée devant eux qui leur chante pouilles, un contraste de Grecs et de sauvages, un sacrifice, un prince qui arrache sa fille à un évêque tout prêt à lui donner l’extrême-onction et, à la fin de la pièce, le maître-autel détruit, et la cathédrale en flammes : tout cela peut amuser ; rien n’est amené par force, tout est de la plus grande simplicité ; et il m’a paru même qu’il n’y avait aucune faute contre la langue, quoique l’auteur soit un provincial.
Mon candidat veut que je vous envoie sa pièce le plus tôt que je pourrai, mais il faut le temps de la transcrire. Il m’a dit qu’il avait des raisons essentielles que son drame fût joué cette année. Je prie donc M. de Thibouville de me mander si son autre jeune homme est prêt, et si on peut compter sur lui.
A l’égard de votre ami, qui est à la campagne, je vous dirai qu’il ne peut avoir été choqué d’un petit mot (2), d’ailleurs très juste et très à sa place, à l’article PARLEMENT, puisque ce petit mot n’a paru que depuis environ un mois, et est probablement entièrement ignoré de lui.
Quoi qu’il en soit, je vous aurai une obligation infinie, si vous voulez bien faire en sorte qu’il soit persuadé de mes sentiments.
Mon jeune homme vous prie de répondre sur M. de Thibouville, ou qu’il fasse répondre lui-même, supposé qu’on puisse lire son écriture ; car je crains toujours que ce candidat qui est fort vif, comme je vous l’ai dit, n’ait la rage de faire imprimer son drame dès qu’il en sera un peu content. Interim je me mets à l’ombre de vos ailes. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Les Lois de Minos. (G.A.)
2 – L’éloge de Maupeou. (G.A.)
à M. Servan.
Ferney, 9 Février 1772.
Comme vous rêvez, monsieur, et que vos rêves sont beaux ! vos songes sont les veilles de Cicéron ; mais est-ce un songe que vous soyez à Lyon ? Quoi ! l’envie est venue vous attaquer jusque dans votre sanctuaire de Grenoble ! En ce cas, je devrais adresser ma lettre à Linterne (1).
Vous dites que votre petite maison de Suisse n’est pas encore achetée : vraiment, monsieur, je le crois bien ; il n’est point du tout aisé d’acheter un bien-fonds dans le canton de Berne. Nos lois, dont nous nous moquons souvent avec justice, sont du moins plus honnêtes que celles des Suisses. Un Suisse protestant peut acheter en France une terre d’un ou deux millions, et un Français catholique ne peut pas rester trois jours dans un canton calviniste sans la permission d’un magistrat, qui est quelquefois un cabaretier. Les Suisses sont heureux à leur manière, mais ils ne sont point du tout hospitaliers.
J’avais forcé la loi à Lausanne et à Genève, et enfin j’ai trouvé que je n’étais véritablement libre qu’à Ferney. Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies. Je suis dans un heureux port depuis vingt ans, et dans une retraite qui convient à un homme né malade.
Si vous prenez le parti de la retraite, soit chez vous, soit dans un autre pays, il est certain que vous vivrez plus heureux et plus longtemps : voilà le grand point ; tout le reste est pure chimère. Les hommes ne méritent guère qu’on se tue pour eux ; et peut-être le travail forcé de votre place vous aurait-il tué. Vous aurez à vos ennemis l’obligation de vivre. Vous êtes dans la fleur de votre âge et de votre réputation ; votre nom est précieux à quiconque aime l’équité et l’humanité. Dans quelque lieu que vous soyez, vous serez sur un grand théâtre ; vous nous instruirez sur le droit public des nations, au lieu de vous enrhumer à résumer les procès des Dauphinois, dont le reste de la terre se soucie médiocrement ; vous parlerez au genre humain, au lieu de parler à des conseillers de Grenoble ; les rayons de votre gloire iront à Pétersbourg, au lieu qu’une partie peut-être se serait perdue dans le Grésivaudan.
Il y a encore un autre parti à prendre, c’est celui d’aller écraser des ennemis du poids de votre mérite. La chose est assurément très aisée ; mais cela demande autant de santé que vous avez de courage. Quoi que vous fassiez, soyez bien sûr, monsieur, que je mourrai plein du plus tendre respect pour vous, que j’aimerai jusqu’au dernier moment votre éloquence, votre philosophie, et la bonté de votre cœur. Agréez tous les sentiments et la vénération du vieux malade qui n’en peut plus. VOLTAIRE.
1 – Scipion l’Africain y mourut exilé. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
12 Février 1772.
Comment donc ! mon héros daigne du milieu de son tourbillon, m’écrire dans ma caverne une lettre toute philosophique ! Je suis persuadé que le duc d’Epernon, votre devancier en Aquitaine, dont je vous ai vu autrefois si entiché, et qui ne vous valait pas à beaucoup près, n’aurait point écrit une pareille lettre de quatre pages à Malherbe ou à Gassendi.
J’avoue qu’il y a un peu de ridicule à moi à me mêler des affaires des autres ; mais je suis comme ces vieilles catins qui ne peuvent rien refuser, et qui sont trop heureuses qu’on leur demande quelque chose. D’ailleurs, vous savez comme la destinée est faite, et comme elle nous ballotte. Elle m’adressa les Calas et les Sirven, sans que je cherchasse pratique. Je me pris de passion pour ces infortunés, et, Dieu merci, je réussis, ce qui m’arrive bien rarement.
J’ai eu la même faiblesse pour deux ou trois cents Génevois sur qui leurs compatriotes tiraient comme sur des perdreaux ; ils se réfugièrent dans mon village ; je leur bâtis une vingtaine de maisons de pierre. J’ai établi quatre manufactures ; ce sont les hochets de ma vieillesse ; et si M. le contrôleur général ne m’avait pas pris dans ma poche, ou plutôt dans celle de M. Magon, deux cent mille francs qu’il avait à moi en dépôt (ce qui s’appelle, dit-on, chez les Welches, une opération de finances), ma colonie aurait été très florissante presque en naissant. Elle se soutient pourtant, malgré cette perte épouvantable ; et si le ministère voulait bien nous protéger, et surtout si je n’étais pas si vieux, mon village deviendrait une ville dans peu d’années.
Je vois donc que la destinée fait tout, et que nous ne sommes que ses instruments. Elle vous a choisi pour les plus brillants événements en tout genre, pour tous les plaisirs, et pour toutes les sortes de gloire, et elle me fait faire des sauts de carpe dans un désert.
Vraiment je ne savais pas que M. le duc d’Aiguillon n’avait point la surintendance des postes, je ne sais rien de ce qui se passe dans votre brillante cour. Je ne suis en relation qu’avec les climats de l’Ourse. Je sais plus de nouvelles d’Archangel que de Versailles. J’ignore même si vous êtes cette année premier gentilhomme de la chambre en exercice. Si vous l’étiez, je sais bien ce que je vous proposerais pour vous amuser ; mais je pense que c’est M. le duc de Fleury, et je ne le crois pas si amusable que vous, j’oserai même dire si amusant ; car enfin, il faut bien qu’il y ait des nuances entre les confrères, et chacun a son mérite différent.
Quoi qu’il en soit, monseigneur, conservez vos bontés pour un vieillard cacochyme qui vous est attaché avec le plus tendre respect, jusqu’au moment où il ira revoir ou ne pas revoir tous ceux qui ont vécu avec vous, et qui sont engloutis dans la nuit éternelle.
à M. le marquis de Thibouville.
15 Février 1772 (1).
L’élève de Baron n’est-il pas un peu attristé de voir le théâtre de Phèdre, d’Iphygénie et d’Athalie si indignement tombé de toutes façons ? A-t-il quelque espérance dans le jeune homme dont je lui ai tant parlé, et qui veut être inconnu ? Je ne doute pas, monsieur, que vous n’ayez été du petit comité composé de quatre têtes.
Mandez-moi, je vous prie, si je puis adresser pour vous, à M. de Richebourg, une copie plus au net. J’espère que votre jeune homme sera le lecteur du mien. L’ouvrage me paraît fournir un très beau spectacle ; c’est ce qu’il faut aujourd’hui.
Je suis bien étonné que vous ne m’ayez pas écrit sur le comité. J’attends votre réponse pour envoyer l’ouvrage par la voie que vous indiquerez.
Madame Denis, plus paresseuse que jamais, vous fait mille compliments ; et moi, plus malade que jamais, j’ai besoin d’un jeune homme qui me remplace.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 19 Février 1772 (1).
J’envoie à mes anges la petite boite de montres dont M. d’Ogny a la bonté de se charger. J’y joins la facture du sieur Valentin. La dame Le Jeune (2) pourra vendre ces montres ce qu’elle voudra une à une ; le profit sera pour elle. Valentin dit qu’il les lui donne au prix coûtant.
Je remercie bien tendrement mes anges de la protection qu’ils donnent à ma colonie. Si on ne peut vendre ces montres, Valentin viendra les reprendre au premier voyage qu’il fera à Paris.
Mes anges me demanderont pourquoi je n’ai pas ajouté à ce paquet celui de mon jeune candidat : c’est que le paquet eût été trop gros, et que je n’ai pas voulu abuser de l’indulgence extrême de M. d’Ogny.
Voici encore d’autres raisons dans ce petit billet séparé, qui est pour mes anges et pour M. de Thivouville.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 19 Janvier. (G.A.)
à M. de La Harpe.
25 Février 1772.
Mon cher ami, qui devriez être mon confrère, je vois, par votre lettre du 15 de février, que vous avez été malade. Vos maladies, Dieu merci, sont passagères. Je ne relèverai pas de la mienne, qui me conduit tout doucement dans l’autre monde. Je vous avertis que, si vous ne me succédez pas à l’Académie, je serai très fâché.
Je ne vois pas pourquoi vous ne vous chargeriez pas du roi de Prusse, en laissant aux militaires le soin de parler de ses campagnes, et en vous bornant à la partie littéraire. Il me fait l’honneur de m’écrire, tous les quinze jours, des lettres pleines d’esprit et de connaissances ; il fait encore quelquefois des vers français : tout cela est de votre ressort. Vous êtes dans le beau printemps de votre âge, et ma vieille main ne peut plus tenir le pinceau.
Je n’ai presque jamais lu dans le Mercure que les articles de votre façon. Je ne connais guère que vous et M. d’Alembert qui sachiez écrire. La raison en est que vous savez penser ; les autres font des phrases. Ils sont tous les élèves du P. Nicodème, qui disait à Jeannot :
Fais des phrases, Jeannot ; ma douleur t’en conjure (1).
On écrit à peu près en prose comme en vers, en style allobroge et inintelligible. La précision, la clarté, les grâces, sont passées de mode il y a longtemps. Tâchez de ranimer un peu ce malheureux siècle, qui ne subsiste plus que de l’opéra-comique.
Croiriez-vous qu’on va jouer Mahomet à Lisbonne avec la plus grande magnificence ? c’est une belle époque dans le pays de l’inquisition. Le Visigoth Crébillon avait fait ce qu’il avait pu pour qu’on ne le jouât pas à Paris ; il avait raison.
Adieu, mon cher successeur ; on ne peut vous être plus attaché que le vieux malade de Ferney.
1 – Voyez le Père Nicodème et Jeannot. (G.A.)