CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. Marmontel.
26 Janvier 1772.
Je vous écris bien tard, mon cher ami ; mais je n’ai pas un moment à moi. Mes maladies et mes travaux, qui ne les soulagent guère, occupent tout ce malheureux temps ; ces travaux sont devenus forcés, car quand on a commencé un ouvrage, il faut le finir. J’envoie les tomes VI, VII et VIII (1) aux adresses que vous m’avez données, et j’espère que ces rogatons vous parviendront sûrement.
Je verrai bientôt cet Helvétius que les assassins du chevalier de La Barre traitèrent si indignement, et dont je pris le parti si hautement. Je n’avais pas beaucoup à me louer de lui, et d’ailleurs je ne trouvais pas son livre trop bon ; mais je trouvais la persécution abominable. Je l’ai dit et redit vingt fois. Je ne sais si M. Saurin a reçu un petit billet que je lui ai écrit sur la mort de son ami (2).
Je dois de grands remerciements à M. l’abbé Morellet pour une dissertation très bien faite que j’ai reçue de sa part. Je n’ai pas la force de dicter deux lettres de suite ; chargez-vous, je vous en prie, de ma reconnaissance, et dites-lui combien je l’estime et je l’aime.
Ma misère m’empêche aussi d’écrire à M. d’Alembert. Embrassez-le pour moi, aussi bien que tous mes confrères qui veulent bien se souvenir que j’existe.
Dites à mademoiselle Clairon que je ne l’oublierai qu’en mourant, et aimez votre ancien ami V., qui vous est tendrement attaché, jusqu’à ce qu’il aille fumer son jardin après l’avoir cultivé.
1 – Des Questions. (G.A.)
2 – Helvétius. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 28 Janvier 1772.
Mon héros, je viens de lire, dans le discours de de Belloy, un trait de vous que je ne connaissais pas (1), et qui est bien digne de vous. Mon héros m’avait caché celui-là. Il entrera pourtant dans l’histoire, malgré vous. Quand vous avez fait une belle action, vous ne songez plus qu’à vous divertir, et vous semblez oublier la gloire, comme si elle était ennuyeuse ; cependant vous deviez bien me dire un mot de cette aventure, car elle est aussi plaisante que glorieuse, et tout à fait dans votre caractère.
Je n’ai pas trop consulté votre caractère, quand je vous ai ennuyé de requêtes pour des choses dont je me soucie assez médiocrement ; mais comme tout le monde, jusqu’aux Suisses, sait que vous m’honorez de vos bontés depuis environ cinquante-cinq ans, on m’a forcé de vous importuner.
Je présume que vous avez daigné disposer M. le duc d’Aiguillon en faveur de ma colonie : car M. d’Ogny lui donne toutes les facilités possibles. Ma colonie réussit, du moins jusqu’à présent ; elle travaille dans mon village pour les quatre parties du monde, en attendant qu’elle meure de faim.
Je n’ai nulle nouvelle de la succession de madame la princesse de Guise. Je ne sais rien de ce qui se passe en France ; mais je suis fort au fait des Turcs et des Russes.
Que dites-vous du roi de Prusse, qui m’a envoyé un poème en six chants contre les confédérés de Pologne ? Les contributions qu’il tire de tous les environs de Dantzick pourront servir à faire imprimer son poème, avec de belles estampes et de belles vignettes.
Le roi de Pologne n’est pas comme vous, qui ne m’écrivez point ; il m’a écrit (2) une lettre pleine d’esprit et de plaisanterie sur son assassinat : il est digne de régner, car il est philosophe.
Croiriez-vous qu’une partie des confédérés a proposé pour roi le landgrave de Hesse (3), que vous avez vu à Paris ? Voilà ce que c’est que d’être bon catholique.
Je finis ma lettre, de peur d’ennuyer mon héros, qui se moquerait de moi. Je le supplie d’agréer le tendre et profond respect d’un vieux malade qui n’en peut plus.
1 – C’est l’ordre du jour publié devant Minorque à la tête de l’armée, et portant que tous les soldats qui s’enivreraient seraient privés de la gloire de monter à l’assaut (Beuchot.)
2 – Le 28 décembre. (G.A.)
3 – Frédéric, correspondant de Voltaire. Il avait abjuré le protestantisme. (G.A.)
à M. de La Harpe.
28 Janvier 1772.
Mon cher champion du bon goût, je ne savais pas que vous eussiez été malade ; car je ne sais rien dans mon lit, dont je ne sors presque plus.
N’y a-t-il pas une place vacante à l’Académie, et ne l’aurez-vous point ? car les arrêts du conseil passent (1), et le mérite reste.
Je ne suis pas plus pour les gravures que vous. Ce que j’aime du beau Virgile d’Angleterre, c’est qu’il n’y a point d’estampes.
Ne faisiez-vous pas une tragédie ? mais faites donc des actrices. On dit qu’il n’en reste plus que la moitié d’une.
J’aime tout à fait un élan qui expire sous une combinaison : cela m’enchante. J’avais autrefois un père qui était grondeur comme Grichard (2) ; un jour, après avoir horriblement et très mal à propos grondé son jardinier, et après l’avoir presque battu, il lui dit : « Va-t’en, coquin ; je souhaite que tu trouves un maître aussi patient que moi ; » je menai mon père au Grondeur ; je priai l’acteur d’ajouter ces propres paroles à son rôle et mon bon homme de père se corrigea un peu.
Faites-en autant aux Précieuses ridicules, faites ajouter l’élan de la combinaison ; menez-y l’auteur, quel qu’il soit, et tâchez de le corriger. Le vieux malade vous embrasse de tout son cœur.
1 – Alluvion à la suppression de l’Eloge de Fénelon. (G.A.)
2 – Personnage de la comédie du Grondeur. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
Ferney, 28 Janvier 1772.
Voici, monseigneur, une affaire qui est de la compétence d’un archevêque, d’un cardinal, et d’un ambassadeur. Il s’agit d’acquérir une jolie sujette au roi, et d’empêcher un ancien officier du roi de se damner.
Je ne sais si Florian a l’honneur d’être connu de votre éminence ; il dit qu’il a celui d’être allié de votre maison. Il a ci-devant épousé une de mes nièces, et après la mort de sa femme, il est venu passer quelques mois dans mon ermitage ; Lucrèce-Angélique a essuyé ses larmes ; tous deux et moi troisième, nous demandons votre protection ; sans quoi Philippe et Lucrèce sont exposés à des péchés mortels qui font trembler.
Moi, qui ne peux plus faire de péchés mortels, je m’intéresse à deux âmes qui courent risque de perdre leur innocence baptismale, si le saint-père n’y met la main (1).
Je sais que le pape est intra et extra jus. Je sais que vous êtes plein de bonté, et que vous favorisez, autant qu’il est en vous, les sacrements et les amours ; j’entends les amours légitimes.
Quoi qu’il en soit, et de quelque manière que la requête des deux amants soit reçue, je supplie votre éminence d’agréer le respect et le tendre attachement du vieux malade de Ferney.
Que je vous trouve heureux d’être à Rome ! On dit que la plupart de ceux qui sont à Versailles et à Paris enragent.
MÉMOIRE QUI ACCOMPAGNAIT CETTE LETTRE.
Philippe-Antoine de Claris de Florian, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, pensionnaire du roi, né à Sauve en Languedoc, diocèse d’Alais ;
Et Lucrèce-Angélique, fille de Jean-Antoine de Normandie et de Lucrèce-Madeleine Courtonne, née à Rotterdam .
Tous deux majeurs, et sans père ni mère, veulent s’épouser.
Le sieur de Florian est catholique ;
Lucrèce-Angélique est protestante ; mais elle consent de se confesser et de se faire instruire, pourvu qu’elle se marie avant d’être instruite, espérant que la grâce descendra sur elle, et que le mari fidèle convertira la femme infidèle.
Elle a eu le malheur d’épouser ci-devant un calviniste (2) à Genève ; mais elle a obtenu un divorce selon les lois de Genève, et est libre.
Ils sont tous deux dans le diocèse de Genève, sur terre de France ; ils demandent une dispense de sa sainteté pour se marier.
1 – Le pape déclara qu’il ne pouvait y mettre la main ; on se passa du pape ; un ministre luthérien fit l’affaire. (G.A.)
2 – Théodore Rilliet. (G.A.)
à M. le docteur Maret.
A Ferney, 1er Février 1772.
Monsieur, le souvenir dont vous m’honorez est une grande consolation pour moi dans le triste état où tous les maux attachés à la vieillesse m’ont réduit. Je vous supplie de vouloir bien ajouter à vos bontés celle de dire à M. le président de Ruffey et à M. de Gerland que je leur serai bien tendrement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.
Je n’ai point encore reçu un petit paquet que M. de Gerland voulait bien m’envoyer. J’aurai l’honneur de lui écrire incessamment : agréez mes remerciements et mon respect pour l’Académie (1) et pour vous. C’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – De Dijon. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
A Ferney, 1er Février 1772.
Le vieux malade de Ferney a eu l’honneur, monsieur, de vous envoyer les fadaises du questionneur (1) par la voie que vous lui avez indiquée. Je ne sais si vous aurez des moments pour lire des choses si inutiles. Un homme qui ne sort pas de son lit, et qui dicte au hasard ses rêveries, n’est guère fait pour amuser.
Il me paraît que tous les honnêtes gens ont été d’autant plus sensibles à la perte d’Helvétius, que les marauds d’ex-jésuites, et les marauds d’ex-convulsionnaires, ont toujours aboyé contre lui jusqu’au dernier moment. Je n’aimais point son livre, mais j’aimais sa personne.
Vous avez grande raison, monsieur, de dire qu’on a souvent exagéré la méchanceté de la nature humaine ; mais il est bon de faire des caricatures des méchantes gens, et de leur présenter des miroirs qui les enlaidissent : quand cela ne servirait qu’à en corriger un ou deux sur vingt mille, ce serait toujours un bien.
Quant aux barbares qui veulent des tragédies en prose, ils en méritent. Qu’on leur en donne à ces pauvres Welches, comme on donne des chardons aux ânes.
Pour les autres Welches qui se passionnent pour ou contre les parlements, cela passera comme le jansénisme et le molinisme ; mais ce qui ne passera qu’après ma mort, c’est mon tendre et sincère attachement pour vous, monsieur, qui méritez autant d’amitié que d’estime.
1 – Toujours les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. Saurin.
2 Février 1772.
Nous sommes, mon cher philosophe un petit nombre d’adeptes qui aimons encore les bons vers. Votre petit recueil (1), moitié gai, moitié philosophique, m’a fait grand plaisir. Comment ! vous parlez de la vieillesse comme si vous la connaissiez. Pour moi, je sais ce qui en est ; j’en éprouve toutes les misères, et, avec cela, je vous dirai que je n’ai trouvé la vie tolérable que depuis que je vieillis dans ma retraite.
Vous faites des vers comme si vous n’écriviez point en prose, et vous écrivez en prose comme si vous ne faisiez point de vers. Votre comédie du Mariage de Julie est une des plus agréablement dialoguées que j’aie jamais lues.
Adieu, mon cher philosophe ; vieillissez, quoi que vous en disiez. Je m’amuse à établir des colonies et à marier des filles ; cela me rajeunit.
J’ai toujours oublié de vous demander si mademoiselle de Livry (2), votre ancienne amie, vit encore. Je me souviens que, du temps de l’aventure horrible des Calas, j’écrivis à M. de Gouvernet pour le prier de s’intéresser à cette famille infortunée. Il ne me fit point de réponse, et ne voulut point voir madame Calas. Il ne mérite pas de vieillir ; cependant je ne souhaite pas qu’il soit mort. Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Epîtres sur la Vieillesse et sur la Vérité, suivies de quelques pièces fugitives en vers, et d’une comédie nouvelle en prose et en un acte, ayant pour titre le Mariage de Julie, par M. Saurin, de l’Académie française. (G.A.)
2 – Ancienne maîtresse de Voltaire, devenue marquise de Gouvernet. (G.A.)