CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Veymerange.
Le 25 Février 1771.
Le vieux malade, goutteux, aveugle, n’en pouvant plus, remercie bien tendrement M. de Veymerange de ses bontés et de ses nouvelles. Il tient encore au monde par les bontés que vous avez pour lui. Il est très affligé des brigandages dont il a été témoin dans le pays barbare qu’il habite. Il est fâché d’avoir vu tout le blé du pays vendu impunément à l’étranger par un Génevois : il est fâché que le froment coûte encore près de vingt écus le setier, mesure de Paris. Il voit avec douleur sa colonie vexée et dégoûtée. Il a levé les épaules quand la cohue des enquêtes s’est mise à contrarier le roi, et à vouloir entacher les gens ; il a ri, mais il ne rit point quand on manque de pain. C’est là l’essentiel ; et le Pater noster commence par là, ce qui est, à mon avis, fort sensé.
Je m’intéresse fort à vos yeux, monsieur ; je suis d’ailleurs du métier, une fluxion épouvantable m’a rendu aveugle.
Je vous remercie, encore une fois, de tout ce que vous avez bien voulu m’apprendre.
On me mande de Lyon que M. le chancelier a déjà nommé onze conseillers du conseil suprême qu’il veut établir à Lyon Si la chose est vraie, c’est un des plus grands services qu’il puisse rendre à l’Etat, et il sera béni à jamais. N’était-il pas horrible d’être obligé de s’aller ruiner, en dernier ressort, à cent lieues de chez soi, devant un tribunal qui n’entend rien au commerce, et qui ne sait pas comment on file la soie ? M. le chancelier paraît un homme d’esprit très éclairé et très ferme. S’il persiste, il se couvrira de gloire ; s’il mollit, il aura toujours des ennemis à combattre.
Délivrez-nous du Génevois Cambassadès, qui à présent, au lieu de vendre notre blé à l’étranger, vend notre pain tout cuit.
Madame Denis vous fait les plus sincères compliments. Je suis entièrement à vos ordres. Le vieux malade du mont Jura, et le plus inutile des hommes.
à M. le Président de Ruffey.
A Ferney, 27 Février 1771.
Mon cher président, je sais bien que j’aurais dû vous écrire plus tôt ; mais avec soixante-dix-sept ans, des fluxions horribles sur les yeux, et la goutte, on ne fait pas toujours ce qu’on voudrait.
Je crois que les présidents du parlement de Dijon ont actuellement des choses plus importantes que celles de l’Académie française. On a persuadé à M. de Brosses que je m’étais opposé à son élection, parce que j’avais écrit plusieurs lettres en faveur de M. Gaillard. Mais je le prie de considérer que j’avais écrit ces lettres longtemps avant que j’eusse appris que M. de Brosses voulût être notre confrère. Il nous fera certainement bien de l’honneur à la première occasion. Multœ sunt mansiones in domo patris mei (1).
J’ai fait ce que j’ai pu pour mériter son amitié ; et excepté le tort que j’ai peut-être de vivre encore, je n’ai rien à me reprocher.
On prépare à Paris un nouveau code, un nouveau parlement : ne pourrait-on pas en même temps imaginer une nouvelle manière de payer ses dettes ? il est bon de songer à tout.
Savez-vous qu’on établit un conseil supérieur à Lyon ? qu’il y a déjà des juges de nommés ? On parle aussi de Poitiers et de Clermont en Auvergne.
Voilà tout ce que je sais : vous en savez sans doute davantage à Dijon. Conservez-moi toujours un peu d’amitié, mon très cher président, cela me fera finir plus gaiement. Si vous voyez M. Le Goux, je vous prie de lui dire que je lui suis toujours très tendrement attaché.
1 – Evangile de saint Jean, XIV, 2. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 27 Février 1771.
Comme je suis réformé à la suite de mon héros, et que je suis quitte de ma goutte, je me flatte qu’il en est délivré aussi ; elle ne lui allait point du tout. Passe pour un prélat désœuvré ; mais monseigneur le maréchal n’est pas fait pour se tenir couché sur le dos, avec un cataplasme sur le pied. C’est une chose bien plaisante que la goutte, et qui confond terriblement l’art prétendu de la médecine. Comment se peut-il faire que la douleur passe tout d’un coup d’un doigt de la main gauche à l’orteil du pied droit, sans qu’on sente le moindre effet de ce passage dans le reste du corps ? Quand les médecins m’expliqueront cette transmigration, et qu’ils y remédieront, je croirai en eux.
On dit que nous allons avoir un nouveau code ; nous en avons grand besoin. Cette réforme immortaliserait le règne du roi. Il est surtout bien à désirer qu’on ne voie plus de jugements semblables à ceux du lieutenant-général Lally et du chevalier de La Barre, qui n’ont pas fait honneur à la France dans le reste de l’Europe. J’avoue encore que je ne sais rien de si ridicule que la rage d’entacher (1) ; il y a eu des choses plus odieuses du temps de la Fronde, mais rien de plus impertinent. On croit que c’est à l’Opéra-Comique que la nation est folâtre ; on se trompe, c’est à la cohue des enquêtes, et le parterre juge beaucoup mieux qu’elle.
C’est trop raisonner pour un pauvre aveugle ; j’ai presque perdu la vue dans mes neiges ; je ne pourrai plus voir mon héros, mais je lui serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie avec le plus tendre respect.
1 – Le parlement avait déclaré que d’Aiguillon était entaché. (G.A.)
à M. le comte de La Touraille.
1er Mars (1).
Les cadets, monsieur, ne doivent point marcher devant les aînés. Laissez-moi, s’il vous plaît, l’honneur qui m’appartient. J’ai soixante-dix-sept ans. Vous vous vantez d’avoir la goutte, comme si je ne l’avais pas ! Etes-vous entouré, comme moi, d’une circonférence de cinquante lieues de neiges, qui vous rendent absolument aveugle pendant quatre mois de l’année ? C’est bien à vous vraiment à parler de partir avant moi ! Non, monsieur, nous ne verrons point, dans le pays où nous allons, les Frérons et les Desfontaines dont vous parlez ; ils sont dans le Tartare avec Sisyphe, et nous irons dans les Champs-Elysées converser avec Horace et Tibulle.
Vous comptez parmi vos maux l’absence de mon bienfaiteur (2) ; c’est encore une conformité que j’ai avec vous, et celle qui m’est la plus sensible.
Quand vous serez quitte de votre goutte, monsieur, je vous supplie de me mettre aux pieds de monseigneur le prince de Condé. LE VIEIL ERMITE DE FERNEY.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)
à MM. DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
A Ferney, 4 Mars 1771.
Messieurs, permettez-moi de vous soumettre une idée dans laquelle j’ose me flatter de me rencontrer avec vous. Rempli de la lecture des Géorgiques de M. Delille, je sens tout le mérite de la difficulté si heureusement surmontée, et je pense qu’on ne pouvait faire plus d’honneur à Virgile et à la nation. Le poème des Saisons et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poèmes qui aient honoré la France après l’Art poétique. Vous avez donné à M. de Saint-Lambert la place qu’il méritait à plus d’un titre ; il ne vous reste qu’à mettre M. Delille à côté de lui. Je ne le connais point ; mais je présume, par sa préface, qu’il aime la liberté académique, qu’il n’est ni satirique ni flatteur, et que ses mœurs sont dignes de ses talents.
Je me confirme dans l’estime que je lui dois, par la critique odieuse et souvent absurde qu’un nommé Clément a faite de cet important ouvrage, ainsi que du poème des Saisons. Ce petit serpent de Dijon s’est cassé les dents à force de mordre les deux meilleures limes que nous ayons.
Je pense, messieurs, qu’il est digne de vous de récompenser les talents en les faisant triompher de l’envie. La critique est permise, sans doute ; mais la critique injuste mérite un châtiment ; et sa vraie punition est de voir la gloire de ceux qu’elle attaque.
M. Delille ne sait point quelle liberté je prends avec vous. Je souhaite même qu’il l’ignore, et je me borne à vous faire juge de mes sentiments, que je dois vous soumettre. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, etc.
à M. Tabareau.
4 Mars (1).
J’avoue à M. Tabareau et à M. Vasselier que je suis enchanté de l’édit (2) et du discours de M. le chancelier. Je pense que le roi en sera aimé davantage, et que M. de Maupeou sera couvert de gloire. Cependant on dit que, le jour de la publication de cet édit, tous les papiers baissèrent à Paris. Il me semble qu’ils devaient hausser ; mais jurisprudence n’est pas finance. Mais que les actions de la compagnie des Indes soient chères ou bon marché, cela n’empêche pas que M. le chancelier n’ait rendu au royaume le service le plus important.
Je vous remercie de toutes vos bontés pour ma colonie. Je ne sais ce que deviendra Versoix. Il n’y a pas d’apparence que j’y voie jamais de ville florissante. Le bibliothécaire espère vous envoyer bientôt le IVe tome des Questions. Aimez toujours un peu le vieil ermite du mont Jura.
1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)
2 – L’édit établissant six conseils. (G.A.)
à M. Duclos.
A Ferney, 4 Mars 1771.
Si M. Duclos pense comme moi, et s’il trouve ma lettre à l’Académie convenable, je le supplie de la présenter dans la séance qui lui paraîtra la mieux disposée. Je m’en rapporte à ses lumières, à toutes les vues qu’il peut avoir, et à l’amitié dont il m’a toujours honoré. Je puis l’assurer que je n’ai jamais eu la moindre liaison avec M. Delille, que je ne lui ai jamais écrit (1), que j’ignore même s’il fait des démarches pour être reçu à l’Académie. Mais il me paraît si digne d’en être, que je n’ai pu m’empêcher de dire ce que j’en pense, supposé que cela soit permis par nos statuts. Je présente mes respects à M Duclos.
1 – Il lui avait écrit une fois. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 4 Mars 1771.
Mon cher lieutenant de la garde prétorienne, je viens de lire la meilleure pièce qu’on ait faite depuis bien longtemps, pour le fond, pour la conduite et pour le style. Je ne sais pas si elle réussit à Paris comme en province mais je sais qu’elle est excellente, et que c’est ainsi qu’il faut écrire en prose. La pièce, à la vérité, est en six actes (1) ; mais ces six actes sont très bien distribués, et chacun d’eux doit faire un très bon effet. Il me paraît que l’auteur a deux choses nécessaires et rares, du génie, et de l’esprit. Si, par hasard, vous le voyez à Versailles, je vous supplie de lui dire que j’admire son plan et que je suis enchanté de son style. Cet ouvrage doit aller à l’immortalité. Rien n’est si beau que la justice gratuite, rien n’est si consolant que de n’être pas obligé d’aller se ruiner à cent lieues de chez soi ; c’est le plus grand service à la nation.
Comment se porte madame Dixneufans ? ferez-vous un petit tour cette année dans le Vivarais ? aurons-nous le bonheur de vous possédez ?
Madame Denis vous fait mille compliments le pauvre vieux malade vous embrasse comme il peut, car il n’en peut plus.
1 – Il s’agit des six conseils supérieurs (G.A.)
à M. le marquis d’Ossun.
6 Mars 1771, à Ferney (1).
Monsieur, votre excellence a porté bonheur à ma petite colonie, et je me flatte qu’elle subsistera par votre protection, quoiqu’elle ait perdu son bienfaiteur, M. le duc de Choiseul. C’est toujours une grande faveur que vous ayez daigné faire accepter la montre par M. le comte d’Aranda ; je vous en remercie avec la plus vive reconnaissance. Mes artistes m’ont pressé de prendre encore une liberté auprès de vous ; c’est de prier M. d’Ogny de mettre à votre adresse, par le premier courrier extraordinaire, une caisse de montres que je vous supplierai de faire parvenir à M Camps. J’ai peut-être manqué à l’étiquette d’Espagne : les souverains du Nord m’ont gâté ; l’impératrice de Russie m’a demandé pour vingt mille livres de montres de ma colonie, et m’a écrit sur cela une lettre dans le goût de madame de Sévigné. Apparemment qu’elle veut faire des présents aux Turcs, quand elle leur aura bien voulu accorder la paix.
Votre excellence sait que M. le duc de Choiseul votre ami est toujours à Chanteloup, honoré et estimé de la nation.
Les princes de Suède, qui plaisent également à Versailles et à Paris et qui ont banni absolument toute cérémonie, viendront voir la simplicité de notre Suisse vers Pâques (2), après n’avoir point été éblouis de la magnificence de nos villes.
Je vous supplie, monsieur, d’agréer avec votre bonté ordinaire la reconnaissance et le respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La mort du roi de Suède les rappela en ce moment même dans leur patrie. (G.A.)