CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
21 Décembre 1771.
Mon cher ange, IV, V et VIII (1) vous seront rendus par milord Dalrymple, à moins qu’ils ne soient saisis aux portes. Milord Dalrymple est un Ecossais modeste, chose assez rare ; jeune homme simple et même un peu honteux, avec beaucoup d’esprit ; philosophe comme Spinosa, doux comme une fille. Il est neveu de milord Stair, et l’aîné de la maison ; il n’a pas le nez si haut, mais je crois qu’il l’aura plus fin.
Voilà tout ce que le vieux malade de Ferney peut dire aujourd’hui à ses anges, auxquels il souhaite cent bonnes années.
1 – Des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. Sissous de Valmire.
A Ferney, 27 Décembre 1771.
J’ai reçu, monsieur, ces jours passés, la lettre dont vous m’avez honoré, avec un livre (1) qui sert à m’instruire. J’y découvre beaucoup de profondeur, de finesse, et d’esprit.
Je ne suis pas surpris de ne pas voir l’approbation d’un docteur de Sorbonne, suivie d’un privilège. J’ignore si les philosophes sont aussi effarouchés que les docteurs.
Vous avez su, par la sagacité de votre esprit, résoudre des problèmes qui sont fort au-dessus de la plupart de nos raisonneurs, et même des gens raisonnables.
Deux et deux font quatre : c’est un principe d’où résultent beaucoup de vérités.
L’égalité des angles qui ont même base et même hauteur : voilà aussi une belle proposition.
Mais pour le quaternaire de Pythagore et le ternaire de Timée, je suis leur serviteur.
Au reste, personne, à mon gré, n’a mieux réussi que vous à rectifier ces idées chimériques, et à porter des traits de lumière dans les rêveries des anciens.
Vous vous êtes élevé bien haut :
Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis.
VIRG., ecl, V.
Je n’aurais point osé prendre ce vol ; mais il est aussi ferme que difficile.
Plût à Dieu que le platonisme n’eût jamais produit d’autre livre que le vôtre ? Vous savez combien de maux il a causés, sans que Platon s’en soit jamais douté. C’est ainsi qu’après la mort des gens il arrive souvent bien des maux qu’ils n’auraient pas soupçonnés pendant leur vie. Je suis, monsieur, avec toute l’estime que je vous dois, etc.
1 – Dieu et l’Homme. (G.A.)
à M. ***.
A Ferney, 28 Décembre 1771 (1).
Ce n’est pas du tout, monsieur, ma défiance du gouvernement qui me force à vendre, c’est la nécessité. Il me faut cent mille livres pour soutenir ma colonie, ou que j’aie la douleur et la honte de la voir périr ; je ne veux pas mourir avec cet opprobre.
J’ai déjà quelques deniers ; mais il en manque beaucoup. Si vous pouvez étendre vos bontés jusqu’à me faire toucher quatre-vingt mille livres en divers paiements, vous soutiendrez trois fabriques considérables qui vont tomber. Mon unique but est de faire du bien ; c’est ce qui me remplit de confiance en vos bontés. Je vous supplie donc de vouloir bien ordonner qu’on vende jusqu’à concurrence de quatre-vingt mille livres d’argent comptant, rendu chez moi. C’est votre destinée de m’aider dans mes tribulations, et la mienne d’être, avec la plus respectueuse reconnaissance, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Perret.
A Ferney, le 28 Décembre 1771.
Je vous remercie, monsieur, de nous avoir fait connaître nos usages barbares (1). J’ai lu ce qui regarde l’esclavage de la mainmorte, avec d’autant plus d’attention et d’intérêt que j’ai travaillé quelque temps en faveur de ceux qu’on appelle Francs, et qui sont esclaves, et même esclaves de moines. Saint-Pacôme et saint Hilarion ne s’attendaient pas qu’un jour leurs successeurs auraient plus de serfs de mainmorte que n’en eut Attila ou Genseric. Nos moines disent qu’ils ont succédé aux droits des conquérants, et que leurs vassaux ont succédé aux peuples conquis. Le procès est actuellement au conseil. Nous le perdrons, sans doute tant les vieilles coutumes ont de force, et tant les saints ont de vertu !
On rit du péché original, on a tort. Tout le monde a son péché originel. Le péché de ces pauvres serfs, au nombre de plus de cent mille dans le royaume, est que leurs pères, laboureurs gaulois, ne tuèrent pas le petit nombre de barbares visigoths, ou bourguignon, ou francs, qui vinrent les tuer et les voler. S’ils s’étaient défendus comme les Romains contre les Cimbres, il n’y aurait pas aujourd’hui de procès pour la mainmorte. Ceux qui jouissent de ce beau droit assurent qu’il est de droit divin ; je le crois comme eux, car assurément il n’est pas humain. Je vous avoue, monsieur, que j’y renonce de tout mon cœur ; je ne veux ni mainmorte, ni échutte, dans le petit coin de terre que j’habite ; je ne veux ni être serf, ni avoir des serfs. J’aime fort l’édit de Henri II, adopté par le parlement de Paris : pourquoi n’est-il pas reçu dans tous les autres parlements ? Presque toute notre ancienne jurisprudence est ridicule, barbare, contradictoire. Ce qui est vrai en deçà de mon ruisseau est faux au-delà (2). Toutes nos coutumes ne sont bonnes qu’à jeter au feu. Il n’y a qu’une loi et qu’une mesure en Angleterre.
Vous citez l’Esprit des lois. Hélas ! il n’a remédié et ne remédiera jamais à rien. Ce n’est pas parce qu’il cite faux trop souvent, ce n’est pas parce qu’il songe presque toujours à montrer de l’esprit, c’est parce qu’il n’y a qu’un roi qui puisse faire un bon livre sur les lois, en les changeant toutes. Agréez, monsieur, mes remerciements, etc.
1 – Perret avait publié des Observations sur les usages des provinces de Bresse, bugey, Valmorey et Gex. (G.A.)
2 – « Vérité au deçà des Pyrénées, a dit Pascal, erreur au-delà. » (G.A.)
à M.***.
SUR LE PROCÈS CRIMINEL INTENTÉ DANS LYON
CONTRE PLUSIEURS PERSONNES ACCUSÉES DE
VIOL ET DE PARRICIDE.;
Le procès criminel (1) concernant la Lerouge et les Perra partage toujours toute la ville et tout le pays de Lyon en deux factions très animées. On attend du nouveau parlement de Paris un jugement qui éclaire tous les esprits et qui les calme.
L’intérêt que j’ai été obligé de prendre à cette cruelle affaire sera mon excuse auprès de M. le rapporteur, à qui je prends la liberté d’exposer mes réflexions.
Je crois apercevoir que cet événement horrible, avec toutes ses circonstances, est fondé sur un fait dont il n’a pas encore été question dans tout le procès.
Il me semble très probable que la fille Lerouge, allant chercher son chat chez sa voisine la Forobert, à neuf heures du soir, dans une allée obscure qui conduisait à une fosse de latrines que l’on curait alors, soit tombée dans cette fosse, et ait été étouffée sur-le-champ.
C’était le temps où les vidangeurs avait quitté leur ouvrage, qu’ils reprirent deux heures après. Ils avaient vraisemblablement oublié de fermer cette fosse. Ils y trouvent le cadavre d’une fille ; ils craignent d’être repris de justice, ayant contrevenu à la loi de police qui leur ordonne de fermer l’entrée de la fosse toutes les fois qu’ils quittent le travail.
Ils prennent le parti d’aller jeter le cadavre dans le Rhône ; ce qui n’est que trop commun dans la ville de Lyon.
Je ne vois que cette seule manière d’expliquer le fait avec vraisemblance. Toutes les accusations de viol et d’assassinat me paraissent le comble de l’absurdité et de la contradiction.
Je supplie M. le rapporteur de vouloir bien peser ma conjecture, et de la comparer avec toutes les pièces qu’il a sous les yeux.
Je crois que les chirurgiens de Lyon qui ont fait le rapport sur le cadavre trouvé dans le Rhône se sont trompés, et qu’en voulant soutenir leur erreur ils ont exposé les accusés à la haine publique, et au danger d’un arrêt de mort.
Je ne doute pas que M. le rapporteur n’ait lu le mémoire sur la cause de la mort des noyés, par le médecin Duchemin de l’Etang. Ce mémoire est très contraire à celui des chirurgiens de Lyon.
Les étonnantes dépositions d’un enfant de cinq ans et demi contre sa mère me semblent également horribles et frivoles.
Je sais d’un avocat, qui eut la permission d’interroger cet enfant, qu’il lui fit toujours dire oui à toutes les questions qu’il lui faisait. N’as-tu pas vu violer debout la petite Claudine Lerouge ? – Oui. – Ne lui avait-on pas lié les jambes l’une sur l’autre avec une grosse corde pour la mieux violer ? – Oui. – Ne disait-elle pas certaines paroles d’amitié quand on la violait ? – Oui.
Toutes les dépositions de l’enfant sont de nulle valeur.
Toutes les autres dépositions justifient les accusés.
L’huissier Constant, qui a conduit cette affaire épouvantable, a été condamné à être pendu en 1769, un an après la mort de Claudine Lerouge.
Je soumets toutes mes idées aux lumières de M. le rapporteur, et je le supplie d’agréer ma confiance et mon respect.
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CRIMES. (G.A.)