CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 26
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 16 Décembre 1771.
Me voilà chargé d’une rude commission pour mon héros. Un brave brigadier suisse, nommé M. Constant d’Hermenches, et, si l’on veut, Rebecque, lieutenant-colonel du régiment d’Inner, ayant servi très utilement en Corse, est venu à Ferney sur le cheval que montait autrefois Paoli, et je crois même qu’il a monté sur sa maîtresse voilà deux grands titres.
Comme je me vante partout d’être attaché à mon héros, il s’est imaginé que vous lui accorderiez votre protection auprès de M. le duc d’Aiguillon. Il s’agit vraiment d’un régiment suisse ; ce n’est pas une petite affaire. Il y a là une file de tracasseries dans lesquelles je suis bien loin de vous prier d’entrer, et dont je n’ai pas une idée bien nette.
Tout ce que je sais, monseigneur, c’est que, pour soutenir ma vanité parmi les Suisses, et pour leur faire accroire que j’ai beaucoup de crédit auprès de vous, je vous supplie de vouloir bien donner à M. le duc d’Aiguillon la lettre ci-joint, avec le petit mot de recommandation que vous croirez convenable à la situation présente. J’ignore parfaitement si M. le duc d’Aiguillon est chargé de cette partie ; je sais seulement que je suis chargé de vous présenter cette lettre, et que je ne puis me dispenser de prendre cette liberté.
Je présume que vous êtes accablé de requêtes d’officiers, et je vous demande bien pardon de vous parler d’un régiment suisse, pendant que les Français vous obsèdent ; mais après tout, il ne vous en coûtera pas plus de donner cette lettre qu’il ne m’en a coûté à moi d’avoir la hardiesse de vous l’envoyer.
Je suis si enterré dans mes déserts, que je ne sais si vous êtes premier gentilhomme d’année en 1772. Si vous l’êtes, je vous demanderai votre protection pour ma colonie.
Croiriez-vous que le roi de Prusse a fait déjà deux chants d’un poème épique, en vers français, sur l’assassinat du roi de Pologne ? Le roi de la Chine et lui sont les deux plus puissants poètes que nous ayons.
J’ai commencé à établir entre Pétersbourg et ma colonie un assez gros commerce, et je n’attends qu’une réponse pour en établir un avec Pékin par terre ; cela paraît un rêve, mais cela n’en est pas moins vrai ; Je suis sûr que, si j’étais plus jeune, je verrais le temps où l’on pourrait écrire de Paris à Pékin par la poste, et recevoir réponse au bout de sept ou huit mois. Le monde s’agrandit et se déniaise. Je demande surtout que quand mon crédit s’étend jusqu’à Archangel, M. le duc d’Aiguillon ait la bonté de me recommander à M. d’Ogny.
Je vous demande en grâce, monseigneur, d’exiger absolument de M. votre neveu ce petit mot de recommandation, sans quoi mes grandes entreprises seraient arrêtées, ma colonie irait à tous les diables, les maisons que j’ai bâties pour loger mes artistes deviendraient inutiles, et tout l’excès de ma vanité serait confondu. Si on me protège, je suis homme à bâtir une ville ; si on m’abandonne, je reste écrasé dans une chaumière, et bien puni d’avoir voulu être fondateur à l’âge de soixante-dix-huit ans passés : mais il faut faire des folies jusqu’au dernier moment ; cela amuse un vieux malade qui est toujours passionné pour votre grandeur, pour votre gloire et pour vos plaisirs, et qui vous aimera jusqu’au dernier moment de sa vie avec le plus profond respect.
Je vous demande encore pardon de la lettre suisse, qui me paraît un peu hasardée.
à M. le comte de Rochefort.
Décembre 1771.
Je n’ai point changé, d’avis, monsieur, depuis que je vous ai vu. Je déteste toujours les assassins du chevalier de La Barre, je respecte le gouvernement du roi. Rien n’est si beau que la justice gratuitement rendue dans tout le royaume, et la vénalité supprimée. Je trouve ces deux opérations admirables, et je suis affligé qu’on ne leur rende pas justice. La reine de Suède disait que la gloire d’un souverain consiste à être calomnié pour avoir fait du bien.
M. le premier président de Toulouse me mande que la première chose qu’il a faite avec son nouveau parlement a été de rendre une entière justice aux Sirven, et de leur adjuger des dépens considérables. Songez qu’il ne fallut que deux heures pour condamner cette famille au dernier supplice, et qu’il a fallu neuf ans pour faire rendre justice à l’innocence.
J’apprends que les assassins du roi de Pologne avaient tous communié, et fait serment à l’autel de la sainte Vierge d’exécuter leur parricide. J’en fais mes compliments à Ravaillac et au révérend père Malagrida.
Mais j’aime mieux me mettre aux pieds de madame Dixneufans que je soupçonne avoir vingt ans, et que vous avez empêchée de rester vierge.
Quand vous serez à Versailles, je pourrai vous envoyer un abrégé de l’Histoire du Parlement, très véridique. Vous pourrez en parler à M. le chancelier, qui permettra que je vous fasse tenir le paquet à son adresse.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 18 Décembre 1771 (1).
J’ai bien peur, monseigneur, que la démarche de M. Constant d’Hermenches, baron de Rebecque, ne soit un peu indiscrète, et la mienne fort téméraire. Pour peu que vous trouviez mes craintes fondées, il vous sera aisé de faire mettre la lettre à la poste pour Versailles, sans vous fatiguer d’une sollicitation, peut-être mal placée puisque la chose ne paraît pas être du district de M. le duc d’Aiguillon. Les provinciaux comme moi font de ces fautes-là tous les jours. Tout ce que je puis faire, c’est de vous demander bien pardon si j’ai fait une sottise. Je vous souhaite mille bonnes années quinze jours à l’avance, avec le plus tendre respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Aranda.
A Ferney, 20 Décembre 1771.
Monsieur le comte, vos manufactures sont fort au-dessus des miennes : mais aussi votre excellence m’avouera qu’elle est un peu plus puissante que moi.
Je commence par la manufacture de vos vins, que je regarde comme la première de l’Europe. Nous ne savons à qui donner la préférence du Canarie, ou du Garnacha, ou du Malvasia, ou du muscatel de Malaga. Si ce vin est de vos terres, il s’en faut bien que la terre promise en approche. Nous avons pris la liberté d’en boire à votre santé, dès qu’il fut arrivé.
Jugez quel effet il a dû faire sur des gens accoutumés aux vins de Suisse.
Votre manufacture de demi-porcelaine est très supérieure à celle de Strasbourg. Ma poterie est, en comparaison de votre porcelaine, ce qu’est la Corse en comparaison de l’Espagne.
Je fais aussi des bas de soie ; mais ils sont grossiers, et les vôtres sont d’une finesse admirable.
Pour du drap, je ne vais pas jusque-là. Vos beaux moutons sont inconnus chez nous. Votre drap est moelleux, aussi ferme que fin, et très bien travaillé, sans avoir cet apprêt qui gâte, à mon gré, les draps d’Angleterre et de France, et qui n’est fait que pour tromper les yeux.
Agréez avec bonté mes remerciements, mes observations, et mon admiration pour un homme qui descend dans tous ces petits détails, au milieu des plus grandes choses. Il me semble que du temps des ducs de Lerme et des comtes d’Olivarès, l’Espagne n’avait pas de ces fabriques.
Je conserve précieusement l’arrêt solennel du 7 de février 1770, qui décrie un peu les fabriques de l’inquisition ; mais c’est à l’Europe entière à vous en remercier.
Si jamais vous voulez orner le doigt de quelque illustre dame espagnole d’une montre en bague, à répétition, à secondes, à quart et demi-quart avec un carillon, le tout orné de diamants, cela ne se fait que dans mon village, et on y sera à vos ordres. Ce n’est pas par vanité ce que j’en dis, car c’est le pur hasard qui m’a procuré le seul artiste qui travaille à ces petits prodiges. Les prodiges ne doivent pas vous déplaire. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, etc.
à M. le marquis d’Ossun.
21 Décembre 1771, à Ferney (1).
Monsieur, tous les malheurs sont arrivés à ma colonie. La destitution de notre protecteur (2) a été notre perte ; elle est totale et sans ressource. J’ai payé la montre aux artistes qui l’avaient faite. M. le comte d’Aranda nous a consolés par le meilleur vin qu’on puisse boire, et par la plus belle faïence sur laquelle on puisse manger, après la porcelaine de Saxe et celle de Sèvres. Il ne me reste qu’à remercier votre excellence de ses bontés infinies. Il faut savoir supporter son malheur. Il y en a de plus grands, et qui tombent sur des têtes plus précieuses.
Conservez-moi toujours vos bontés ; elles seront pour moi le dédommagement le plus ample et le plus flatteur. Je suis encore pénétré des attentions généreuses dont vous voulûtes bien m’honorer l’année passée ; elles seront toujours chères à mon cœur plein de reconnaissance. J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)