CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 18

Photo extraordinaire de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 20 Juillet 1771.

 

 

          On est donc, mon héros, à Paris comme à Rome, parents contre parents. La différence est qu’il s’agissait chez les Romains de l’empire du monde et de ses bribes, et que chez les Welches il ne s’agit, comme à leur ordinaire, que de billevesées. Je crois pourtant que s’il y a un bon parti, vous l’avez pris : et ce qui me persuade que ce parti est le meilleur, c’est qu’il n’est pas assurément le plus nombreux.

 

          Je me trouve, monseigneur, réformé à votre suite dans ma chétive petite sphère. J’ai deux neveux qui ont chacun un grand crédit dans l’ancien et le nouveau parlement. J’ai donné mon suffrage au nouveau, mais je n’y ai pas eu grand mérite. Il y a longtemps que les Calas, les chevaliers de La Barre, les Lally etc., m’ont brouillé avec les tuteurs des rois (1) ; et j’ai toujours mieux aimé dépendre du descendant de Robert-le-Fort, lequel descendait par femmes de Charlemagne, que d’avoir pour rois des bourgeois mes confrères. Je suis bien sûr que toute leur belle puissance intermédiaire, l’unité, l’indivisibilité de tous les parlements ne m’auraient jamais fait rendre un sou des deux cent mille livres d’argent comptant que M. l’abbé Terray m’a prises un peu à la Mandrin, dans le coffre-fort de M. Magon. Je lui pardonne cette opération de housard, s’il ne nous prend pas tout le reste.

 

          C’est surtout cette aventure qui a dérangé ma pauvre colonie. Elle était née sous la protection de M. le duc de Choiseul, elle est tombée avec lui. On avait établi chez moi trois manufactures qui travaillaient pour l’Espagne, pour la Turquie, pour la Russie. Il était assez beau de voir entrer de l’argent en France par les travaux d’un misérable petit village. Tout cela va tomber, si je ne suis pas secouru. Les secours que je demandais n’étaient que le paiement de ce qu’on me doit, et qu’on avait promis de me payer. Je profiterai de vos bontés. J’écrirai à M. l’abbé de Biet. Si on me refuse l’aumône, je n’aurai pas du moins à me reprocher de ne l’avoir pas demandée.

 

          Je m’étais figuré que mon héros habiterait uniquement Versailles ; mais je vois qu’il veut encore jouir de son beau palais de Paris, où probablement j’aurai le malheur de ne lui faire jamais ma cour.

 

          J’ai pris la liberté de recommander à madame la duchesse d’Aiguillon une dame de qualité de Franche-Comté, madame la comtesse de Beaufort ; et cette liberté, qui serait ridicule dans d’autres circonstances, porte son excuse dans l’étonnante aventure dont cette dame est la victime. Un coquin de prêtre, d’ailleurs très scandaleux, et mort de ses débauches et d’une fièvre maligne, a déclaré, en mourant, que M. le comte de Beaufort l’avait assassiné.

 

          M. de Beaufort, ancien officier, père de six enfants, et reconnu pour un des plus honnête gentilshommes de la province, a été décrété de prise de corps, et sa femme d’ajournement personnel. Les prêtres se sont ameutés, ils ont ameuté le peuple ; M. de Beaufort a été obligé de s’enfuir pour laisser passer le torrent. Il ne demande qu’un sauf-conduit d’un mois, pour avoir le temps de préparer ses défenses. J’ignore si on peut obtenir cela de M. le chancelier. Si vous pouviez protéger madame de Beaufort dans cette cruelle affaire, vous feriez une action digne de vous.

 

          Cela ressemble à l’aventure de ce La Fresnaye (2) qui se tua chez madame de Tencin, pour lui faire pièce. Ma destinée est de prendre le parti des opprimés. Je plaide actuellement au conseil du roi pour douze mille hommes bien faits, que vingt chanoines prétendent être leurs esclaves, et que je soutiens n’appartenir qu’au roi. Ces petites affaires-là tiennent la vieillesse en haleine, et repoussent l’ennui qui cherche toujours à s’emparer des derniers jours d’un pauvre homme.

 

          Je ne renonce d’ailleurs ni aux vers ni à la prose ; et, si vous étiez premier gentilhomme d’année, je vous importunerais, moi tout seul, plus que quatre jeunes gens. Je suis pourtant aveugle, non pas comme madame du Deffand, mais il s’en faut très peu. Madame de Boisgelin, qui m’a vu dans cet état, m’a recommandé, avec son frère l’archevêque d’Aix (3), à l’oculiste Grandjean. Il serait plaisant qu’un archevêque me rendît la vue.

 

          Je demande bien pardon à mon héros de l’entretenir ainsi de mes misères, mais il a voulu que je lui écrivisse. Il est assez bon pour me dire que ces misères l’amusent : je ne suis pas assez vain pour m’en flatter ; ainsi je finis avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.

 

 

1 – Les parlementaires. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Argental du 15 juillet 1767. (G.A.)

3 – Jean de Dieu-Raymond de Lucé de Boisgelin, mort cardinal en 1804. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, le 21 Juillet 1771.

 

 

          Je mets à profit vos bontés, monseigneur ; permettez que je vous envoie la lettre que j’écris à M. l’abbé de Blet.

 

          Je suis toujours émerveillé de voir que les affaires des plus grands seigneurs du royaume ne soient pas plus en ordre que celles de l’Etat.

 

          Le connétable de Lesdiguières disait à cet infortuné duc de Montmorency : « N’entreprenez jamais rien que vous n’ayez six cent mille écus dans vos coffres ; j’en ai toujours usé ainsi, et je m’en suis bien trouvé. »

 

          Mon héros a eu bien raison de me dire que ma petite vanité d’être le Sancho-Pança du village de Barataria est un jeu qui ne vaut pas la chandelle ; mais cela a été entrepris dans un temps où j’avais la protection la plus entière, où je faisais tout ce que je voulais, où Sancho-Pança n’approchait pas de moi, où les croix de Saint-Louis, les pensions, les brevets, pleuvaient à ma moindre requête : le rêve est fini.

 

          Je ne crois pas que mon désert suisse et les petits intérêts du plus petit canton de la France doivent occuper beaucoup M. le duc d’Aiguillon, qui doit jeter la vue sur des objets beaucoup plus dignes de son attention. Je crains surtout de l’importuner dans les commencements de son ministère ; et quoique je ne sois point bavard en fait d’affaires, cependant je crains toujours d’importuner un homme d’Etat. S’il veut bien, quand il sera un peu de loisir, permettre que je lui envoie un mémoire que je crois absolument nécessaire dans la circonstance présente, je prendrai la liberté de lui en adresser un, et il peut compter que je lui dirai exactement la vérité.

 

          Je vous enverrai le mémoire : vous en jugerez, et si vous le trouvez convenable, je vous demanderai votre protection. Je n’ai d’autre patrie que le petit asile que je me suis formé, et dont vous avez daigné voir les commencements. Le climat est bien rude ; mais le pays est de la plus grande beauté. Il est triste de perdre la vue dans un endroit qui ne peut plaire qu’aux yeux ; mais il est bien plus triste de penser qu’on mourra sans vous avoir fait sa cour, sans avoir joui des charmes de votre conversation, sans avoir vu dans son beau salon celui qui fait tant d’honneur à la France, et qui rappelle les brillantes idées du beau siècle de Louis XIV. Je n’aurai donc que des regrets à vous offrir, qu’une admiration stérile, et qu’un attachement aussi inutile que respectueux et tendre.

 

 

 

 

 

à M. le comte de La Tourette.

 

23 Juillet 1771 (1).

 

 

          Mes souffrances continuelles, monsieur, ne m’ont point empêché de sentir vivement l’honneur que MM. vos neveux m’ont fait. Si j’étais en état de suivre mon goût, je viendrais certainement leur rendre leur visite. Il y a quinze ans que je fais le projet de venir présenter mes respects à toute votre famille, et surtout à vous. Je n’ai jamais trouvé le moment de pouvoir l’exécuter.

 

          Quoique j’aie presque perdu la vue, j’ai cherché dans un tas énorme de papiers la Henriade toscane (2). Je ne sais si elle ne serait point entre les mains de M. Cramer, qui m’avait promis de l’imprimer ; mais l’Encyclopédie s’est emparée de toutes ses affections et de tout son temps. Il faudra bien pourtant qu’il donne un habit à cette Italienne, ou qu’il la renvoie dans son pays toute nue.

 

          Mille tendres respects à M. de Fleurieu, votre père, à M. votre frère et à toute votre famille. Le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La traduction de Marenzi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

25 Juillet 1771 (1).

 

 

          M. Christin, l’avocat de douze mille esclaves contre vingt chanoines, m’écrit que M. de Rochefort et madame Dixneufans sont partis. J’ignore, monsieur, si c’est pour la Bourgogne, où vous m’aviez mandé que vous deviez aller, si c’est pour la Champagne, ou pour la ville de Mende.

 

          Vous nous aviez flattés que vous vous souviendriez de nous sur votre route. J’ai vécu dans cette espérance, qui m’a soutenu dans les misères de mes maladies. Je ne vous ai point écrit, parce que j’ai compté sur la consolation de vous parler ; ce qui est beaucoup plus agréable et beaucoup plus sûr.

 

          J’adresse ma lettre à Paris, qui vous sera sans doute renvoyée où vous êtes. Je vous demande en grâce de m’instruire de votre marche. Madame Denis se joint à moi pour vous en prier. Vous savez combien nous sommes attachés à M. le lieutenant des gardes et à madame Dixneufans.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Papillon de La Ferté.

 

A Ferney, 31 Juillet 1771 (1).

 

 

          J’étais bien loin d’espérer, monsieur, que ces rentes seraient payées, et vous m’avez très agréablement surpris. Ce qui me faisait croire qu’elles étaient en souffrance, c’est qu’on ne paie point les rentes de la compagnie des Indes. Je n’ai jamais que des remerciements à vous faire, et je sais que je ne suis pas le seul. Jouissez surtout du noble plaisir de rendre de bons offices, autant que vous le pouvez. J’ai l’honneur d’être avec bien de la reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Belloy.

 

Ce 3 Auguste.

 

 

          Il est bien juste, monsieur, que le citoyen de Calais soit citoyen de l’Académie (1). Il sera beau que, dans notre corps, l’homme de lettres succède au prince du sang, et que celui qui a si bien chanté nos héros remplace celui qui a marché sur leurs traces. Je ne puis de si loin joindre que mes vœux à ceux de mes confrères ; mais vous devez être sûr de mes désirs autant que de leurs voix. Si l’Académie est la récompense des talents, quel homme en est plus digne que vous ? C’est avec la plus grande joie que j’apprends le choix qu’on va faire de vous. J’ai été un des premiers qui aient applaudi à votre mérite, et je ne serai pas assurément un des derniers à reconnaître la justice qu’on vous rend. J’espère donc, dans un mois, faire mon compliment à mon cher confrère. Agréez, en attendant, les très sincères et tendres sentiments de votre, etc. LE VIEUX MALADE ET LE VIEIL AVEUGLE DE FERNEY.

 

 

1 – De Belloy fut nommé à la place du prince de Clermont. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

De ma maison de quinze-vingts à la vôtre, 9 Auguste.

 

 

          « Envoyez-moi des pâtes d’abricot de Genève. »

 

          Cela est bientôt dit, madame, mais cela n’est pas si aisé à faire. Vos confiseurs de Paris s’opposent à ce commerce. Il n’a jamais été si difficile d’envoyer un pot de marmelade dans votre pays, lorsque toute l’Europe en mange. Si M. Walpole demeurait encore quelquefois en France, on pourrait lui en envoyer ; car je ne crois pas qu’on soit assez hardi chez vous pour saisir les confitures d’un ministre anglais.

 

          Quand vous verrez votre grand’maman, je vous prie de me mettre à ses pieds. Elle m’a pardonné mon goût pour Catherine ; elle me pardonnera bien la juste horreur que j’ai eue de tout temps pour les pédants qui firent la guerre des pots de chambre au grand Condé, et qui ont assassiné un pauvre chevalier de ma connaissance (1).

 

          Passez-moi l’émétique, madame, et je vous passerai la saignée. Je vous sacrifierai une demi-douzaine de philosophes ; abandonnez-moi autant de pédants barbares, vous ferez encore un très bon marché.

 

          Ne m’aviez-vous pas mandé, dans une de vos dernières lettres, que les nouveaux règlements de finance vous avaient fait quelque tort ? ils m’en ont fait beaucoup, et j’ai bien peur que cela ne dérange la pauvre petite colonie que j’avais établie au pied des Alpes. Je crois que la France est le pays  où il doit y avoir le plus d’amis ; car, après tout, l’amitié est une consolation, et on a toujours besoin en France de se consoler.

 

          Ma plus grande consolation, madame, a toujours été la bonté dont vous m’avez honoré dans tous les temps. Vous savez si je vous suis attaché, et si je ne compterais pas parmi les plus beaux moments de ma vie le plaisir de vous entendre ; car, grâce à nos yeux, nous ne pouvons guère nous voir.

 

          Je ne peux vous dire, madame, que je vous aime comme mes yeux ; mais je vous aime comme mon âme, car je me suis toujours aperçu qu’au fond mon âme pensait comme la vôtre.

 

 

1 – Le chevalier de La Barre. (G.A.)

 

 

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