CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 15

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à M. Thomas.

 

A Ferney, 14 Juin 1771.

 

 

          Je vous aime, monsieur, de tout mon cœur, non seulement parce que vous faites de très beaux vers, mais parce que vous soutenez noblement l’honneur et la liberté des lettres.

 

          L’article ÉPOPÉE (1) vous sera assurément très inutile ; vous l’aurez dans quatre mois, si la chambre syndicale est aussi exacte cette fois-ci qu’elle l’a été pour l’autre : mais souvenez-vous bien que cet article ÉPOPÉE n’est que dans votre génie. L’auteur de cet article s’est bien donné de garde de hasarder aucun précepte ; il ne connaît que les exemples. Il a traduit quelques morceaux des poètes étrangers, et s’en est tenu là, comme de raison, laissant à tout lecteur la liberté de conscience qu’il demande pour lui-même.

 

          Vous avez très bien fait de choisir un héros (2) arrivé de la mer Glaciale. Nous n’en avons guère sur les bateaux de la Seine et de la Loire. Il est vrai que votre héros avait deux natures, il était moitié loup-cervier et moitié homme ; mais c’est l’homme que vous chantez.

 

          Savez-vous ce qui s’est passé, il y a un an, sur son tombeau ? L’impératrice de Russie y fit chanter un Te deum en grec, pour la victoire navale dans laquelle toute la flotte turque avait été détruite. Un archimandrite, nommé Platon, aussi éloquent que celui d’Athènes, remercia Pierre-le-Grand de cette victoire, et fit souvenir la Russie qu’avant lui on ne connaissait pas le nom de flotte dans la langue de ses vastes Etats. Cela vaut bien, monsieur, nos sermons de Saint-Roch et de Saint-Eustache, et même nos itératives remontrances, qui font tant de bruit chez les Welches.

 

          Soyez sûr, monsieur, que personne ne rend plus de justice que moi à votre génie et à vos sentiments, et que j’aime votre façon de penser autant que je hais la bassesse et la charlatanerie.

 

 

1 – Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

2 – Pierre-le-Grand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

15 Juin 1771.

 

 

          Pressez-vous, mon cher ami, car je suis bien loin d’avoir une démonstration que vous me trouviez en vie au mois de septembre ; mais madame Denis vous fera les honneurs de la maison.

 

          Dites, je vous en prie, les choses les plus tendres à M. et à madame d’Argental, si vous avez le bonheur de les voir.

 

 

 

 

 

à Madame la princesse de Talmont.

 

A Ferney, 15 Juin 1771 (1).

 

 

          Madame, un vieillard aveugle et mourant a été instruit, par les yeux d’autrui, que votre cachet était à une lettre du 4 juin, non signée de vous. Le vieillard est fort éloigné d’oser se mêler des querelles de nations : vous lui avez rendu la vôtre (2) trop respectable ; elle a sauvé Vienne du joug des Ottomans, et peut-être un jour contribuera-t-elle à chasser de l’Europe ces usurpateurs barbares. Il y a longtemps qu’on en serait délivré, si les princes chrétiens avaient pu préférer l’honneur et le salut public à ce qu’ils ont cru leur intérêt : les personnes de votre sexe et de votre naissance, qui triomphent aujourd’hui par terre et par mer de ces déprédateurs du genre humain, me paraissent sûres, du moins par ce côté, et dignes de votre estime.

 

          Il n’appartient pas à un vieillard, obscur et mort au monde, de porter ses vues plus loin. Il se souvient avec reconnaissance de vos anciennes bontés, et vous est attaché, madame, avec beaucoup de respect.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Allamand,

 

MINISTRE A CORZIER, PAYS DE VAUDE,

EN SUISSE, PRÉSENTEMENT PROFESSEUR

A LAUSANNE.

 

A Ferney, le 17 Juin 1771.

 

 

          Une partie de ce que je désirais, monsieur, est arrivée ; je ne voulais que la tolérance, et, pour y parvenir, il fallait mettre dans tout leur ridicule les choses pour lesquelles on ne se tolérait pas.

 

          Je vous assure que, le 30 de mai dernier, Calvin et le jésuite Garasse auraient été bien étonnés s’ils avaient vu une centaine de vos huguenots dans mon village, devenu un lieu de plaisance, faire les honneurs de ce que nous appelons la fête de Dieu, élever deux beaux reposoirs, et leurs femmes assister à notre grand’messe pour leur plaisir. Le curé les remercia à son prône, et fit leur éloge.

 

          Voilà ce que n’auraient fait ni le cardinal de Lorraine, ni le cardinal de Guise.

 

          Il est vrai que je ne suis pas encore parvenu à faire distribuer aux pauvres les trésors de Notre-Dame de Lorette, pour avoir du pain ; ais ce temps viendra. On s’apercevra que tant de pierreries sont fort inutiles à une vieille statue de bois pourri : Dic lapidibus istis ut panes fiant.

 

          Il ne faut plus compter sur la prétendue ville de la Tolérance qu’on voulait bâtir à Versoix. Elle n’existera qu’avec la ville de la Diète européanne, dont l’abbé de Saint-Pierre a donné le plan ; mais du moins il y a un village de libre en France, et c’est le mien. Quand je ne serais parvenu qu’à voir rassemblés chez moi, comme des frères, des gens qui se détestaient au nom de Dieu il y a quelques années, je me croirais trop heureux.

 

          Vous m’écrivîtes, il y a longtemps, monsieur, que certaines brochures, dont l’Europe est inondée, ne feraient pas plus d’effet que les écrits de Tyndal et de Toland ; mais ces messieurs ne sont guère connus qu’en Angleterre. Les autres sont lus de toute l’Europe ; et je vous réponds, que de la mer Glaciale jusqu’à Venise, il n’y a pas un homme d’Etat aujourd’hui qui ne pense en philosophe. Il s’est fait dans les esprits une plus grande révolution qu’au seizième siècle. Celle de ce seizième siècle a été turbulente, la nôtre est tranquille. Tout le monde commence à manger paisiblement son pain à l’ombre de son figuier, sans s’informer s’il y a dans le pain autre chose que du pain. Il est triste pour l’espèce humaine que, pour arriver à un but si honnête et si simple, il ait fallu percer dix-sept siècles de sottises et d’horreurs.

 

          Adieu, monsieur ; je suis bien fâché que mon domicile, qui s’embellit tous les jours, soit si loin du vôtre ; je voudrais que votre Jérusalem fût à deux pas de ma Samarie. Je vous embrasse sans cérémonie du meilleur de mon cœur, avec bien de l’estime et de l’amitié.

 

          Je suis aveugle et mourant ; mais les vingt-quatre lettres de l’alphabet (1) sont à peu près remplies.

 

 

1 – Les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Saint-Priest.

 

A Ferney, 17 Juin 1771.

 

 

          Monseigneur, le triste état de ma santé ne m’a pas permis de remercier plus tôt votre excellence au nom de ma petite colonie et au mien : elle a perdu un grand appui dans M. le duc de Choiseul ; mais la protection dont vous voulez bien l’honorer lui tiendra lieu de tout.

 

          Je crois que le sieur Pinel partira bientôt, chargé de quelques montres qu’il a commandées à ces artistes ; je crois que voilà la première fois qu’un petit village de France a commercé avec la Turquie, la Russie, la Hollande et l’Espagne.

 

          Cette entreprise singulière commence à être de quelque utilité, et mérite certainement l’attention du gouvernement, auquel d’ailleurs nous n’avons demandé aucun secours : notre colonie ne veut que la liberté de travailler, et de faire venir de l’argent en France ; elle a eu jusqu’à présent toutes les facilités possibles, malgré les obstacles qu’elle a trouvés.

 

          Si la première tentative du sieur Pinel réussit en Turquie, il y a lieu d’espérer que mon village des horloges réussira. On a bâti déjà plusieurs maisons assez grandes, de pierre de taille, qui ne sont pas communes dans nos hameaux, et qui ne sont pas même, dit-on, en trop grande quantité dans Stamboul.

 

          Je regarde ce petit établissement comme un prodige, supposé qu’il dise : je l’ai encouragé par des dépenses immenses pour un particulier, sans y avoir d’autre intérêt que celui de faire le bien de L’Etat, autant qu’il est en moi. Mon âge ne me permet pas l’espérance de voir de grands progrès ; mais les premiers essais sont déjà très heureux : mes colons ont un avantage singulier, celui de travailler à bien meilleur marché qu’à Paris et à Londres, et surtout d’être d’excellents artistes ; ils fournissent même en France beaucoup d’horlogers, qui mettent hardiment leurs noms aux ouvrages qui se font chez moi.

 

          La Turquie pourra être un meilleur débouché encore que Paris, lorsque la paix sera faite ; car enfin il faudra bien qu’elle se fasse.

 

          Les princes chrétiens ne se sont jamais accordés pour renvoyer les Turcs au-delà du Bosphore ; et probablement ils resteront encore longtemps, malgré les armes victorieuses des Russes.

 

          Dans ma solitude, entre les Alpes et le mont Jura, je ne puis amuser votre excellence par des nouvelles que vous avez sans doute de Paris. S’il y avait quelques livres nouveaux imprimés à Genève qui pussent occuper vos moments de loisir, je m’offrirais à être votre commissionnaire, et vous verriez, par mon zèle et par mon exactitude, combien vos ordres me seraient chers. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

17 Juin 1771.

 

 

          Madame, quoiqu’on ne m’écrive guère de Babylone, et que j’écrive encore moins, on m’a mandé que vous étiez malade ; peut-être n’en est-il rien : mais, dans le doute, vous trouverez bon que je vous dise combien votre santé est précieuse à tous ceux qui ont des yeux, des oreilles, et une âme. Pour des yeux, je ne m’en pique pas ; il n’y a plus qu’un degré entre votre petite-fille et moi ; Mes oreilles ne sont pas malheureusement à portée de vous entendre ; à l’égard de l’âme, c’est autre chose : je crois entendre de loin la vôtre, devant laquelle la mienne est à genoux. Il n’y a point d’âme au monde qui puisse trouver mauvais qu’il y ait des âmes sensibles, pleines de la plus respectueuse reconnaissance pour leurs bienfaiteurs.

 

          Soit que votre santé ait été altérée, soit que, vous et le grand-père de votre petite-fille, vous conserviez une santé brillante, je compte ne rien faire de mal à propos, en vous disant que votre soulier (1) que je conserve me sera toujours le plus précieux de tous les bijoux ; que les capucins de mon pays, et les sœurs de la charité, et tous les gens qui vont à présent pieds nus, vous bénissent ; que les horlogers, en émaillant leurs cadrans, et en les ornant de votre nom, vous souhaitent des heures agréables ; que les neiges des Alpes et du mont Jura se fondent quand on parle de vous ; que tous ceux qui ont été comblés de vos bontés ne s’entretiennent que de leur reconnaissance ; que sur les bords de l’Euphrate, comme sur ceux de l’Oronte, tous les bergers vous chantent sur leurs chalumeaux.

 

          Cette églogue, madame, ne pourrait déplaire qu’à ceux qui n’aiment ni Théocrite ni Virgile.

 

          Pour moi, madame, qui les aime passionnément, je vous dirai :

 

Ante leves ergo pascentur in œthere cervi,

Quam nostro illius labature pectore vultus.

 

VIRG., ecl. I.

 

          Vous entendez le latin, madame ; vous savez ce que cela veut dire : Les cerfs iront paître dans l’air avant que j’oublie son visage. Les savants assurent que cela est fort élégant. Vous me direz, madame, que je n’ai jamais vu votre visage. Je vous demande pardon, je le connais très bien ; car j’ai, comme vous savez, votre soulier et vos lettres, et quand on connaît le pied et le style de quelqu’un, il faudrait être bien bouché pour ne pas connaître ses traits parfaitement. Je suis désespéré de ne les pas voir face à face, mais je présume que ce bonheur n’est pas fait pour moi.

 

          Embellissez les bords de l’Oronte, tandis que je vais me faire enterrer vers le lac Léman, en vous présentant à vous, et à tout ce qui vous environne en Syrie, mon profond respect, mon inviolable reconnaissance, mon adoration de latrie, ou du moins d’hyperdulie. Le vieux  radoteur aveugle, entre un lac et une montagne couverte de neige.

 

 

1 – Voyez au 26 Juillet 1769. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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