CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 14
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à Madame la marquise du Deffand.
1er Juin 1771.
Vous avez brûlé, madame, tout ce qu’on a écrit sur les parlements. Eh bien ! brûlez donc encore cette troisième édition d’un écrit (1) composé à Lyon ; mais ne brûlez pas la page 7, qui contient les justes éloges du mari de votre grand’maman. Vous devriez bien, si vous avez de l’amitié pour moi, envoyer cette page 7 à madame Barmécide.
Je vous répète que je ne serai jamais ingrat, mais que je n’oublierai jamais le chevalier de La Barre et mon ami, le fils du président d’Etallonde, qui fut condamné au supplice des parricides pour une très légère faute de jeunesse. Il se déroba par la fuite à cette boucherie de cannibales ; je le recommandai au roi de Prusse qui lui a donné, en dernier lieu, une compagnie de cavalerie.
A peine se souvient-on dans Paris de cette horreur abominable. La légèreté française danse sur le tombeau des malheureux. Pour moi, je n’ai jamais mis ma légèreté à oublier ce qui fait frémir la nature. Je déteste les barbares et j’aime mes bienfaiteurs.
Vous aimez les Anglais ; n’ayez donc point d’indifférence pour un homme qui est tout aussi Anglais qu’eux. Songez d’ailleurs que je vis dans un désert où je veux mourir, à moins que je n’aille mourir en Suisse. Songez que je ne dis jamais que ce que je pense, et qu’il y a soixante ans que je fais ce métier. Songez qu’ayant fondé une colonie dans ma Sibérie, je dois approuver infiniment la grâce que fait le roi à tous les seigneurs des terres de payer les frais de leurs justices.
Je sais bien, encore une fois, qu’à Paris on ne fait pas la moindre attention à ce qui peut faire le bonheur des provinces ; je sais qu’on ne s’occupe que de souper, et de dire son avis au hasard sur les nouvelles du jour. Il faut d’autres occupations à un homme moitié cultivateur et moitié philosophe. Je me suis ruiné à faire du bien, je ne demande aucune grâce à personne, et je ne veux rien de personne. Si jamais je vais à Paris pour une opération qu’on dit qu’il faut faire à mes yeux, et qui ne réussira pas, ce sera beaucoup plus pour avoir la consolation de m’entretenir avec vous, que pour recouvrer la vue et pour prolonger ma vie.
Un hasard assez heureux m’amena en France il y a près de quatre-vingts ans ; je ne devrais pas y être, parce que je ne pense pas à la française ; mais quand je serais autre, comptez, madame, que je vous serai attaché jusqu’à mon dernier moment, avec des sentiments aussi inaltérables que ma façon de penser.
1 – Les Peuples aux parlements. (G.A.)
à M. Fabry.
2 Juin 1771.
Monsieur, notre fontaine, le village et moi, vous nous avons beaucoup d’obligation. J’allai ces jours passés me promener en robe de chambre à Versoix. Je vis les vignes qui repoussaient, et qui disaient que ce n’était pas la peine de les avoir arrachées.
Je vis la frégate royale, que je n’avais jamais vue ; elle est réellement aussi belle qu’elle sera inutile. Je souhaite au pays de belles et promptes moissons, avec la fin de toutes les peines que cette malheureuse année vous donne. Il est difficile de faire le bien, et cela n’est pas plus aisé à Ferney qu’ailleurs. J’ai l’honneur d’être, etc.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 3 Juin 1771.
La lettre de mon héros m’a donné un tremblement de nerfs qui m’aurait rendu paralytique, si je n’avais pas, le moment d’après, reçu une lettre de M. le chancelier, qui a remis mes nerfs à leur ton, et rétabli l’équilibre des liqueurs. Il est très content ; il a seulement changé deux mots, et fait réimprimer la chose (1). On en a fait quatre éditions dans les provinces. C’est la voix de Jean prêchant dans le désert, et que les échos répètent.
Mon héros sait que, quand César releva les statues de Pompée, on lui dit : Tu assures les tiennes. Aussi mon héros, dans son cœur, trouvera très bon qu’on montre de la reconnaissance pour un homme qu’on appelle en France disgracié, et qu’on relève ses statues, pourvu qu’elles n’écrasent personne.
J’avoue que je suis une espèce de don Quichotte qui se fait des passions pour s’exercer. J’ai pris parti pour Catherine II, l’étoile du Nord, contre Moustapha, le cochon du croissant. J’ai pris parti contre nosseigneurs, sans aucun motif que mon équité et ma juste haine envers les assassins du chevalier de La Barre et du jeune d’Etallonde, mon ami, sans imaginer seulement qu’il y eût un homme qui dût m’en savoir gré.
J’ai, dans toutes mes passions, détesté le vice de l’ingratitude ; et si j’avais obligation au diable, je dirais du bien de ses cornes.
Comme je n’ai pas longtemps à ramper sur ce globe, je me suis mis à être plus naïf que jamais : je n’ai écouté que mon cœur ; et, si on trouvait mauvais que je suivisse ses leçons, j’irais mourir à Astracan plutôt que de me gêner, dans mes derniers jours, chez les Welches. J’aime passionnément à dire des vérités que d’autres n’osent pas dire, et à remplir des devoirs que d’autres n’osent pas remplir. Mon âme s’est fortifiée à mesure que mon pauvre corps s’est affaibli.
Heureusement mon caractère a plu à l’homme auquel il aurait pu déplaire. Je me flatte qu’il ne vous rebute pas, et c’est ce que j’ai ambitionné le plus.
Je sens vivement vos bontés. Je ne désespère pas de faire un jour, si je vis, un petit tour très incognito à Paris ou à Bordeaux, pour vous faire ma cour, vous jurer que je meurs en vous aimant, et m’enfuir au plus vite ; mais je crois qu’il faut attendre que j’aie quatre-vingts ans sonnés. Je n’en ai que soixante-dix-huit ans, je suis encore trop jeune.
J’ai d’ailleurs fondé une colonie que l’homme à qui je dois tout (2) faisait fleurir, et qui me ruine à présent en exigeant ma présence.
Ce que vous daignez me dire sur ma santé et Tronchin me fait cent fois plus de plaisir que votre vespérie ne m’alarme aussi vous suis-je plus attaché que jamais avec le plus tendre et le plus profond respect, et le plus éloigné de l’ingratitude.
1 – Les Peuples aux parlements. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)
à M. de Marcy de Cernay-la-Ville.
A Ferney, 3 Juin 1771 (1).
Monsieur, en qualité d’homme, de citoyen et du plus proche voisin de vingt mille Francs-Comtois qui attendent leur existence de vos bontés, je prends la liberté de vous conjurer de rapporter cette affaire, qui est digne d’occuper un esprit tel que le vôtre. Vous rendez aux meilleurs sujets du roi la liberté qu’ils ont perdue par des fraudes avérées, et par une usurpation la plus tyrannique.
Je me joins déjà à ces vingt mille hommes pour vous remercier. J’ai l’honneur d’être, avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Hennin.
… Juin 1771.
C’est aujourd’hui lundi que M. Hennin doit avoir M. le duc d’Aiguillon pour son ministre.
Tout le reste est caché dans une nuit profonde.
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, 7 Juin 1771.
Je ne sais, mon cher Cicéron, si vous êtes à Rome ou à Tusculum. Il y a des gens qui prétendent que vous êtes à la cour, et que vous avez une charge auprès de M. le comte de Provence. Je vous aimerais mieux dans votre royaume de Canon, dont vous ferez sûrement un lieu d’abondance, de délices, et d’étude.
Je conseille à mon petit neveu d’Hornoy d’en faire autant chez lui. Quand on a bien cherché le bonheur, on ne le trouve jamais que dans sa propre maison. Je n’ai jamais imaginé qu’il pût être dans la grand’chambre ou dans la grand’salle. Voilà mon autre neveu, le gros abbé, doyen des clercs ; il ne s’y attendait pas il y a six mois. J’aime mieux tout simplement l’ancienne méthode des jurés, qui s’est conservée en Angleterre. Ces jurés n’auraient jamais fait rouer Calas, et conclu, comme Riquet (1), à faire brûler sa respectable femme ; ils n’auraient pas fait rouer Martin, sur le plus ridicule des indices ; le chevalier de La Barre, âgé de dix-neuf ans, et le fils du président d’Etallonde, âgé de dix-sept, n’auraient point eu la langue arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les flammes, pour n’avoir point fait la révérence à une procession de capucins, et pour avoir chanté une mauvaise chanson de grenadiers. Ils n’auraient point traîné à Tyburn un brave général d’armée (2), quoique très brutal, avec un baillon dans la bouche, et n’auraient point prétendu extorquer à sa famille quatre cent mille francs d’amende, à quoi son bien était fort loin de monter. Je m’étonne seulement qu’on ne lui fit pas subir, à Paris, la question ordinaire et extraordinaire, pour savoir au juste à quelle minute les Anglais nous avaient chassés de toute l’Inde, où tant de gens s’étaient conduits en fous, et tant d’autres en fripons.
Mon ami, quand des juges n’ont que l’ambition et l’orgueil dans la tête, ils n’ont jamais l’équité et l’humanité dans le cœur. Il y a eu dans l’ancien parlement de Paris de belles âmes, des hommes très respectables, pour qui j’ai de la vénération ; mais il y a eu des bourreaux insolents. Je n’ai qu’un jour à vivre, et je le passe à dire ce que je pense. Je persiste à croire que l’établissement des six conseils souverains est le salut de la France. Je n’aime le pouvoir arbitraire nulle part, et surtout je le hais dans des juges.
Il faut que le nouveau parlement de Paris prenne bien garde à ce qu’il fera sur l’affaire des Perra de Lyon (3). Je pense que la Lerouge a été noyée, que c’est son corps qu’on a trouvé dans le Rhône. M. Loyseau ne s’éloigne pas de cet avis, et je crois avec lui que la Lerouge, en cherchant son chat, ou en étant poursuivie dans cette allée sombre par quelque effronté, tomba dans les privés que l’on curait alors, et qui étaient ouverts malgré les règlements de police. Ceux qui laissèrent ces lieux ouverts, étant en contravention, prirent peut-être le parti d’aller jeter le corps dans le Rhône ; ce qui est assez commun à Lyon.
Tout le reste de l’accusation contre les Perra et contre les autres accusés me paraît le comble de l’absurdité et de l’horreur. Je trouve d’ailleurs qu’il est contre toute raison, contre toute législation, contre toute humanité, de recommencer un procès criminel contre six personnes déclarées innocentes par trente juges qui les ont examinées pendant neuf mois, et qui ne sont pas des imbéciles.
Il y a deux choses bien réformables en France, notre code criminel et le fatras de nos différentes coutumes.
Que voulez-vous ? nous avons été barbares dans tous les arts, jusqu’au temps qui touchait au beau siècle de Louis XIV. Nous le sommes encore en jurisprudence ; et une preuve indubitable, c’est la multiplicité de nos commentaires. Si quelqu’un veut se donner la peine de nous refondre, ce sera un Prométhée qui nous apportera le feu céleste.
Pour moi, je ne me mêle que de ma petite colonie, qui m’a ruiné dans mon désert. M. le duc et madame la duchesse de Choiseul la soutenaient par leurs bontés généreuses. Elle est actuellement sur le penchant de sa ruine. J’ai perdu mes protecteurs, j’ai perdu la plus grande partie de mon bien ; je vais bientôt perdre la vie, ce qui arrive à tout le monde ; mais ce sera en étant fidèle à la vérité et à l’amitié. Mille respects à madame de Canon.
1 – Procureur général du parlement de Toulouse. (G.A.)
2 – Lally. (G.A.)
3 – Voyez une lettre à un anonyme, fin de 1771. (G.A.)
à Madame ***.
A Ferney, ce 12 Juin 1771.
Mes yeux ont bien de l’obligation aux vôtres : vous avez senti tout ce qu’ils perdaient quand vous daignâtes passer chez ce pauvre aveugle. Si vous aviez aussi quelque recette pour les oreilles, vous l’auriez très bien placée. Le plaisir de vous entendre vaut celui de vous voir ; mais à mon âge il n’y a plus de plaisirs : je suis comme ce pauvre homme qui disait à madame la duchesse de Longueville qu’il avait perdu les joies de ce monde ; il ne me reste de moyen, pour revenir au monde, que de venir vous faire ma cour, madame, et à M. votre frère ; je crois que je serais à Parme, sans l’inquisition, dont l’ombre me fait toujours peur.
J’ai l’honneur d’être sur le mont Jura, comme je le serai sur le Pô, avec bien du respect, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. l’abbé de Crillon.
14 Juin 1771.
« Il est honteux à l’homme de mettre l’humanité au nombre des vertus ; elle est moins son attribut que son essence ; être homme et ne pas être humain, c’est exister contre les lois de la nature.
Marc-Aurèle, Titus, ces hommes plus grands que les dieux qu’ils adoraient, faisaient les délices du monde. »
Voilà des traits, monsieur, qui font voir que vous pensez avec la même grandeur d’âme que le brave Crillon combattait. Je vous ai une double obligation d’avoir fait cet ouvrage (1), et de m’avoir honoré d’un exemplaire.
Si vous aviez suivi la profession des armes, vous seriez un guerrier très généreux. Vous avez suivi celle du sacerdoce, vous êtes compatissant, indulgent et tolérant. Vous regardez Dieu comme le père de tous les hommes ; il y a plus de soixante ans que j’ai la même foi que vous, mais je ne l’ai jamais trouvée si bien expliquée que dans votre ouvrage.
J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus respectueuse et avec bien de la reconnaissance, monsieur, etc.
1 – De l’Homme moral. (G.A.)