CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 11
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à M. le comte d’Argental.
17 Avril 1771.
Mon cher ange, votre lettre est un vrai poisson d’avril, car elle est datée du 1er, et je ne l’ai reçue que le 14. Il faut qu’elle ait été égarée dans les bureaux de M. Bertin.
Je vous dirai, au sujet de vos remarques sur Sophonisbe, comme M. Vigouroux : « Si je meurs, je les passe ; si je vis, à revoir. » Je suis aveugle et très malade, et je ne crois pas qu’il me soit possible de faire encore beaucoup de tragédies. Il faut pourtant vous avouer, avec la sincérité d’un mourant, que je n’ai jamais conçu pourquoi la dernière épée du bon homme Syphax vous déplaisait tant, après que la première épée de Rodrigue ne vous a jamais déplu. Pour moi, je tiens qu’il n’y aurait plus moyen de faire des vers, si des métaphores aussi simples, aussi claires, n’étaient pas permises.
A l’égard des Pélopides, il y a plus d’un mois que je ne les ai regardés, et je ne les reverrai qu’en cas que la nature me rende la vue et la vie.
Est-ce l’abbé Grizel qui a fait banqueroute à Lekain ? Je le plains infiniment, mais je ne puis le mettre sur mon testament, attendu que M. le contrôleur général d’un côté, et ma colonie de l’autre, m’ont absolument ruiné. S’il a perdu vingt mille francs, j’en ai perdu plus de quatre cent mille, ou du moins ils sont prodigieusement hasardés. La retraite de M. le duc de Choiseul m’a porté le dernier coup, aussi bien qu’à la ville de Versoix qu’il voulait bâtir. Notre petit canton est actuellement dans un état déplorable.
Je vous conjure, mon cher ange, de me mander s’il est vrai que M. le duc de Choiseul ait été accusé de s’entendre avec le parlement de Paris, et de fomenter sa très condamnable désobéissance Il m’est de la dernière importance de le savoir et comme il s’agit ici d’un bruit public et non d’un mystère d’Etat, madame d’Argental peut fort bien me mander ce que l’on dit, sans se compromettre dans ce qu’elle aura la bonté de m’écrire.
Je vous supplie de ne me pas oublier auprès de M. le duc de Praslin, à qui je serai toujours dévoué. Le roi ne condamne pas les sentiments de la reconnaissance : j’en dois beaucoup à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul, et je dois remplir mon devoir jusqu’à ma mort, en trouvant les parlements très ridicules.
J’ai lu toutes les remontrances et toutes les brochures : elles m’ont affermi dans l’opinion que le roi a raison, et qu’il faut absolument qu’il ait raison.
Je vous demande en grâce de vouloir bien dire à M. de Thibouville combien je m’intéresse à sa santé du bord de mon tombeau. Je prie madame d’Argental de me conserver ses bontés, et de vouloir bien m’écrire sur ce que je lui demande.
Donnez-moi votre bénédiction, mes anges : j’en ai grand besoin au milieu des neiges et de la famine qui nous environnent.
à M. le marquis de Thibouville.
24 Avril 1771 (1).
M. d’Argental m’avait bien mandé, mon cher marquis, que vous aviez été malade ; mais je ne croyais pas que la chose eût été si sérieuse ; votre lettre m’a fait trembler. Mais vous me rassurez, puisque vous me demandez une montre à répétition. Je trouverai votre affaire, avant qu’il soit peu ; vous aurez une bonne montre, et à bon marché. Puissiez-vous compter les heures pendant cinquante ans ! Pour moi, je distingue à peine actuellement le cadran d’une montre ; je suis aveugle, et bientôt il n’y aura plus d’heure ni de minutes pour moi.
Madame Denis me charge de vous dire combien elle est sensible au danger que vous avez couru, et elle vous sera toujours très attachée, aussi bien que son vieil oncle l’aveugle.
Quand vous m’écrirez, je vous prie de m’écrire à Gex, attendu les chargements qui viennent d’être faits dans la poste. Ayez aussi la bonté de dire à M. d’Argental de m’écrire à Gex.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de la Verpillière.
Ferney, 27 Avril 1771.
Monsieur, M. Pasquier (1) aime à peindre les aveugles et les mourants ; il destine apparemment mon portrait aux Quinze-Vingts. Quoi qu’il en soit, j’ai obéi à vos ordres ; je l’ai laissé enjoliver la charpente de mon visage. Son pinceau délicat n’était pas fait pour moi. C’est, je crois, la première fois qu’on a fait une miniature d’une face de soixante et dix-huit ans. Il y a dans le misérable étui une âme pénétrée de tous les sentiments que M. et madame de La Verpillière inspirent.
Agréer, monsieur, le respect avec lequel je serai, jusqu’au dernier moment de ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
P.S. – Après que l’aveugle a eu dicté cette lettre, on lui a dit que c’est madame, et non monsieur, qui lui a fait l’honneur de lui écrire ; mais il n’y a rien de gâté.
1 – Peintre de portraits en émail. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 29 Avril 1771.
Il y a longtemps que le vieux malade de Ferney n’a importuné son héros ; il a respecté les tracasseries publiques et l’épidémie régnante. Je ne suis pas courtisan, il s’en faut beaucoup ; mais j’ai pensé dans ma retraite que le parlement n’avait pas le sens commun, et j’ai toujours dit avec Chicaneau :
L’esprit de contumace est dans cette famille.
Les Plaid., act. II, sc. V.
Je ne connais rien d’égal à la plate folie d’avoir soutenu au roi, opiniâtrement, qu’un pair était entaché, quand le roi le déclarait très net, sur le vu même des pièces du procès. C’était, ce me semble, vouloir entacher le roi lui-même ; et toute cette aventure m’a paru celle des Petites-Maisons plutôt que celle d’un parlement.
Franchement, nous sommes une nation d’enfants mutins à qui il faut donner le fouet et des sucreries.
La fermentation est aussi forte dans les provinces qu’à Paris, et ne produira vraisemblablement que des arrêtés qui ne subsisteront pas, et des protestations très inutiles, sans quoi la France serait la fable de l’Europe.
J’avais deux neveux, l’un (1) vient de prendre la place de l’autre dans le parlement de Paris ; cela me fait rire, et je ris de tout ceci, parce que je ne crois pas que cette maladie de la nation soit mortelle. Ses symptômes sont des vertiges qu’il faut faire guérir par M. Pomme.
Il y a une maladie plus triste, c’est celle que M. l’abbé Terray ne peut guérir ; elle m’a rendu paralytique. J’avais établi une colonie assez considérable dans mon hameau pour une petite ville ; il y avait des manufactures sous la protection de M. de Choiseul ; tout cela est presque détruit en un jour. Les petits pâtissent du malheur des grands, et quelquefois même de leur bonheur. Je ne pourrai plus donner de pension aux conseillers du parlement (2), comme j’avais l’insolence de faire. Pour le roi, il ne me donne point de pension, et je l’en quitte.
Si j’osais, je penserais comme mon héros, et je dirais qu’une statue vaut mieux qu’une pension. Mais à mon âge, et dans l’état où je suis, cela me paraît un peu frivole.
Mon tendre et respectueux attachement pour vous vous paraîtra peut-être un peu frivole aussi ; mais agréez les sentiments d’un cœur qui est à vous depuis cinquante années.
A propos, on m’a envoyé la réponse au mémoire des états de Bourgogne. Les accusions me paraissent absurdes. Le duc de Sully avait bien raison de dire que si la sagesse venait au monde, elle ne se logerait jamais dans une compagnie.
1 – Mignot. (G.A.)
2 – Il pensionnait d’Hornoy. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
A Ferney, 1er Mai 1771 (1).
Le vieux malade de Ferney, devenu presque entièrement aveugle, aimera, tant qu’il vivra, le philosophe militaire d’Angoulême. Son état l’empêche souvent d’écrire, et d’ailleurs le long circuit des lettres qui passent par Paris est un obstacle.
On a dépêché depuis quelques jours un petit paquet pour amuser mon philosophe angoumois ; on ne sait s’il parviendra.
Nous avons beaucoup de fermentation dans le parlement de Dijon, comme dans tous ceux du royaume ; mais il est à croire que la sagesse du roi et du ministre dissiperont tous ces nuages. Le droit est certainement du côté du roi ; sa fermeté et sa douceur rendront ce droit respectable.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Tabareau.
4 Mai 1771 (1).
Je me souviens bien, monsieur, qu’un Espagnol qui passa à Ferney, il y a quelques mois, me dit qu’il m’enverrait quelques livres espagnols assez curieux. Il me les envoie par la voie de Marseille ; mais je ne les crois point curieux du tout. Je crois qu’il n’y a de curieux en Espagne que Don Quichotte. Le négociant de Marseille peut en toute sûreté de conscience envoyer ces rogatons ; il doit savoir qu’on n’imprime rien dans ce pays-là qu’avec l’approbation du saint-office, et je serais bien fâché de lire un ouvrage qui ne serait pas muni de ce sceau respectable.
Je vous remercie de toutes vos bontés. M. Sherer paiera ce qu’il faudra. Votre bibliothécaire vous est bien tendrement attaché, et compte incessamment vous faire un petit envoi qui ferait trembler la Sainte-Hermandad. M. Vasselier en aura sa part, comme de raison.
Mille tendres amitiés à l’un et à l’autre. Le vieil aveugle de Ferney.
Voulez-vous bien me permettre de vous adresser ce paquet pour Rosset ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Ce billet a été classé jusqu’ici avec d’autres à la fin de l’année 1770. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
5 Mai 1771.
Ma sœur, vous êtes dénaturée : vous abandonnez votre frère le quinze-vingts, comme votre grand’maman abandonne son frère le campagnard. Si je n’étais qu’aveugle et sourd, je prendrais la chose en patience ; si à ces disgrâces de la nature, la fortune se contentait d’ajouter la ruine de ma colonie, je me consolerais encore : mais on m’a calomnié, et je ne me console point. Je serai fidèle à votre grand’maman et à M. son mari tant que j’aurai un souffle de vie ; cela est bien certain.
Je ne crois point du tout leur manquer en détestant des pédants absurdes et sanguinaires. J’ai abhorré, avec l’Europe entière, les assassins du chevalier de La Barre, les assassins de Calas, les assassins de Sirven, les assassins du comte de Lally. Je les trouve, dans la grande affaire dont il s’agit aujourd’hui, tout aussi ridicules que du temps de la Fronde. Ils n’ont fait que du mal, et ils n’ont produit que du mal.
Vous savez probablement que d’ailleurs je n’étais point leur ami. Je suis fidèle à toutes mes passions. Vous haïssez les philosophes, et moi je hais les tyrans bourgeois. Je vous ai pardonné toujours votre fureur contre la philosophie, pardonnez-moi la mienne contre la cohue des enquêtes. J’ai d’ailleurs pour moi le grand Condé, qui disait que la guerre de la Fronde n’était bonne qu’à être chantée en vers burlesques.
Je ne sais rien dans mes déserts de ce qui s’est passé derrière les coulisses de ce théâtre de polichinelle. Je me borne à dire hautement que je regarde le mari de votre grand’maman comme un des hommes les plus respectables de l’Europe, comme mon bienfaiteur, mon protecteur, et que je partage mon encens entre votre grand’maman et lui. J’ai soixante-dix-sept ans, quoi qu’on die ; je mets entre vos mains mes dernières volontés, pour la décharge de ma conscience. Je vous prie même avec instance de communiquer ce testament à votre grand’maman, après quoi je me fais enterrer.
Soyez très sûre, madame, que je mourrai en regrettant de n’avoir pu passer auprès de vous quelques dernières heures de ma vie. Vous savez que vous étiez selon mon cœur et que je suis le doyen de tous ceux qui vous ont été attachés ; je suis même le seul qui vous reste de vos anciens serviteurs ; je dois hériter d’eux : je réclame mes droits pour le moment qui me reste.
à Madame la comtesse de Boisgelin.
A Ferney, ce mardi 7 mai 1771.
Un pauvre malade de soixante et dix-sept ans, devenu presque entièrement aveugle, se sent consolé par l’honneur que madame la comtesse de Boisgelin veut bien lui faire. Ses souffrances, et les remèdes pires que les souffrances, ne lui permettent pas de faire aujourd’hui sa cour à madame la comtesse de Boisgelin : mais si elle veut venir demain vers les six heures souper et coucher à Ferney, et amener M. l’abbé Dupré et M. Caillard, madame Denis lui fera comme elle pourra les honneurs de la chaumière, dans un pays barbare où il n’y ni pain, ni vin, ni viande. Le vieil aveugle présente son très humble respect à madame la comtesse de Boisgelin et à sa compagnie.