CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 24

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à M. de La Harpe.

 

A Ferney, 23 Novembre 1771.

 

 

          « Autant que l’université de Paris était autrefois célèbre et brillante, autant est-elle tombée dans l’avilissement. La faculté de théologie surtout me paraît le corps le plus méprisable qui soit dans le royaume. » Ces paroles sont tirées de l’Histoire critique de la philosophie, par M. Deslandes, t. III, p. 299.

 

          Nous sommes bien loin, vous et moi, mon cher ami, de penser comme l’auteur de cette histoire. Nous respectons tous deux, comme nous le devons, le concile perpétuel des Gaules, et surtout le père du concile qui a daigné vous reprendre et vous faire sentir la vérité. Il est triste pour moi d’ignorer son nom, et de ne pouvoir lui rendre la justice qu’il mérite.

 

          J’ignore aussi le nom du jeune homme égaré (1) qui préfère le talent de faire de bons vers à la dignité de cuistre de collège. Boileau certainement ne travaillait pas si bien à son âge. Il lui manque très peu de chose pour égaler le Boileau du bon temps.

 

          Je voudrais peut-être qu’il changeât ici sa main d’une onde ; cet hémistiche n’est pas heureux.

 

          Et son bras demi-nu est armé. On prononce nu est, et cela est rude.

 

          Je ne sais si on aimera la voix langoureuse : la chaleur du baiser est dans Vertumne : ainsi j’aimerais mieux donne un baiser que prend un baiser. Ovide a dit : Dedit oscula.

 

          Je voudrais que le mariage de la vigne et de l’ormeau fût écrit avec plus de soin. Ces feuillages verts, dans les airs, sont un peu faibles. Il faut que ce morceau l’emporte sur celui de l’opéra des Sens.

 

          Essayer à la fin sa douceur fortunée. Cette douceur fortunée est un peu faible.

 

          Jamais belle n’eût vu tant d’amants sur ses pas. Cela veut dire : Si vous étiez mariée, vous auriez plus d’amants que personne. Cela n’est ni honnête, ni de l’intérêt de Vertumne. Ovide dit : Si vous vouliez vous marier, Hélène n’aurait pas plus de prétendants. Il ne dit pas si vous vouliez essayer.

 

          Peut-être que le discours de Vertumne est un peu trop long dans l’auteur français : j’ai peur qu’il ne languisse un peu. Il fera plus d’effet s’il est plus resserré.

 

          Voilà toutes mes réflexions sur un très bel ouvrage. Il me semble qu’il faudrait faire une souscription pour engager l’auteur à suivre un si beau talent. Je souscris pour deux cents francs, parce que je suis devenu pauvre ; ma colonie m’a ruiné.

 

          Je vous embrasse tendrement, mon cher ami ; macte animo. La carrière est rude, mais elle est belle.

 

 

1 – Fariau de Saint-Ange, traducteur des Métamorphoses d’Ovide. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Sabatier de Cavaillon.

 

Au château de Ferney, 25 Novembre 1771.

 

 

          Je ne sais, monsieur, ce que c’est que le libelle (1) dont vous me faites l’honneur de me parler. Quand je l’aurais eu, je n’aurais pas pu le lire, étant devenu presque entièrement aveugle, d’ailleurs fort près de ma fosse, et n’ayant pas de temps à perdre. J’ai ouï dire que cette rapsodie était d’un nommé La Beaumelle, ci-devant apprenti pasteur à Genève, et devenu loup en France. Je suis fort étonné qu’on ose mettre une telle infamie sous le nom d’un homme tel que vous. Toutes ces pauvretés-là ne font de mal à personne. M. de Fontenelle disait que sa chambre ne contiendrait pas tous les livres qu’on avait faits contre lui ; ceux qu’on prima contre Louis XIV n’auraient pas tenu dans le château de Versailles. Je rends grâces au polisson qui m’a valu toutes vos politesses, auxquelles je suis fort sensible. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Les Trois Siècles de la littérature, par l’abbé Sabatier de Castres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, le 28 Novembre 1771.

 

 

          On me mande, monseigneur, qu’un Anglais, très Anglais, qui s’appelle Muller, homme d’esprit, pensant et parlant librement, a répandu dans Rome qu’à son retour il m’apporterait les oreilles du grand inquisiteur dans un papier de musique ; et que le pape, en lui donnant audience, lui a dit : « Faites mes compliments à M. de Voltaire, et annoncez-lui que sa commission n’est pas faisable ; le grand inquisiteur à présent n’a plus d’yeux ni d’oreilles. »

 

          J’ai bien quelque idée d’avoir vu cet Anglais chez moi ; mais je puis assurer votre éminence que je n’ai demandé les oreilles de personne, pas même celles de Fréron et de La Beaumelle.

 

          Supposé que M. Muller ou Milles ait tenu ce discours dans Rome, et que le pape lui ait fait cette réponse, voici ma réplique ci-jointe. Je voudrais qu’elle pût vous amuser ; car, après tout, cette vie ne doit être qu’un amusement. Je vous amuse très rarement par mes lettres, car je suis bien vieux, bien malade, et bien faible. Mes sentiments pour vous ne tiennent point de cette faiblesse ; ils ne ressemblent point à mes vers. Agréez mon très tendre respect, et conservez vos bontés pour le vieillard de Ferney.

 

Le grand inquisiteur, selon vous, très saint père,

N’a plus ni d’oreilles ni d’yeux :

Vous entendez très bien, vous voyez encor mieux,

Et vous savez surtout bien parler et vous taire.

Je n’ai point ces talents, mais je leur applaudis.

Vivez longtemps heureux dans la paix de l’Eglise ;

Allez très tard en paradis :

Je ne suis point pressé que l’on vous canonise.

Aux honneurs de là-haut rarement on atteint.

Vous êtes juste et bon, que faut-il davantage ?

C’est bien assez, je crois, qu’on dise : « Il fut un sage. »

Dira qui veut : « Il fut un saint. »

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 27 Novembre 1771.

 

 

          Vraiment, mon héros, quand je vous envoyai le Bolingbroke par la poste de Toulouse, ce fut plutôt pour amuser le politique que pour instruire le philosophe. Vous êtes tout instruit ; cependant il n’est pas mal de répéter quelquefois son catéchisme, pour s’affermir dans cette bonne doctrine qui fait jouir de la vie et mépriser la mort.

 

          Un autre Anglais nommé Muller, qui m’était venu voir à Ferney, et qui croit être partout dans le parlement de Westminster, s’est avisé de dire depuis peu, dans Rome, qu’il s’était chargé de me rapporter les oreilles du grand-inquisiteur dans un papier de musique. Le pape en ayant été informé, lui a dit : « Faites bien mes compliments à M. de Voltaire ; mais dites-lui que sa commission est infaisable : le grand-inquisiteur n’a plus d’yeux ni d’oreilles. »

 

          Moi, qui n’avais pas du tout chargé mon Anglais de cette mauvaise plaisanterie, j’ai été tout confondu du compliment de sa sainteté. J’ai pris la liberté de lui écrire que je lui croyais les meilleures oreilles et les meilleurs yeux du monde, un ingegno accorto, un cuore benevolo, et que je comptais sur sa bénédiction paternelle inarticulo mortis.

 

          A vue de pays, votre cour des pairs ne sera pas longtemps le parlement de M. Muller. Voilà une grande révolution faite en peu de mois ; c’est une époque bien remarquable dans l’histoire des Welches.

 

          Vous savez, sans doute, tous les détails de l’assassinat du roi de Pologne (1) ; c’est bien là une autre affaire parlementaire. Je vous supplie de remarquer que voilà cinq têtes couronnées, cinq images de Dieu, assassinées en très peu de temps (2) dans ce siècle philosophique. On ne peut pas dire pourtant que les philosophes aient eu beaucoup de part à ces actions d’Aod et de Ravaillac.

 

          Conservez-moi vos bontés, monseigneur ; il faut que ceux qui ont encore la vigueur du bel âge aient pitié de ceux qui l’ont perdue.

 

 

1 – Le 3 novembre 1771. (G.A.)

2 – Louis XV, Joseph de Portugal, Pierre III, Ivan et Stanislas-Auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. François Tronchin (1)

 

Au Château de Ferney, le 1er Décembre 1771.

 

 

          Mon cher successeur des Délices, je m’en rapporte bien à vous sur la statue ; personne n’est meilleur juge que vous (2). Pour moi, je ne suis que sensible ; je ne sais qu’admirer l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle ; nu ou vêtu, il ne m’importe. Je n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames, de quelque façon qu’on me présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle le maître absolu de la statue. C’est un crime en fait de beaux-arts de mettre des entraves au génie. Ce n’est pas pour rien qu’on le représente avec des ailes ; il doit voler où il veut et comme il veut.

 

          Je vous prie instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon amitié, de ma reconnaissance, et de mon admiration. Tout ce que je puis lui dire, c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés que quand je me suis écouté moi-même.

 

 

1 – C’est l’ancien conseiller d’Etat de Genève. Il était alors à Paris. (G.A.)

2 – La nudité de la statue projetée par Pigalle avait occasionné un schisme parmi les souscripteurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

2 Décembre 1771.

 

 

          Mon cher ange, Florian arrive : il m’apporte votre lettre. Je suis bien faible, bien misérable, bien accablé de tous les horribles détails de ma colonie, qui conviennent guère à un vieux malade ; mais je vous réponds sur-le-champ comme je peux, et cela article par article, comme un homme qui fait semblant d’avoir de l’ordre.

 

          Je ne savais pas que IV et V (1) vous manquassent : vous les aurez par la première occasion ; mais vous n’aurez pas sitôt ni Pélopides, ni mademoiselle Lenclos, ni Sophonisbe.

 

          C’est une terrible chose qu’une colonie ; je n’aurais pas conseillé à Sophocle d’en établir ; et je suis devenu, de plus, si questionneur, que je n’ai fait que des Questions depuis deux mois.

 

          Je répondrai à la question de votre ami : Pourquoi les Guèbres et Sophonisbe ne sont-ils pas dans le recueil ? C’est que ces ouvrages n’étaient pas encore faits quand le marquis (2) imprimait mes facéties théâtrales sans consulter ni le prince ou son frère, ni moi ; et ce qui vous étonnera, c’est que je n’ai pas vu une page de son édition.

 

          Je suppose que mademoiselle Daudet est auprès de madame de Strogonof. En ce cas, elle est avec la personne la plus riche de la Russie. Si c’est madame Stagarof, comme vous l’écrivez, je ne la connais pas. Tout ce que je sais, c’est que je suis au désespoir d’avoir été inutile à mademoiselle Daudet.

 

          J’ai encore un petit mot à dire pour M. le marquis de Monteynard. J’ai retrouvé le mémoire qu’il avait la bonté de me demander, et je lui ai envoyé accompagné d’un autre que j’ai présenté hardiment à tous les juges. Dans ce nouveau mémoire (3), j’ai l’insolence de proposer de faire un loi générale sur la mainmorte, et d’abolir cet usage qui jure avec le nom de France, et surtout avec celui de Franche-Comté. J’ose indiquer un moyen de dédommager les seigneurs en augmentant un peu les redevances, et en rendant les vassaux libres : je prends même la liberté d’ajouter que ce règlement mettrait le comble à la gloire du ministère. M. le chancelier a poussé la bonté jusqu’à m’écrire à ce sujet. J’espère beaucoup. Je mourrai heureux si je puis avoir contribué à briser les fers de plus de deux cents mille sujets du roi : c’est un de mes rêves.

 

          Je viens à présent à l’article des montres, M. Le Gendre (4), de Versailles, comme je vous l’ai mandé, doit vous en remettre une, ou à madame d’Argental. M. le baron Duben, seigneur suédois, en a trois autres qu’il doit remettre à madame d’Argental ou à vous. Il n’en reste plus qu’une qu’on ne tardera pas à vous envoyer. Je ne savais pas que de ces cinq montres il y en eût une nommément pour M. de Thibouville. Je croyais que c’était une commission qu’il donnait pour une autre personne.

 

          Il ne me reste qu’à vous parler de l’abbé, mon historien. Je lui ai écrit ; je l’ai invité à venir chez moi ; j’ignore s’il a reçu ma lettre.

 

          Voilà tous les articles traités sommairement. Celui de la santé de madame d’Argental est le plus intéressant. Madame Denis et moi nous nous mettons tous deux à l’ombre des ailes de nos anges. Ne nous oubliez pas auprès de votre ami.

 

 

1 – Des Questions. (G.A.)

2 – Gabriel Cramer. (G.A.)

3 – Voyez, Coutume de Franche-Comté, dans les ÉCRITS POUR LES SERFS DU MONT JURA. (G.A.)

4 – Beau-frère de Hennin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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