CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 10
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à M. le comte de Rochefort.
27 Mars 1771.
Si vous passez, comme vous le dites, monsieur, au mois de juillet par votre hospice de Ferney avec madame Dixneufans, vous savez comme cette faveur sera sentie par ma nièce et par son oncle l’aveugle. J’espère qu’alors j’aurai des yeux ; car jusqu’à présent l’été me rend la vue que je perds dans le temps des neiges. On ne peut mieux prendre son temps pour voir, que quand madame Dixneufans passe.
Vous verrez ma petite colonie assez heureusement établie : celle de Versoix est un peu négligée à présent. Il me semble qu’on a trop étendu les idées de M. le duc de Choiseul. On a fait dépenser au roi six cent mille francs pour un port qui honorerait Brest ou Toulon, mais où il n’y aura jamais que deux ou trois barques. Au lieu de construire le port à l’embouchure de la rivière, on l’a placé beaucoup plus haut, et on s’est mis dans la nécessité de donner à la rivière un autre lit, ce qui exigerait des dépenses immenses. Voilà comment les meilleurs projets échouent, quand on veut plus faire que le ministère n’ordonne.
Je conserverai, jusqu’au dernier jour de ma vie, la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance pour M. le duc de Choiseul. Il m’accordait sur-le-champ tout ce que je lui demandais, et je ne lui ai jamais rien demandé que pour les autres ; c’est ce qui augmente les obligations que je lui ai.
Il est horrible d’être ingrat, mais il faut être juste. Je persiste dans la ferme opinion que rien n’est plus utile et plus beau que l’établissement des six conseils souverains ; cela seul doit rendre le règne de Louis XV cher à la nation. Ceux qui s’élèvent contre ce bienfait sont des malades qui se plaignent du médecin qui leur rend la santé. Quelquefois les institutions les plus salutaires sont mal reçues, parce qu’elles ne viennent pas dans un temps favorable ; mais bientôt les bons esprits se rendent : pour la canaille, il ne faut jamais la compter.
Adieu, monsieur ; conservez-moi votre amitié, dont vous savez que je sens tout le prix, et qui fait ma consolation.
à M. Tabareau.
A Ferney, 31 Mars 1771 (1).
Je suis entièrement aux ordres de M. Tabareau, et dès que j’aurai reçu ce beau portrait (2), je me conformerai à ses intentions.
Il est vrai que je persiste dans l’admiration et la reconnaissance que tout Français doit avoir pour le roi, qui délivre tant de provinces de l’affreuse nécessité d’aller se ruiner en procès à Paris ; mais je suis indigné contre les libraires de Lyon qui s’avisent de mettre, sous le nom de Genève, des choses dont tous les citoyens de Lyon devraient s’honorer.
Voulez-vous bien, monsieur, avoir la bonté de faire parvenir ce petit mot d’écrit au sieur Rosset, libraire ?
P.S. – Je croyais, monsieur, vous avoir présenté ces chiffons de médailles il y a longtemps ; je me suis bien trompé. Souffrez que j’aie l’honneur de vous présenter les deux qui me restent, l’une à vous, monsieur, l’autre à M. Vasselier.
Je m’étais toujours bien douté que le grand-conseil deviendrait parlement et que le roi serait le maître. M. le chancelier me comble de bontés qui exigent toute ma reconnaissance ; je n’en ai pas moins pour toutes les marques d’amitié que vous et M. Vasselier me donnez continuellement.
1 – Cette lettre, jointe à d’autres billets, a été classée jusqu’ici à la fin de l’année 1770. (G.A.)
2 – Celui de Catherine II, exécuté à Lyon. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
1er Avril 1771.
J’ai été pendant un mois accablé de souffrances, mon cher grand-écuyer de Cyrus ; j’ai eu la goutte, j’ai été accablé de fluxions sur les yeux ; j’ai été aveugle, j’ai été mort, et le vent du nord poursuit encore ma cendre.
Pendant ce temps-là, on m’imputait à Paris je ne sais combien de petites brochures qui courent sur les tracasseries parlementaires ; de sorte que je me suis trouvé un des morts les plus vexés.
Tout cela est cause que je ne vous ai pas écrit en même temps que madame Denis. Tous ceux qui m’écrivent de Paris me protestent qu’ils sont très fâchés d’y être ; mais ils y restent. Vous êtes plus sage qu’eux, vous prenez le parti de vivre à la campagne, sans vous vanter de rien. Je ne sais si vous y êtes actuellement.
N’êtes-vous pas curieux de voir le dénouement de la pièce qu’on joue à Paris depuis deux mois ? Les six actes réussissent très bien dans les provinces. Pour moi, je vous avoue que je bats des mains quand je vois que la justice n’est plus vénale, que des citoyens ne sont plus traînés des cachots d’Angoulême aux cachots de la Conciergerie, que les frais de justice ne sont plus à la charge des seigneurs. Je le dis hautement, ce règlement me paraît le plus beau qui ait été fait depuis la fondation de la monarchie, et je pense qu’il faut être ennemi de l’Etat et de soi-même pour ne pas sentir ce bienfait.
Vous avez un neveu (1) qui est charmant : voici un petit mot pour lui que je glisse dans ma lettre, sans cérémonie, pour ne pas multiplier les ports de lettres.
1 – Claris de Florian. (G.A.)
à M. le prince de Beauvau.
A Ferney, 5 Avril 1771.
Je me mets aux pieds de mon très respectable confrère, qui veut bien m’appeler de ce nom (1). Comme un chêne est le confrère d’un roseau, le roseau, en levant sa petite tête, dit très humblement au chêne : Ceux de Dodone n’ont jamais mieux parlé. Il est vrai, illustre chêne, que vous n’avez point prédit l’avenir ; mais vous avez raconté le passé avec une noblesse, une décence, une finesse, un art admirable.
En parlant de ce que le roi a fait de grand et d’utile, vous avez trouvé le secret de faire l’éloge d’un ministre votre ami, dont les soins ont rendu le constat d’Avignon à la couronne, subjugué et policé la Corse, rétabli la discipline militaire, et assuré la paix de la France. Vous avez sacrifié à l’amitié et à la vérité. Je n’ai que deux jours à vivre, mais j’emploierai ces deux jours à aimer et à révérer un grand ministre qui m’a comblé de bontés, et le roi approuvera ma reconnaissance. Je ne me mêle pas assurément des affaires d’Etat, ce n’est pas le partage des roseaux ; j’applaudis comme vous à l’érection des six conseils, à la justice rendu gratuitement, aux frais de justice dont les seigneurs des terres sont délivrés ; mais je n’écris point sur ces objets : j’en suis bien loin, et je suis indigné contre ceux qui m’attribuent tant de belles choses.
Il y a, entre autres écrits, un Avis important à la noblesse de France, dont la moitié est prise mot pour mot d’un petit livre d’un jésuite, intitulé Tout se dira ; et on a l’injustice et l’ignorance de m’imputer cette feuille, qui n’est qu’un réchauffé. Qu’on m’impute Barmécide (2), voilà mon ouvrage ; je le réciterais au roi.
Mais, dans ma vieillesse et dans ma retraite, je ne peux que rendre justice obscurément et sans bruit au mérite.
C’est ainsi que ce pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne verdoyant auquel il présente son profond respect.
1 – Beauveau venait d’être reçu à l’Académie française. (G.A.)
2 – L’Epître de Benaldaki à Caramouftée. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 5 Avril 1771.
Eh bien ! madame, vous aurez l’Epître au roi de Danemark. Je ne vous l’ai point envoyée, parce que j’ai craint que quelque Welche ne s’en fâchât. Depuis ma correspondance avec l’empereur de la Chine (1), je me suis beaucoup familiarisé avec les rois ; mais je crains un certain public de Paris, qu’il est plus difficile d’apprivoiser.
D’ailleurs, non seulement je suis dans les ténèbres extérieures, mais tous les maux sont venus à la fois fondre sur moi. Il y a un avocat, nommé Marchand, qui s’est avisé de faire mon testament (2). Il peut compter que je ne lui ferai pas plus de legs que le président Hénault ne vous en a fait.
M. le prince de Beauvau m’a fait l’honneur de m’envoyer son discours à l’Académie. Il est noble, décent, écrit du style convenable ; j’en suis extrêmement content. Je ne le suis point du tout qu’on m’impute des ouvrages où l’on dit que les parlements sont maltraités. Il y en a un d’un jésuite qui est l’auteur d’un livre intitulé Tout se dira, et d’un autre intitulé Il est temps de parler (3). Pour moi, je ne me mêle point du tout des affaires d’Etat ; je me contente de dire hautement que je serai attaché à M. le duc et à madame la duchesse de Choiseul jusqu’au dernier moment de ma vie.
Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même.
Alzire, act. III, sc. IV.
Ce qui m’a paru le plus beau dans le discours de M. le prince de Beauvau, c’est le secret qu’il a trouvé de relever tous les services que M. le duc de Choiseul a rendus à l’Etat, et qu’en faisant l’éloge du roi il a fait celui de M. le duc de Choiseul, sans que le roi en puisse prendre le moindre ombrage : il y a bien de la générosité et de la finesse dans ce tour, qui n’est pas assurément commun.
Je n’ai pas approuvé de même quelques remontrances qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu’on doit parler à son souverain d’une manière un peu plus honnête. J’ai écrit ce que j’en pensais à un homme qui a montré ma lettre.
J’ajoutais que j’étais enchanté de l’établissement des six conseils nouveaux qui rendent la justice gratuitement. Je trouvais très bon que le roi payât les frais de justice dans mon village. On a montré ma lettre au roi, qui ne s’est pas fâché ; il aime les sentiments honnêtes ; et il devrait être encore plus content, s’il voyait que je parle, dans le peu de lettres que j’écris, de la reconnaissance que je dois au mari de votre grand’maman.
Adieu, madame ; soupez, digérez, conversez ; et quand vous écrirez à votre grand’maman, qui ne m’écrit point, mettez-moi tout de mon long à ses pieds.
1 – Epître au roi de la Chine. (G.A.)
2 – Testament politique de M. de V***. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à Bordes du 29 novembre 1766. (G.A.)
à M. de Saint-Lambert.
A Ferney, 7 Avril 1771.
Mon charmant confrère, je suis de vos avis dans tout ce que vous m’écrivez dans votre lettre non datée. Ce petit procureur de Dijon ne gagnera pas son procès, ou je me trompe fort. Il rend des arrêts comme le parlement, sans les motiver. Il est bien fier, ce Clément ; c’est un grand homme. Il lut, il y a deux ans, une tragédie aux comédiens, qui s’en allèrent tous au second acte. Voilà les gens qui s’avisent de juger les autres. J’aurai l’honneur de lui rendre incessamment la plus exacte justice.
On m’a envoyé de Lyon des écrits sur les affaires du temps, qui n’ont pas été faits par messieurs des enquêtes. Il y a un homme (1) à Lyon dont les ouvrages passent quelquefois pour les miens. On se trompe entre ces deux Sosie. Je voudrais que chacun prît franchement ce qui lui appartient ; mais il y a des occasions où l’on fait largesse de son propre bien, au lieu de prendre celui d’autrui. Quoi qu’il arrive, je suis choiseulliste et ne suis point parlementaire. Je n’aime point la guerre de la Fronde, attendu que les premiers coups de fusil ne manqueraient pas d’estropier la main des payeurs des rentes ; et, de plus, j’aime mieux obéir à un beau lion qui est né beaucoup plus fort que moi, qu’à deux cents rats de mon espèce. Je trouve d’ailleurs l’établissement des nouveaux conseils admirable. Clément, en qualité de procureur de Dijon, pourra écrire contre eux tant qu’il voudra ; pour moi, je vais écrire contre les neiges qui couvrent encore nos montagnes, et qui me rendent entièrement aveugle.
Bonsoir, mon charmant confrère ; conservez bien le goût de la littérature ; il est infiniment préférable à la rage des tracasseries de cour. Soyez bien persuadé que je sens tout votre mérite. Je ne suis pas, Dieu merci, des barbares anti-poétiques.
1 – Bordes. (G.A.)
Au marquis d’Ossun.
13 Avril 1771, à Ferney (1).
Monsieur, une longue maladie, effet très naturel de mon âge et du climat que j’habite, m’a privé du plaisir de vous remercier de toutes vos bontés. La retraite de M. le duc de Choiseul n’a pas laissé plus de santé à la ville de Versoix qu’il voulait bâtir, et à ma colonie, qu’à moi-même.
Nous sommes tous très malades ; mais j’espère que l’Etat se portera bien, malgré la prodigieuse quantité de médecins qui se présentent pour le traiter. Il paraît que le roi, qui est meilleur médecin qu’eux, a entrepris sa cure et qu’il y réussira (2).
Il ne m’appartient pas de dire des nouvelles à votre excellence ; elle sait mieux que moi celles de la France et de l’Europe ; permettez-moi seulement de vous en dire une, digne de la générosité espagnole et de la galanterie française ; je la tiens de la propre main de l’impératrice de Russie.
Le comte Alexis Orloff, ayant pris un vaisseau dans lequel était toute la famille, les domestiques et les effets d’un bacha, les lui avait renvoyés à Constantinople. Ce bacha, se trouvant en dernier lieu dans l’armée du grand-vizir, un officier russe y vint pour traiter de l’échange de quelques prisonniers. Le bacha lui remit sans rançon tous ceux qui lui appartenaient, le combla de présents et le pria d’assurer le comte Orloff qu’il serait toute sa vie son serviteur, son admirateur et son frère.
Quand je songe que cet empire russe est né de mon temps, et que je suis beaucoup plus vieux que Pétersbourg, je ne reviens point de ma surprise ! C’est encore un des sujets de mon étonnement que l’impératrice ne manque d’argent ni pour une guerre si dispendieuse, ni pour les fêtes qu’elle a données au prince Henri de Prusse. Cette princesse daigne accepter des montres de ma colonie, ainsi que M. le comte d’Aranda ; mais je n’en envoie point au sultan Moustapha, à qui les heures doivent paraître bien longues.
J’ai l’honneur d’être, avec un respect égal à ma reconnaissance, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Il n’y a dans l’édition Beuchot que ces deux alinéas. (G.A.)