CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Pomaret.
31 Janvier 1770 (1).
Le vieillard à qui M de Pomaret a écrit, est pénétré des sentiments qu’il veut bien lui témoigner. Continuez, monsieur, à répandre l’esprit de conciliation dans des pays où la discorde a régné autrefois si cruellement. Quand les jésuites sont abolis dans le royaume, il faut bien qu’on vive en paix.
Espérez peu du canoniseur (2), et songes qu’un moine est toujours moine.
Permettez-moi de vous dire que vous prenez mal votre temps pour dire que le projet de la ville libre (3) n’a point eu lieu. On vous confie que l’édit est passé, qu’on vient d’envoyer cent mille livres pour travailler aux ouvrages ; mais il est de la plus grande importance que cela ne fasse pas de bruit dans votre province. Les derniers arrangements ne seront pris qu’au printemps.
Consolez-vous, espérez beaucoup ; un temps viendra où tous les honnêtes gens serviront Dieu sans superstition. Je ne verrai pas ce temps ; mais vous le verrez, et je mourrai avec cette espérance.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le pape Ganganelli, qui avait été cordelier. (G.A.)
3 – Versoix. (G.A.)
à M. de Chabanon.
6 Février 1770.
Mon cher ami, nous vous sommes trop attachés, madame Denis et moi, pour souffrir que vous épuisiez votre génie à faire Alceste après Quinault. Vous êtes obligé d’en retrancher tout le pittoresque et tout le merveilleux, afin d’éviter la ressemblance. Vous vous mettez vous-même à la gêne ; vous vous privez du pathétique, et vous affaiblissez l’intérêt. Le comique, qui était encore à la mode dans nos premiers opéras, est réprouvé aujourd’hui. Vous ne tombez pas dans ce défaut, et c’est probablement ce qui vous a séduit. Mais à ce comique il faut substituer la tendresse, un nœud qui attache, du brillant, du théâtral. Et quand même vous jetteriez ces beautés avec profusion dans les premiers actes, jamais on ne vous pardonnera d’avoir supprimé les enfers et le retour d’Alceste.
Tout le monde sait par cœur ces beaux vers d’Alcide à Pluton :
Si c’est te faire outrage
D’entrer par force dans ta cour,
Pardonne à mon courage,
Et fais grâce à l’amour.
Alceste, acte IV, sc. V.
J’ai toujours été étonné que Quinault n’ait pas osé imiter Euripide, et fait présenter Alceste voilée à son mari. Ce serait cette hardiesse d’Euripide qu’il faudrait imiter. Nous présumons qu’elle aurait un grand succès, si on avait à l’Opéra des acteurs comme on y a des chanteurs. Voilà ce que nous avons pensé, madame Denis et moi.
Si vous voulez absolument traiter ce sujet après Quinault, vous êtes tenu étroitement de donner un ouvrage admirable dans toutes ses parties, et d’amener des fêtes charmantes prises dans le fond du sujet.
Nous ne parlerions pas si hardiment à tout autre qu’à vous. Nous vous disons ce que nous croyons la vérité, parce que vous méritez qu’on vous la dise. Nous pouvons nous tromper, mais nous ne voulons pas certainement vous tromper. Reconnaissez la tendre amitié que nous avons pour vous à la liberté que nous prenons ; nous croyons vous en donner une preuve en vous parlant à cœur ouvert. Pardonnez-nous, et aimez-nous.
J’ai lu une partie de la traduction des Géorgiques (1) ; j’y ai vu l’extrême mérite de la difficulté surmontée. Je ne m’attendais pas à voir tant de poésie dans la gêne d’une traduction. Je crois que cet ouvrage aura une très grande réputation parmi les amateurs des anciens et des modernes.
Je vous supplie, mon cher ami, de vouloir bien assurer M. Delille de ma reconnaissance et de ma très sincère estime.
1 – Par Delille. (G.A.)
à M. le Riche.
6 Février 1770.
Vous avez quitté, monsieur, des Welches pour des Welches (1). Vous trouverez partout des barbares têtus. Le nombre des sages sera toujours petit. Il est vrai qu’il est augmenté ; mais ce n’est rien en comparaison des sots, et, par malheur, on dit que Dieu est toujours pour les gros bataillons. Il faut que les honnêtes gens se tiennent serrés et couverts. Il n’y a pas moyen que leur petite troupe attaque le parti des fanatiques en rase campagne.
J’ai été très malade. Je suis à la mort de tous les hivers ; c’est ce qui fait, monsieur, que je vous ai répondu si tard. Je n’en suis pas moins touché de votre souvenir. Continuez-moi votre amitié ; elle me console de mes maux et des sottises du genre humain. Recevez les assurances, etc.
1 – M. le Riche avait été directeur des domaines à Besançon. (K.) – Il était alors à Amiens. (G.A.)
à M. M***
Au château de Ferney, par Genève, 6 février 1770.
Vous vous adressez, monsieur, à un vieillard malade, qui a presque oublié sa langue. MM. vos oncles auraient bien mieux décidé que moi la question que vous me proposez. Je me souviens seulement que dans le Don Quichotte il est dit que Sancho-Pança enfile des proverbes. Je crois même que, dans la comédie du Menteur, il est parlé des mensonges que Dorante enfile, parce que en effet Dorante en débite plusieurs ; et son valet peut lui dire : Comme vous les enfilez ! Mais on ne peut jamais se servir du mort enfiler tout seul, pour signifier mentir. Voilà, monsieur, tout ce que je sais, et c’est bien peu de chose. Je ne vous fais point un mensonge en vous disant que j’ai été très sensible à l’honneur que vous m’avez fait. J’ai celui d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, le 9 Février 1770.
Vous me tenez rigueur, monseigneur ; mais permettez-moi de vous dire que votre éminence a tort : tout fâché que je suis contre vous, je ne laisse pas de vous donner ma bénédiction ; recevez-là avec autant de cordialité que je vous la donne. Si vous êtes cardinal, je suis capucin. Le général qui est à Rome m’en a envoyé la patente ; un gardien me l’a présentée. Je me fais faire une robe de capucin assez jolie. Il est vrai que la robe ne fait pas le moine, et que je ne peux m’appliquer ces vers charmants :
Je ne dis rien de mon sommeil ;
On sait bien que les gens du monde
N’en connaissent point de pareil.
A l’égard de Joad ? vous pensez comme moi ; mais vous ne devez pas me le dire ; aussi ne me le dites-vous pas, et vous devez être très sûr que je vous garderai le secret, même sur votre silence. Permettez seulement qu’un vieillard de soixante-seize ans vous aime de tout son cœur, indépendamment de son respect.
Vous êtes bien heureux dans la ville aux sept collines, dans le temps que je suis entre quarante montagnes glacées. Il ne me manque que la femme de neige de saint François. Frère VOLTAIRE, capucin indigne.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
9 Février 1770.
Je présume, monseigneur, que vous reçûtes en son temps le petit livre de madame de Caylus (1) que j’eus l’honneur de vous envoyer. Vos occupations et vos plaisirs ne vous ont pas laissé le temps de m’en instruire. C’est un livre fort rare, je ne crois pas qu’il y en ait encore à Paris d’autres exemplaires que le vôtre. Vous y aurez vu que M. le duc votre père mettait les portraits de ses anciens serviteurs au grenier ; mais si j’étais dans votre grenier, je me tiendrais encore très heureux.
Je suis très fâché de mourir sans avoir pu vous donner ma bénédiction. Vous êtes tout étonné du terme dont je me sers, mais il me sied très bien ; j’ai l’honneur d’être capucin. Notre général, qui est à Rome, m’a envoyé mes patentes signées de sa vénérable main. Je suis du tiers ordre, mes titres sont fils spirituel de saint François, et père temporel.
Dites-moi laquelle de vos défuntes maîtresses vous voulez que je tire du purgatoire, et je vous réponds sur ma barbe qu’elle n’y sera pas vingt-quatre heures.
Je dois vous dire qu’en qualité de capucin j’ai renoncé aux biens de ce monde, et que, parmi quelques arrangements que j’ai faits avec ma famille, je lui ai abandonné ce qui me revenait, tant sur la succession de madame la princesse de Guise (2) que sur votre intendant ; mais je n’ai point prétendu vous gêner, et je serais au désespoir de vous causer le moindre embarras. Ma famille recevra vos ordres, et les recevra comme des bienfaits.
Vous me parliez, monseigneur, dans votre dernière lettre, de votre beau jardin de Paris ; et je suis entouré actuellement de quatre-vingts lieues de neiges. J’aimerais mieux vous faire ma cour dans votre palais de Richelieu que dans tout autre ; mais vous n’habiterez jamais Richelieu. Vous êtes fait pour aller briller tantôt à Versailles, tantôt à Bordeaux. J’admire comme vous éparpillez votre vie. Souffrez que, du fond de ma caverne, je vous renouvelle mon très tendre respect, et que madame Denis le fasse valoir auprès de vous.
Recevez la bénédiction de V., capucin indigne, qui n’a point de bonne fortune de capucin.
1 – Les Souvenirs. (G.A.)
2 – Deuxième femme de Richelieu. (G.A.)
à M. Marenzi.
A Ferney, 12 Février 1770.
Je vous aurais remercié plus tôt de l’honneur que vous me faites, si j’avais été assez heureux pour être en état de lire la traduction (1) dans laquelle vous m’embellissez. Des fluxions très dangereuses, qui me tombent sur les yeux dans le temps des neiges, me privent alors entièrement de la vue.
Dès que je les ai pu ouvrir, ils m’ont servi à lire votre belle traduction. Je suis partagé entre l’estime et la reconnaissance. Je compte bien faire imprimer votre ouvrage à Genève ; Il est bien flatteur pour la France que l’Italie, la mère des beaux-arts, daigne nous traiter de sœur ; mais elle sera toujours notre sœur aînée. Pour moi, je la regarderai toujours comme ma mère.
Agréez mes sincères remerciements, et tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – La Henriade, traduite en vers blancs italiens. (G.A.)
à M. l’abbé Audra.
Le 14 février.
Je suis plus étonné que jamais, mon cher philosophe, de n’avoir aucune nouvelle de Sirven. M. de La Croix avait eu la bonté de me mander qu’il travaillait à un mémoire en sa faveur, mais que ce Sirven voulait faire l’entendu, et qu’il dérangeait ses mesures. Je commence à croire qu’il a pris son parti, et qu’il ne songe qu’à rétablir le petit bien qu’on lui a rendu. Il a ses deux filles à quelques lieues de moi. S’il veut avoir ses deux filles auprès de lui, je leur donnerai de quoi faire leur voyage honnêtement. Si le père a besoin d’argent, je lui en donnerai aussi pour achever de réparer ses malheurs.
Je vous demande en grâce de vouloir bien faire mes compliments et mes remerciements à M. de La Croix, et l’assurer de la véritable estime que je conserverai pour lui toute ma vie.
Qu’est devenue votre Histoire universelle (1) ? Est-elle imprimée ? êtes-vous toujours bien content de Toulouse ? avez-vous reçu un petit paquet que j’adressai pour vous à Lyon il y a quelque mois, à l’adresse que vous m’avez donnée ?
Je vous embrasse sans cérémonie, en philosophe et en ami.
1 – L’Abrégé de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)