DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un mandarin et un jésuite - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un mandarin et un jésuite - Partie 2

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ENTRE UN MANDARIN ET UN JÉSUITE.

 

 

 

 

__________

 

 

 

 

 

 

SECONDE CONFÉRENCE.

 

 

 

 

LE JÉSUITE.

 

          Je vous supplie avec humilité de me procurer une place de mandarin, comme plusieurs de nos Pères en ont eu, et d’y faire joindre la permission de nous bâtir une maison et une église, et de prêcher en chinois : vous savez que je parle la langue.

 

LE MANDARIN.

 

          Mon crédit ne va pas jusque-là ; les juifs, les mahométans qui sont dans notre empire, et qui connaissent un seul Dieu, comme nous, ont demandé la même permission, et nous n’avons pu la leur accorder  il faut suivre les lois.

 

LE JÉSUITE.

 

          Point du tout ; il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

 

LE MANDARIN.

 

          Oui, si les hommes vous commandent des choses évidemment criminelles, par exemple, d’égorger votre père et votre mère, d’empoisonner vos amis ; mais il me semble qu’il n’est pas injuste de refuser à un étranger la permission d’apporter le trouble dans nos Etats, et de balbutier dans notre langue, qu’il prononce toujours fort mal, des choses que ni lui ni vous ne pouvons entendre.

 

LE JÉSUITE.

 

          J’avoue que je ne prononce pas tout à fait aussi bien que vous ; je fais gloire quelquefois de ne pas entendre un mot de ce que j’annonce : pour le trouble et la discorde, c’est vraiment tout le contraire, c’est la paix que j’apporte.

 

LE MANDARIN.

 

          Vous souvenez-vous de la fameuse requête présentée à nos neuf tribunaux suprêmes, au premier mois de l’année que vous appelez 1717 ? En voici les propres mots qui vous regardent, et que vous avez conservés vous-mêmes (1) : « Ils vinrent d’Europe à Manille sous la dynastie des Ming. Ceux de Manille faisaient leur commerce avec les Japonais. Ces Européans se servirent de leur religion pour gagner le cœur des Japonais ; ils en séduisirent un grand nombre. Ils attaquèrent ensuite le royaume en dedans et en dehors, et il ne s’en fallut presque rien qu’ils ne s’en rendissent tout à fait les maîtres. Ils répandent dans nos provinces de grandes sommes d’argent ; ils rassemblent, à certains jours, des gens de la lie du peuple mêlés avec les femmes : je ne sais pas quel est leur dessein, mais je sais qu’ils ont apporté leur religion à Manille, et que Manille a été envahie, et qu’ils ont voulu subjuguer le Japon, etc. »

 

LE JÉSUITE.

 

          Ah ! pour Manille et pour le Japon, passe ; mais pour la Chine, vous savez que c’est tout autre chose ; vous connaissez la grande vénération, le profond respect, le tendre attachement, la sincère reconnaissance que …

 

LE MANDARIN.

 

          Mon Dieu, oui, nous connaissons tout cela ; mais souvenez-vous, encore une fois, des paroles que le dernier empereur Yong-tching, d’éternelle mémoire, adressa à vos bonzes noirs ; les voici (2) :

 

          « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? comment les recevriez-vous ? Si vous savez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même. Vous voulez que tous les Chinois embrassent vos lois ; votre culture n’en tolère pas d’autres, je le sais. En ce cas que deviendrons-nous ? les sujets de vos princes ? Les disciples que vous faites ne connaissent que vous ; dans un temps de troubles, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’à présent il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par milliers, il pourrait y avoir du désordre, etc. »

 

LE JÉSUITE.

 

          Il est vrai que nous avons transmis à notre Europe ce triste discours de l’empereur Yong-tching. Nous sommes d’ailleurs obligés d’avouer que c’était un prince très sage et très vertueux, qui a signalé son règne par des traits de bienfaisance au-dessus de tout ce que nos princes ont jamais fait de grand et de bon. Mais, après tout, les vertus des infidèles sont des crimes (3) ; c’est une des maximes incontestables de notre petit pays. Mais qu’est-il arrivé à ce grand empereur ? il est mort sans sacrements, il est damné à tout jamais. J’aime la paix, je vous l’apporte ; mais plût au ciel, pour le bien de vos âmes, que tout votre empire fût bouleversé, que tout nageât dans le sang, et que vous expirassiez tous jusqu’au dernier, confessés par des jésuites ! Car enfin, qu’est-ce qu’un royaume de sept cents lieues de long sur sept cents lieues de large réduit en cendres ? c’est une bagatelle. C’est l’affaire de quelques jours, de quelques mois, de quelques années tout au plus ; et il s’agit de la gloire éternelle que je vous souhaite.

 

LE MANDARIN.

 

          Grand merci de votre bonne volonté. Mais, en vérité, vous devriez être content d’avoir fait massacrer plus de cent mille citoyens au Japon. Mettez des bornes à votre zèle. Je crois vos intentions bonnes ; mais quand vous aurez armé dans notre empire les mains des enfants contre les pères, des disciples contre les maîtres, et des peuples contre les rois, il sera certain que vous aurez commis un très grand mal ; et il n’est pas absolument démontré que vous et moi soyons éternellement récompensés pour avoir détruit la plus ancienne nation qui soit sur la terre.

 

LE JÉSUITE.

 

          Que votre nation soit la plus ancienne ou non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Nous savons que, depuis près de cinq mille ans, votre empire est sagement gouverné ; mais vous avez trop de raison pour ne pas sentir qu’il faudrait, sans balancer, anéantir cet empire, s’il n’y avait que ce moyen de faire triompher la vérité. Çà, répondez-moi : je suppose qu’il n’y a d’autres ressources pour votre salut que de mettre le feu aux quatre coins de la Chine ; n’êtes-vous pas obligé en conscience de tout brûler ?

 

LE MANDARIN.

 

          Non, je vous jure ; je ne brûlerais pas une grange.

 

LE JÉSUITE.

 

          Vous avez à la Chine d’étranges principes.

 

LE MANDARIN.

 

          Je trouve les vôtres terriblement incendiaires. J’ai bien ouï dire qu’en votre année 1604 quelques gens charitables voulurent en effet consumer en un moment par le feu toute la famille royale et tous les mandarins d’une île nommée l’Angleterre, uniquement pour faire triompher une de vos sectes sur les ruines des autres sectes (4). Vous avez employé tantôt le fer, tantôt le feu à ces saintes intentions ; et c’est donc là cette paix que vos confrères viennent prêcher à des peuples qui vivent en paix ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Ce que je vous en dis n’est qu’une supposition théologique ; car je vous répète que j’apporte la paix, l’union, la bienfaisance, et toutes les vertus : j’ajoute seulement que ma doctrine est si belle qu’il faudrait l’acheter aux dépens de la vie de tous les hommes.

 

LE MANDARIN.

 

          C’est vendre cher ses coquilles. Mais comment votre doctrine est-elle si belle, puisque vous me disiez hier qu’il fallait tromper ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Rien ne s’accorde plus aisément. Nous annonçons des vérités ; ces vérités ne sont pas à la portée de tout le monde, et nous rencontrons des ennemis, des jansénistes, qui nous poursuivent jusqu’à la Chine. Que faire alors ? il faut bien soutenir une vérité utile par quelques mensonges qui le sont aussi ; on ne peut se passer de miracles : cela tranche toutes les difficultés. Je vous avoue entre nous que nous n’en faisons point, mais nous disons que nous en avons fait : et si l’on nous croit, nous gagnons des âmes. Qu’importe la route, pourvu qu’on arrive au but ? Il est bien sûr que notre petit Portugais Xavier (5) ne pouvait être à la fois en même temps dans deux vaisseaux : cependant nous l’avons dit ; et plus la chose est impossible et extravagante, plus elle a paru admirable. Nous lui avons fait aussi ressusciter quatre garçons et cinq filles : cela était important ; un homme qui ne ressuscite personne n’a guère que des succès médiocres. Laissez-nous au moins guérir de la colique quelques servantes de votre maison ; nous ne demandons que la permission d’un petit miracle : ne fait-on rien pour son ami ?

 

LE MANDARIN.

 

          Je vous aime, je vous servirais volontiers, mais je ne peux mentir pour personne.

 

LE JÉSUITE.

 

          Vous êtes bien dur, mais j’espère enfin vous convertir.

 

 

 

 

1 – Recueil des lettres intitulées Édifiantes, p. 98 et suiv.

2 – Lettres intitulées Édifiantes, dix-septième recueil, p. 268.

3 – Cette doctrine est très nouvelle dans le christianisme. Les premiers Pères ont soutenu précisément tout le contraire ; mais les théologiens sont devenus barbares à mesure qu’ils sont devenus puissants. (Voyez La Mothe Le Vayer, Traité de la vertu des païens.)

4 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chapitre CLXXIX. (G.A.)

5 – Il était né en Espagne au château de Xavier. (G.A.)

 

 

 

 

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