CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 36
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à M. Hennin.
A Ferney, 30 octobre 1769.
Ma haute dévotion, monsieur, m’ayant fait craindre qu’on ne fît accroire au roi de Prusse que je suis l’auteur de la lettre (1) véritablement digne d’un homme qui a fait ses pâques, j’envoie à M. Genep (2) mon désaveu dans une lettre à M. le duc de Gragton. La lettre est à cachet volant, je vous prie de la lire. Je me flatte que M. Genep aura la bonté de l’envoyer. Vous voyez que les Anglais ont des fanatiques, comme nous avons des jansénistes. Il n’y a point de grandes villes où il n’y ait beaucoup de fous.
Bonsoir, monsieur ; je vous supplie de vouloir bien mettre mon paquet pour M. Genep dans le vôtre pour la cour ; je vous serai sérieusement obligé. Maman (3) et moi nous sommes, comme vous le savez, entièrement à vos ordres. V.
On dit les Russes à Yassi et à Bender.
1 – Voyez ce qu’en dit Voltaire à Frédéric en novembre 1769. (G.A.)
2 – Commis aux affaires étrangères. (G.A.)
3 – Madame Denis était revenue à Ferney depuis deux jours. (G.A.)
à M. Hennin.
30 Octobre 1769.
En vous remerciant, monsieur, de toutes vos bontés.
Je vous renvoie l’estampe (1), comme vous l’ordonnez. Je crois qu’en y corrigeant quelque chose, surtout au bras droit de la dame, cela peut très bien passer ; mais je voudrais la faire voir à Cramer, qui doit la payer ; et s’il ne la paie pas, je m’en charge.
Je ne me souvenais pas de la belle défense (2), sur peine de la vie, d’avoir raison.
Je vous suis très obligé, monsieur, du paquet de M. Pingeron que vous avez bien voulu m’envoyer, concernant l’affaire de M. Luneau. M. de Pingeron est sans doute un homme de mérite, puisqu’il est connu de vous. Ainsi, tout ce qui me viendra de sa part sera bien venu.
Maman et moi nous vous embrassons de tout notre cœur.
1 – Pour les Guèbres. (G.A.)
2 – Défense d’imprimer, débiter, ou colporter des écrits sur les finances, mars 1764. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
31 Octobre 1769.
Je ne peux trop vous remercier, monsieur, des éclaircissements que vous avez la bonté de me donner sur les événements dont vous avez été témoin. Permettez-moi de répondre, par une petite anecdote, aux vôtres. C’est moi qui imaginai d’engager M. le maréchal de Richelieu à faire ce qu’il pourrait pour sauver la vie à ce pauvre amiral Byng. Je l’avais fort connu dans sa jeunesse ; et, afin de donner plus de poids au témoignage de M. le maréchal de Richelieu, je feignis de ne le pas connaître. Je priai donc votre général de m’écrire une lettre ostensible (1), dans laquelle il dirait qu’ayant été témoin de la bataille navale, il était obligé de rendre justice à la conduite de l’amiral Byng, qui, étant sous le vent, n’avait pu s’approcher du vaisseau de M. La Galissonnière. M. le maréchal eut la générosité d’écrire cette lettre ; je l’envoyai à M. l’amiral Byng ; elle fit impression sur l’esprit de deux juges du conseil de guerre ; mais le parti opposé était trop fort.
Vos réflexions, monsieur, sur cette mort, sont bien justes et bien belles ; je crois, comme vous, qu’il est fort égal de mourir sur un échafaud ou sur une paillasse, pourvu que ce soit à quatre-vingt-dix ans.
Je n’ai pu faire autre chose à l’égard de M. de Bussy (2), que de le croire sur sa parole ; c’est le second de ceux qui portent nouvellement ce nom, avec qui la même chose m’est arrivée.
Je n’ai fait que copier ce que le frère de M. d’Assas et le major du régiment (3) m’ont mandé.
Si j’avais été assez heureux, monsieur, pour recevoir vos instructions plus tôt, j’aurais corrigé l’édition in-4° qu’on vient d’achever. Il n’est plus temps, et je n’ai que des remords.
Ma nièce, en arrivant de Paris, m’a parlé de Michon et Michette : on dit que c’est une satire violente contre trois membres du parlement, que, Dieu merci, je n’ai jamais connus. Il faut que celui qui a été assez hardi pour la faire soit bien lâche de me l’attribuer. Cet ouvrage, par conséquent, ne peut être que d’un coquin ; d’ailleurs, le titre de la pièce annonce, ce me semble, un ouvrage du pont Neuf. Ce n’était pas ainsi qu’Horace et Boileau intitulaient leurs satires.
Au reste, j’aurai l’honneur de vous envoyer, dans quelque ouvrage passable imprimé en Hollande, je vous l’enverrai sous l’adresse que vous m’avez prescrite, à moins que vous ne donniez un contrordre.
Adieu, monsieur ; conservez-moi des bontés dont je sens si vivement tout le prix.
J’oubliais de vous parler du meurtre de Lally ; vous savez que les Anglais n’aiment pas les Irlandais, et que Lally était surtout un des plus violents jacobites. Cependant toute l’Angleterre s’est soulevée contre le jugement qui a condamné Lally ; on l’a regardé comme une injustice barbare, et j’ai vu quelques livres anglais où l’on ne parle qu’avec horreur de cette aventure. Joignez-y celle de La Bourdonnais, et vous aurez le code de l’ingratitude et de la cruauté ; mais les Anglais ont aussi leur amiral Byng.
Iliacos intra muros peccatur et extra.
HOR., lib. I, ep. II.
1 – Voyez à l’année 1757. (G.A.)
2 – Il s’agit de Bussy-Castelnau, qui commanda aux Indes les troupes françaises. (G.A.)
3 – Lorry. (G.A.)
à M. Marmontel.
1er Novembre 1769.
Mon cher ami, mon cher confrère, j’ai été enchanté de votre souvenir et de votre lettre. Vous dites que tous les hommes ne peuvent pas être grands, mais que tous peuvent être bons savez-vous bien que cette maxime est mot à mot dans Confucius ? Cela vaut bien la comparaison du royaume des cieux avec de la moutarde, et de l’argent placé à usure.
Je conviens, mon cher ami, que la philosophie s’est beaucoup perfectionnée dans ce siècle ; mais à qui le devons-nous ? aux Anglais ; ils nous ont appris à raisonner hardiment. Mais à quoi nous occupons-nous aujourd’hui ? à faire quelques réflexions spirituelles sur le génie du siècle passé.
Songez-vous bien qu’une cabale de jaloux imbéciles a mis pendant quelques années la partie carrée d’Electre, d’Iphianasse, d’Oreste, et du petit Itys (1), le tout en vers barbares, à côté des belles scènes de Corneille, de l’Iphigénie de Racine, des rôles de Phèdre, de Burrhus, et d’Acomat ? Cela seul peut empêcher un honnête homme de revenir à Paris.
Cependant je ne veux point mourir sans vous embrasser vous et M. d’Alembert, et MM. Duclos, de Saint-Lambert, Diderot, et le petit nombre de ceux qui soutiennent, avec le quinzième chapitre de Bélisaire, la gloire de la France.
J’aurais besoin, si je suis en vie au printemps, d’une petite opération aux yeux, qui quinze ans et quinze pieds de neige ont mis dans un terrible désordre. Je n’approcherai point mon vieux visage de celui de mademoiselle Clairon ; mais j’approcherai mon cœur du sien. Ses talents étaient uniques, et sa façon de penser est égale à ses talents.
Madame Denis vous fait les compliments les plus sincères.
Adieu ; vous savez combien je vous aime. Je n’écris guère ; un malade, un laboureur, un griffonneur n’a pas un moment à lui.
1 – Voltaire parle ici de l’Electre de Crébillon. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 1er Novembre 1769.
Si je suis en vie au printemps, madame, je compte venir passer dix ou douze jours auprès de vous avec madame Denis. J’aurais besoin d’une opération aux yeux, que je n’ose hasarder au commencement de l’hiver. Vous me direz que je suis bien insolent de vouloir encore avoir des yeux à mon âge, quand vous n’en avez plus depuis si longtemps.
Madame Denis dit que vous êtes accoutumée à cette privation ; je ne me sens pas le même courage. Ma consolation est dans la lecture, dans la vue des arbres que j’ai plantés, et du blé que j’ai semé. Si cela m’échappe, il sera temps de finir ma vie, qui a été assez longue.
J’ai ouï parler d’un jeune homme fort aimable, d’une jolie figure, ayant de l’esprit, des connaissances, un bien honnête, qui, après avoir fait un calcul du bien et du mal, s’est tué à Paris d’un coup de pistolet. Il avait tort, puisqu’il était jeune, et que par conséquent la boite de Pandore lui appartenait de droit. Un prédicant de Genève, qui n’avait que quarante-cinq ans, vient d’en fait autant ; c’était une maladie de famille : son grand-père, son père, et son frère, lui avaient tous donné cet exemple. Cela est unique et mérite une grande considération. Gardez-vous bien d’en faire jamais autant ; car vous courez, vous soupez, vous conversez, et surtout vous pensez. Ainsi, madame, vivez ; je vous enverrai bientôt quelque chose d’honnête (1), ainsi qu’à votre grand’maman. Je n’ai guère le temps d’écrire des lettres ; car je passe ma vie à tâcher de faire quelque chose qui puisse vous plaire à toutes deux ; j’en ai pour l’hiver.
J’aime passionnément le mari (2) de votre grand’maman ; c’est une belle âme. Croyez-moi, il vaut mieux que tout le reste : il se ruinera ; mais il n’y a pas grand mal, il n’a point d’enfants. Mais surtout qu’il ne haïsse point les philosophes parce qu’il a plus d’esprit qu’eux tous ; c’est une fort mauvaise raison pour haïr les gens.
Je vois qu’on me regarde comme un homme mort ; les uns s’emparent de mes sottises ; les autres m’attribuent les leurs. Dieu soit béni !
Comment se porte le président Hénault ? je m’intéresse toujours bien tendrement à lui. Il a vécu quatre-vingt-deux ans ; ce n’est qu’un jour. On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon.
Adieu, madame ; je suis à vous jusqu’au premier moment du néant. Madame Denis vous en dit autant.
1 – Le Journal de la cour de Louis XIV, avec des notes, et les Souvenirs de madame de Caylus. Voyez aux FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)
à M. le Maréchal duc de Richelieu.
8 Novembre 1769.
J’attends ces jours-ci, monseigneur, les Souvenirs de madame de Caylus. En attendant, j’ai l’honneur de vous envoyer cette nouvelle édition des Guèbres, dont on dit que la préface est curieuse. Comme vous êtes actuellement le souverain des spectacles, j’ai cru que cela pourrait vous amuser un moment dans votre royaume.
Je ne vous envoie jamais aucun des petits livrets peu orthodoxes qu’on imprime en Hollande et en Suisse. J’ai toujours pensé qu’il m’appartenait moins qu’à personne d’oser me charger de pareils ouvrages, et surtout de les envoyer par la poste. Je n’ai été que trop calomnié ; je me flatte que vous approuvez ma conduite.
Madame Denis m’a assuré que vous me conservez les bontés dont vous m’honorez depuis cinquante ans. J’ai toujours désiré de ne point mourir sans vous faire ma cour pendant quelques jours ; mais il faudra que je me réduise à consigner cette envie dans mon testament, à moins que vous n’alliez faire un tour à Bordeaux l’été prochain, et que je n’aille aux eaux de Barèges : mais qui peut savoir où il sera et ce qu’il fera ? Mon cœur est à vous, mais la destinée n’est à personne : elle se moque de nous tous.
Daignez agréer mon tendre respect. V.
Oserais-je vous supplier, monseigneur, d’ordonner qu’on joue à Paris les Scythes ? Je n’y ai d’autre intérêt que celui de la justice. Les comédiens ont tiré dix-huit cents francs de la dernière représentation. Je ne demande que l’observation des règles. Pardonnez cette petite délicatesse.
à M. l’abbé Audra.
13 Novembre 1769 (1).
J’ai été plus près, mon cher philosophe, de faire le voyage de l’autre monde que celui de Toulouse. Madame Denis est revenue de Paris prendre soin de mon triste état. Je vous recommande ce pauvre Sirven ; achevez votre ouvrage. La faiblesse de mon corps ne s’étend point sur mes sentiments. Je suis pénétré de reconnaissance et d’admiration pour le zèle de M. de La Croix. Le style de ses lettres me fait juger du succès qu’aura son mémoire en faveur de l’innocence, si cruellement opprimée. Je le prie de regarder cette lettre comme écrite à vous et à lui. Pardonnez-moi tous deux une lettre si courte ; mon état est mon excuse.
Si le pauvre Sirven a besoin d’argent, il n’a qu’à parler ; je vous prie de le lui faire dire.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)