CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 34
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 27 Septembre 1769.
Mon héros voit bien que, lorsque j’ai sujet d’écrire, je barbouille du papier sans peine, et que je l’ennuie souvent ; mais quand je n’ai rien à dire, je respecte ses occupations, ses plaisirs, sa jeunesse, et je me tais. Il y a quarante-neuf ans que mon héros prit l’habitude de se moquer de son très humble serviteur ; il la conserve et la conservera. Je n’y sais autre chose que de faire le plongeon, et d’admirer la constance de monseigneur à m’accabler de ses lardons.
Je n’étais pas informé de la circonstance du Brayer : il y a mille traits de l’histoire moderne qui échappent à un pauvre solitaire retiré au milieu des neiges.
S’il était permis de vous parler sérieusement, je vous dirais que je n’ai jamais chargé M. de Ximenès de vous parler des Guèbres, ni de vous les présenter. Il a pris tout cela sous son bonnet, qui n’est pas celui du cardinal de Ximenès, dont il prétend pourtant descendre en ligne droite. Je lui suis très obligé d’aimer les Guèbres, mais je ne l’ai assurément prié de rien.
J’ai eu l’honneur de vous envoyer un autre exemplaire, et on en fait encore actuellement une édition bien plus correcte. Tous les honnêtes gens de Paris souhaitent qu’on représente cette pièce. On la joue en province. Une société de particuliers vient de la représenter à la campagne (1) avec beaucoup de succès ; on la jouera probablement chez M. le duc d’Orléans. Il n’y a pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport ni à nos mœurs d’aujourd’hui, ni au temps présent. S’il y a quelque chose qui fasse allusion à l’inquisition, nous n’avons point d’inquisition en France ; elle y a toujours été en horreur. Le Tartufe, qui était une satire des dévots, et surtout de la morale des jésuites, alors tout-puissants, a été joué par la protection d’un premier gentilhomme de la chambre, et est resté au théâtre pour toujours.
Mahomet, où il est dit,
Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire ;
Act. III, sc. VI.
Mahomet, dans lequel il y a un Séide qui est précisément Jacques Clément, est joué souvent sans que personne en murmure. M. de Sertines ne demande pas mieux qu’on fasse aux Guèbres le même honneur ; mais il n’ose pas se compromettre. Il n’y a qu’un premier gentilhomme de la chambre, ayant le droit d’être un peu hardi, qui puisse prendre sur lui une telle entreprise. Quelques sots pourraient crier, mais trois à quatre cent mille hommes le béniraient.
J’ai bien senti que mon héros, qui a d’ailleurs tant de gloire, ne se soucierait pas beaucoup de celle-ci : aussi je me suis bien donné de garde de lui en parler, et encore plus de lui en faire parler par M. de Ximenès ; je lui ai seulement présenté les Guèbres pour l’amuser. Il viendra un temps où cette pièce paraîtra fort édifiante ; ce temps approche, et j’espère que mon héros vivra assez pour le voir.
Au reste, il sait que j’ai juré, depuis longtemps, d’obéir à ses ordres, et de ne jamais les prévenir, de lui envoyer tout ce qu’il me demanderait, et de ne jamais rien lui dépêcher qu’il ne le demande, parce que je ne puis deviner ses goûts ; je ne dois rien lui présenter sans être sûr qu’il le recevra, et je ne veux rien faire qui ne lui plaise. Voilà mon dernier mot pour quatre jours que j’ai à vivre. Je vivrai et je mourrai son attaché, son obligé, et son berné.
1 – A Orangis. (G.A.)
à M. de Chamfort.
A Ferney, 27 Septembre 1769.
Tout ce que vous dites, monsieur, de l’admirable Molière (1), et la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où il a vécu. Vous avez fait sentir bien adroitement l’absurde injustice dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur l’obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture à un sage. L’archevêque Chanvallon mourut depuis, comme vous savez, à Conflans, de la mort des bienheureux, sur madame de Lesdiguières (2), et il fut enterré pompeusement, au son de toutes les cloches, avec toutes les belles cérémonies qui conduisent infailliblement l’âme d’un archevêque dans l’empyrée. Mais Louis XIV avait eu bien de la peine à empêcher que celui qui était supérieur à Plaute et à Térence ne fût jeté à la voirie : c’était le dessein de l’archevêque et des dames de la Halle, qui n’étaient pas philosophes.
Les Anglais nous avaient donné, cent ans auparavant, un autre exemple ; ils avaient érigé, dans la cathédrale de Strafford, un monument magnifique à Shakespeare, qui pourtant n’est guère comparable à Molière ni pour l’art ni pour les mœurs.
Vous n’ignorez pas qu’on vient d’établir une espèce de jeux séculaires en l’honneur de Shakespeare en Angleterre. Ils viennent d’être célébrés avec une extrême magnificence : il y a eu, dit-on, des tables pour mille personnes. Les dépenses qu’on a faites pour cette fête enrichiraient tout le Parnasse français.
Il me semble que le génie n’est pas encouragé en France avec une telle profusion. J’ai vu même quelquefois de petites persécutions être chez les Français la seule récompense de ceux qui les ont éclairés. Une chose qui m’a toujours réjoui, c’est qu’on m’a assuré que Martin Fréron avait beaucoup plus gagné avec son Ane littéraire que Corneille avec le Cid et Cinna ; mais aussi ce n’est pas chez les Français que la chose est arrivée, c’est chez les Welches.
Il s’en faut bien, monsieur, que vous soyez Welche ; vous êtes un des Français les plus aimables, et j’espère que vous ferez de plus en plus honneur à votre patrie.
Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer votre ouvrage qui a remporté le prix, et qui le mérite.
J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – Dans l’Eloge de Molière. (G.A.)
2 – Le 6 auguste 1695. (G.A.)
à M. Servan.
A Ferney, 27 Septembre 1769.
C’est votre vie, monsieur, et non pas la mienne, qui est utile au monde. Je ne suis que vox clamantis indeserto ; et j’ajoute que, vien rauca e perde il canto e la favella. De plus, cette vieille voix ne part que du gosier d’un homme sans crédit, et qui n’a d’autre mission que celle de son amour pour une honnête liberté, de son respect pour les bonnes lois, et de son horreur pour des ordonnances et des usages absurdes, dictés par l’avarice, par la tyrannie, par la grossièreté, par des besoins particuliers et passagers, et qui enfin, pour comble de clémence, subsistent encore quand les besoins ne subsistent plus. Il n’appartient, monsieur, qu’à un magistrat tel que vous d’élever une voix qui sera respectée, non seulement par son éloquence singulière, mais par le droit de parler que vous avez dans la place où vous êtes.
C’est à vous de montrer combien il est absurde qu’un évêque se mêle de décider des jours où je puis labourer mon champ et faucher mes prés, sans offenser Dieu ; combien il est impertinent que des paysans, qui font carême toute l’année, et qui n’ont pas de quoi acheter des soles comme les évêques, ne puissent manger, pendant quarante jours les œufs de leur basse-cour sans la permission de ces mêmes évêques. Qu’ils bénissent nos mariages, à la bonne heure ; mais leur appartient-il de décider des empêchements ? tout cela ne doit-il pas être du ressort des magistrats ? et ne portons-nous pas encore aujourd’hui les restes de ces chaînes de fer dont ces tyrans sacrés nous ont chargé autrefois ? Les prêtres ne doivent que prier Dieu pour nous, et non pas nous juger.
J’attends avec impatience que vous mettiez ces vérités dans tout leur jour, avec la force de votre style, qui ne perdra rien par la sagesse de votre esprit vous : vous rendrez un service éternel à la France.
Vous nous ferez sortir du chaos où nous sommes, chaos que Louis XIV a voulu en vain débrouiller. Nos petits-enfants s’étonneront peut-être un jour que la France ait été composée de provinces devenues, par la législation même, ennemies les unes des autres. On ne pourra comprendre à Lyon que les marchandises du Dauphiné aient payé des droits d’entrée, comme si elles venaient de Russie. On change de lois en changeant de chevaux de poste ; on perd au-delà du Rhône à un procès qu’on gagne en deçà (1).
S’il y a quelque uniformité dans les lois criminelles, elle est barbare. On accorde le secours d’un avocat à un banqueroutier évidemment frauduleux, et on le refuse à un homme accusé d’un crime équivoque.
Si un homme, qui a reçu un assigné pour être ouï, est absent du royaume, et s’il ignore le tour qu’on lui joue, on commence par confisquer son bien. Que dis-je ! la confiscation, dans tous les cas, est-elle autre chose qu’une rapine ? et si bien rapine, que ce fut Sylla qui l’inventa. Dieu punissait, dit-on, jusqu’à la quatrième génération chez le misérable peuple juif, et on punit toutes les générations chez le misérable peuple welche. Cette volerie n’est pas connue dans votre province ; mais pourquoi réduire ailleurs des enfants à l’aumône, parce que leur père a été malheureux ? Un Welche dégoûté de la vie, et souvent avec très grande raison, s’avise de séparer son âme de son corps ; et, pour consoler le fils, on donne son bien au roi, qui en accorde presque toujours la moitié à la première fille d’Opéra qui le fait demander par un de ses amants ; l’autre moitié appartient de droit à MM. les fermiers-généraux.
Je ne parle pas de la torture à laquelle de vieux grands chambriers appliquent si légèrement les innocents comme les coupables. Pourquoi, par exemple, faire souffrir la torture au chevalier de La Barre ? était-ce pour savoir s’il avait chanté trois chansons contre Marie-Madeleine, au lieu de deux ? est-ce chez les Iroquois, ou dans le pays des tigres, qu’on a rendu cette sentence ? L’impératrice de Russie, de ce pays qui était si barbare il y a cinquante ans, m’a mandé qu’aujourd’hui, dans son empire de deux mille lieues, il n’y a pas un seul juge qui n’eût fait mettre aux Petites-Maisons de Russie les auteurs d’un pareil jugement ; ce sont ses propres paroles.
Puisse votre faible santé, monsieur, vous laisser achever promptement le grand ouvrage que vous avez entrepris, et que l’humanité attend de vous ! Nous avons croupi, depuis Clovis, dans la fange ; lavez-nous donc avec votre hysope, ou du moins cognez-nous le nez dans notre ordure, si nous ne voulons pas être lavés.
M. l’abbé de Ravel a dû vous dire à quel point je vous estime, je vous aime, et je vous respecte. Souffrez que je vous le dise encore dans l’effusion de mon cœur.
1 – Ce passage est célèbre. (G.A.)
à M. Panckoucke.
29 Septembre 1769.
J’approuve fort votre dessein de faire un supplément à l’Encyclopédie. Je souhaite qu’il ne se trouve plus d’Abraham Chaumeix, et que ceux qui ont condamné les thèses contre Aristote, l’émétique, la circulation du sang, la gravitation, l’inoculation, le quinzième chapitre de Bélisaire, soient si las de leurs anciennes bévues, qu’ils n’en fassent plus de nouvelles. J’ose même espérer qu’à la fin on donnera en France quelques droits d’hospitalité à cette étrangère qu’on nomme la Vérité, qu’on a toujours si mal reçue. Le ministère verra qu’il n’y a nulle gloire à commander à un peuple de sots, et que, s’il y avait dans le monde un roi des génies et un roi des grues, le roi des génies aurait le pas.
Vous vous moquez de moi, et vous m’offensez, en me proposant dix-huit mille francs pour barbouiller des idées que vous pourrez insérer dans vos in-folio. C’est se moquer d’imaginer qu’à soixante-seize ans je puisse être utile à la littérature ; et c’est un peu m’insulter que de me proposer dix-huit mille francs pour environ six cents pages. Vous savez que j’ai donné toutes mes sottises gratis à des Génevois, je ne les vendrai pas à des Parisiens. J’ai à me plaindre, ou plutôt à les plaindre, de s’être obstinés à rechercher tout ce qui a pu m’échapper, et qui ne méritait pas de voir le jour (1) : vous en porterez la peine, car je vous certifie que vous ne vendrez pas cet énorme fatras.
A l’égard de votre Encyclopédie, je pourrais, dans deux ou trois mois, commencer à vous faire les articles suivants : ENTENDEMENT HUMAIN, ÉGLOGUE, ÉLÉGIE, ÉPOPÉE, en ajoutant quelques notes historiques à l’article de M. Marmontel. ÉPREUVE, FABLE ; on peut faire une comparaison agréable des fables inventées par l’Arioste et imitées par La Fontaine. FANATISME (histoire du) ; cela peut être très intéressant. FEMME ; article ridicule, qui peut devenir instructif et piquant. FATALITÉ ; on peut dire sur cet article des choses très frappantes, tirées de l’histoire. FOLIE ; il y a des choses sages à dire sur les fous. GÉNIE ; on peut en parler sans encore en avoir. LANGAGE ; cet article peut être immense. JUIFS ; on peut proposer des idées très curieuses sur leur histoire, sans trop effaroucher. LOI ; examiner s’il y a des lois fondamentales. LOCKE ; il faut le justifier sur une erreur qu’on lui attribue à son article MAINMORTE ; on me fournira un excellent article sur cette jurisprudence barbare. MALEBRANCHE ; son système peut fournir des réflexions fort curieuses. MÉTEMPSYCOSE, MÉTAMORPHOSE, bons articles à traiter (2).
Je vous indiquerai les autres matières sur lesquelles je pourrai travailler ; mais c’est à condition que je serai en vie, car je vous réponds que, si je suis mort, vous n’aurez pas une ligne de moi.
Quant à l’Italien (3) qui veut, dit-on, refondre, avec quelques Suisses, l’Encyclopédie faite par des Français, je n’ai jamais entendu parler de lui dans ma retraite.
1 – L’édition de Genève, in-4°. (K.)
2 – On trouve presque tous ces articles dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Félice, éditeur de l’Encyclopédie d’Yverdun. (G.A.)
à M. Vernes.
Le 9 octobre 1769.
Mon cher philosophe, si Dieu a dit « Croissez et multipliez, » voici deux personnes qui veulent obéir à Dieu. L’une est catholique romain, l’autre est de votre religion, et née à Berne. Nos belles lois de 1685 ne permettent pas à un serviteur du pape d’épouser une servante de Zwingle ; mais je crois que vous regardez Dieu comme le père de tous les garçons et de toutes les filles. Vous savez que la femme fidèle peut convertir le mari infidèle.
Tâchez, mon cher philosophe, de faire en sorte que ces deux personnes puissent se marier à Genève. Je vous demande votre protection pour elles ; mais ne me nommez pas, car le mariage est un sacrement dans notre Eglise, et l’on m’accuse, quoique assez mal à propos, de ne pas croire aux sept sacrements.
Permettez-moi de vous embrasser de tout mon cœur, sans cérémonie.