CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 33

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 33

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Audra.

 

20 Septembre 1769 (1).

 

 

          Mon cher philosophe, je reçois en ce moment votre lettre du 13 septembre. Le projet de faire un abrégé de l’Essai sur l’esprit et des mœurs des nations est une très bonne idée, et vous l’exécuterez en habile homme. Je vais recommander à Cramer de vous envoyer la nouvelle édition in-4, qui sera achevée dans quelques jours ; elle est très augmentée.

 

          J’attends le détail que M. de La Croix doit m’envoyer sur l’affaire de Sirven. Si on rend une justice complète à cette famille innocente et opprimée, si les magistrats de Toulouse voient sans chagrin dans leur ville le défenseur des Calas, si le théâtre nouvellement établi peut profiter de mes soins, le plaisir de vous revoir me rendra peut-être assez de forces pour entreprendre ce voyage.

 

          Je viendrais dans une espèce de litière, et je passerais l’hiver à Toulouse ; mais ce serait à condition que je mènerais ma vie de malade : il faudrait que mon âge et mes maux me dispensassent de faire aucune visite, et qu’on me pardonnât ma vie solitaire. Je partirai probablement dès que je serai certain d’être bien reçu et de n’avoir rien à craindre des vieux restes du fanatisme.

 

          J’ai oublié le nom du conseiller qui protège Sirven ; je vous prie de me le dire. Il ne serait pas mal qu’il me donnât des assurances positives qu’on approuverait mon voyage.

 

          C’est tout ce que je puis vous dire à présent. Je n’ajoute rien de nouveau, en vous disant combien je vous aime, et combien j’ai envie de vous embrasser.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

20 Septembre 1769.

 

 

          Oui, madame, je veux vous adresser mes idées sur le style d’aujourd’hui, sur l’extinction du génie, et sur les abus de ce qu’on appelle esprit ; mais avant d’entreprendre cet ouvrage, il faut que je vous parle de cette Histoire du Parlement que vous vous êtes fait lire.

 

          Vous vous apercevrez aisément que les deux derniers chapitres ne peuvent être de la même main qui a fait les autres ; ils sont remplis de solécismes et de faussetés. Le barbouilleur qui a joint ce tableau grimaçant aux autres, qui paraissent assez fidèles, dit autant de sottises que de mots. Il prend le président de Bésigni pour le président de Nassigni. Il dit que le roi a donné des pensions à tous les juges de Damiens, et il est public qu’il n’en a donné qu’aux deux rapporteurs. Il se trompe sur toutes les dates, il se trompe sur M. de Machault.

 

          Si vous vous souvenez de ce petit ouvrage que M. de Belestat s’attribuait (1), et qu’il était incapable de faire, vous trouverez que ces deux chapitres sont du même style. Je ne veux pas approfondir cette nouvelle iniquité ; mais je vous répéterai ce que je viens d’écrire à votre grand’maman : il y a autant de friponneries parmi les gens de lettres, ou soi-disant tels, qu’à la cour. Je ne veux pas les dévoiler, pour l’honneur du corps  je suis comme les prêtres, qui sauvent toujours, autant qu’ils le peuvent, l’honneur de leurs confrères. Il y a pourtant tel confrère que j’aurais fait pendre assez volontiers.

 

          La Beaumelle fit autrefois une édition de la Pucelle, dans laquelle il y avait des vers contre le roi et contre madame de Pompadour ; et malheureusement ces vers n’étaient pas mal tournés. Il les fit parvenir à madame de Pompadour elle-même, avec un sinet qui marquait la page où elle était insultée ; cela est plus fort que les deux derniers chapitres.

 

          On joua de pareils tours à Racine ; et le Misanthrope de Molière en cite un de cette espèce (2). Ce qui m’étonne, c’est qu’on fasse de ces horreurs sans aucun intérêt que celui de nuire, et sans y pouvoir rien gagner.

 

          Je conçois bien à toute force qu’on soit fripon pour devenir pape ou roi ; je conçois qu’on se permette quelques petites perfidies pour devenir la maîtresse d’un roi ou d’un pape ; mais les méchancetés inutiles sont bien sottes. J’en ai vu beaucoup de ce genre en ma vie ; mais, après tout, il y a de plus grands malheurs, et je n’en sais point de pires que la perte des yeux et de l’estomac.

 

          Par quelle fatalité faut-il que la nature soit notre plus cruel ennemi ? Je commence déjà à redevenir votre confrère quinze-vingts, parce qu’il est tombé de la neige sur nos montagnes. Je pourrais bien aller passer mon hiver dans les pays chauds, comme font les cailles et les hirondelles, qui sont beaucoup plus sages que nous.

 

          Vous m’avez parlé quelquefois d’un petit livre sur la raison des animaux (3) ; je pense comme l’auteur. Les essaims de mes abeilles se laissent prendre une à une pour entrer dans la ruche qu’on leur a préparée  elles ne blessent alors personne, elles ne donnent pas un coup d’aiguillon. Quelque temps après, il vint des faucheurs qui coupèrent l’herbe d’un pré rempli de fleurs qui convenaient à ces demoiselles ; elles allèrent en corps d’armée défendre leur pré, et mirent les faucheurs en fuite.

 

          Nos guerres ne sont pas si justes ; il s’en faut de beaucoup. Si on se contentait de défendre son bien, on n’aurait rien à se reprocher ; mais on prend le bien d’autrui, et cela n’est point du tout honnête.

 

          Cependant il faut avouer que nous sommes un peu moins barbares qu’autrefois ; la société est un peu perfectionnée. Je m’en rapporte à vous, madame, qui en êtes l’ornement. Je me mets à vos pieds.

 

 

1 – L’Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV. (G.A.)

2 – Act. V, sc. I. (G.A.)

3 – Lettres sur les animaux, par Leroy. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Septembre 1769.

 

 

          Mon cher ange, on veut que je vous prie de recommander M. de Mondion à M. le duc de Pralin. Je vous en prie de tout mon cœur, vous et madame d’Argental. M. le duc de Praslin sait de quoi il s’agit, il connaît M. de Mondion, il le protège, et vous ne ferez qu’affermir M. le duc de Praslin dans ses bontés pour lui.

 

          Quoique je sois actuellement dans un département qui n’a rien de commun avec les vers, cependant je viens de relire cette scène de Pandore. Je la trouve assez bien filée, et les raisons de Mercure très bonnes ; mais je n’aime point le couplet de Némésis :

 

Je ne peux que vous apprendre

A plaire, à brûler toujours.

 

          Le mot de brûler me choque, et n’est point officieux pour la musique ; je suis tenté de tourner ainsi ce couplet :

 

NÉMESIE (Sous la figure de Mercure).

 

Confiez-vous à moi ; je viens pour vous apprendre

Le grand secret d’aimer et de plaire toujours.

 

PANDORE.

 

Ah ! si je le croyais !

 

NÉMÉSIS.

 

C’est trop vous en défendre ;

J’éternise vos amours,

Et vous craignez de m’entendre, etc.

 

          Je suis encore dans une profonde ignorance sur cet ordre donné par M. le maréchal de Richelieu de représenter à Fontainebleau les Guèbres. M. de Ximenès est le seul qui m’en ait parlé ; la chose devrait être, mais c’est probablement une raison de croire qu’elle ne sera pas. C’est beaucoup qu’on donne à Fontainebleau le divertissement de la Princesse de Navarre, les Scythes, Mérope,et Tancrède.

 

          Lacombe doit avoir vendu plus de Guèbres qu’il ne dit ; mais le marché a été mal fait on ne peut plus y revenir : j’en suis fâché pour Lekain ; mais dans quelque temps je tâcherai de l’indemniser.

 

          Je viens à des affaires plus graves : c’est le succès de l’avis que vous donnâtes à Sirven ; vous aviez seul raison. Tout le parlement de Toulouse est pour Sirven, si j’en crois les nouvelles que je reçois aujourd’hui. On remettra cette famille aussi innocente que malheureuse dans tous ses droits. Je vous le dis et le redis, il s’est fait depuis dix ans une prodigieuse révolution dans tous les parlements du royaume, excepté dans la grand’chambre de Paris. Il faut laisser mourir les vieux assassins du chevalier de La Barre, qui sont en horreur dans l’Europe entière. Un grand souverain (1) me mandait, il y a quelques jours, qu’il les aurait fait enfermer dans les Petites-Maisons de son pays pour toute leur vie.

 

          On ne peut pas assembler les hommes dans la plaine de Grenelle pour leur prêcher la raison ; mais on éclaire, par des livres de plus d’un genre, les jeunes gens qui sont dignes d’être éclairés, et la lumière se propage d’un bout de l’Europe à l’autre. Les Welches sont toujours les derniers à s’instruire, mais ils s’instruisent à la fin : j’entends les honnêtes gens, car pour les convulsionnaires, les bedeaux de paroisse, et les porte-Dieu, il ne faut pas s’embarrasser d’eux.

 

          Adieu, mon divin ange ; rien n’est plus doux que de faire un peu de bien.

 

 

1 – Catherine II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

22 Septembre 1769.

 

 

          Les vieux malades, monsieur, n’écrivent pas quand ils veulent ; mais j’en connais un qui a le cœur bien sensible pour toutes vos bontés.

 

          Je profite de l’avis que vous m’avez donné de vous adresser quelques paquets sous l’enveloppe du petit-fils d’Henri IV. Il m’a paru que les Guèbres n’étaient point indignes de paraître aux yeux d’un prince dont le grand-père a fait l’édit de Nantes. Henri IV parla au parlement à peu près comme l’empereur s’exprime dans cette tragédie. Je ne sais si on ne pourrait pas s’en amuser à Villers-Coterets. Il y a une bonne troupe de citoyens qui jouent cette pièce auprès de Paris, à Orangis. J’imagine que cette petite société se rendrait volontiers aux ordres de monseigneur le duc d’Orléans. M. et madame de La Harpe sont les principaux acteurs ; je puis vous assurer qu’ils vous feraient grand plaisir.

 

          Vous aurez bientôt M. le marquis de Jaucourt. Je souhaite que les eaux savoyardes aient fait du bien à ses oreilles. M. de Bourcet est venu tracer la nouvelle ville de Versoix. Il dit que la Corse est un bon pays, qui peut nourrir trois cent mille hommes, s’il est bien cultivé ; en ce cas, le pays que j’habite est bien loin de ressembler à la Corse.

 

          Tous ceux qui reviennent de Corse prétendent que la réputation de Paoli était un peu usurpée. S’il est mêlé d’être législateur, il ne s’est pas mêlé d’être héros. Quoi qu’il en soit, cette conquête fait beaucoup d’honneur à M. le duc de Choiseul ; il gagne un royaume d’une main, et il bâtit une ville de l’autre. Il pourrait dire comme Lulli à un page, pendant qu’il tonnait : « Mon ami, fais le signe de la croix, car tu vois bien que j’ai les deux mains occupées. »

 

          Conservez-moi vos bontés, monsieur ; elles consolent ma solitude et mes souffrances ; comptez à jamais sur mes tendres et respectueux sentiments.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

27 Septembre 1769.

 

 

          Je n’ai l’honneur, mon cher confrère, d’être en aucune relation avec M. le duc de Nivernais, malgré la belle réputation que j’ai sur son compte. Il m’a un jour refusé tout net d’interposer son autorité pour une affaire de bibus au collège des Quatre-Nations, quoiqu’il soit aux droits du fondateur. Depuis ce temps-là, je me suis contenté de le respecter et de l’aimer, sans lui rien demander. M. et madame d’Argental sont très en état d’appuyer votre demande, quoique vous n’ayez nul besoin d’appui. Je vais leur écrire, non pas pour me donner les airs d’animer leur zèle en votre faveur, mais pour les remercier, et pour prendre sur moi tous les bons offices qu’ils vous rendront. Je ne sais ce que fait La Borde ; je n’entends plus parler de lui : je crois qu’il oublie totalement la musique en faveur de la danse. Les jeunes gens font très bien d’être amoureux ; mais il ne faut pas pour cela négliger ses talents ; au contraire, il faut les cultiver pour plaire encore plus à sa maîtresse. C’est l’avis de votre vieux confrère, qui vous sera toujours tendrement attaché.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

27 Septembre 1769.

 

 

          Voici encore une autre requête que Chabanon me prie de présenter à mes anges. Mais qu’a-t-il besoin de moi ? pourquoi prendre un si grand tour ? Je suppose qu’il a parlé lui-même. Il s’agit d’une place de garde-marine que le chevalier de Vezieux sollicite auprès de M. le duc de Praslin. Le chevalier de Vezieux est neveu de M. de Chabanon, et recommandé par M. le duc de Nivernais. Un mot de mes anges, placé à propos, fera grand bien.

 

          On attend à Lyon que M. de Sartines ait déclaré à un de ses amis qu’il ne se mêle point des spectacles de cette ville, et qu’il ne leur veut aucun mal. Tout se fait bien ridiculement dans votre pays welche. Si M. le duc de Richelieu avait voulu, les Guèbres auraient été joués à Fontainebleau sans le moindre murmure. Nous n’avons actuellement de ressource que dans Orangis. Il se pourrait bien que M. le duc d’Orléans priât bientôt cette troupe de venir jouer à Saint-Cloud (1) ou à Villers-Coterets ; ce serait un bel encouragement. Je ne croirai les Welches dignes d’être Français que quand on représentera, publiquement et sans contradiction, une pièce où les droits des hommes sont établis contre les usurpations des prêtres.

 

          Le vieux solitaire malade lève de loin ses mains aux anges.

 

 

1 – Appartenant alors aux d’Orléans. (G.A.)

 

 

 

 

 

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