CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 11
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à M. ***
Dans la chambre du malade,
A sept heures du matin, 27 Mars 1769.
Monsieur, mon père (1) ne vous écrit pas, parce qu’il est à son dixième accès de fièvre. Il vous prie de faire passer ce paquet à M. Lacombe.
Voici une épître à M. de Saint-Lambert qui est correcte. Vous êtes prié de corriger ce vers dans celle A l’auteur du nouveau livre des Trois Imposteurs, que j’eus l’honneur de vous adresser le 14 :
Ils pourront pardonner au pincé La Blettrie.
mettez :
Ils pourront pardonner à ce dur La Blettrie .
P.S. – Dans ma chambre .
Voici encore un huitain (2) qui n’est pas nouveau ; je l’ajoute en cachette :
Un pédant dont je tais le nom, etc.
Quand vous saurez le secret dont je vous ai dit un mot, vous ferez l’application de cet autre huitain à Arzame ; il est nouveau :
O toi dont les attraits embellissent la scène,
Toi que l’Amour jaloux dispute à Melpomène,
Séduisante Dubois (3), réponds à nos désirs.
C’est assez sommeiller dans le sein des plaisirs.
Ose enfin te placer au rang de tes modèles ;
La Gloire te sourit et te promet des ailes.
Ose, et, prenant ton vol vers l’immortalité,
Fixe par le talent l’éclair de la beauté.
Mon père vous embrasse tendrement ; on ne le croit pas en danger, sa fièvre diminuant chaque jour.
On eut hier les douze premières médailles. Prix en argent, pesant 4 onces, 36 fr. ; en cuivre, 6 fr. 12 sous, chaque médaille.
1 – Ce doit être madame Dupuits qui écrit. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Saurin du 1er Juillet 1768. (G.A.)
3 – Voltaire voulait lui faire jouer Arzame dans les Guèbres. (G.A.)
à M. Colini.
A Ferney, 29 Mars 1769.
Je vous adresse, mon cher ami, un Palatin (1) qui est venu graver ma vieille et triste figure, dédiée à S.A.E. Je crois que c’est un des meilleurs artistes que monseigneur ait dans ses Etats. Savez-vous bien que je vous écris à mon dixième accès de fièvre ? Je suis tout étonné d’être vie ; mais, tant que j’y serai soyez sûr que vous aurez en moi un bien véritable ami.
Nous avons ici un printemps qui ressemble au plus cruel hiver. Je crois que le climat de Florence vaut mieux que celui des Alpes et du Rhin. Les archiducs et les cadets de la maison de Bourbon règnent sur des climats chauds, ils sont bien heureux. Je n’ai jamais eu le courage d’exécuter ce que j’avais toujours projeté, de me retirer dans un coin de l’Italie ; je n’ai jamais vécu que dans des climats qui n’étaient pas faits pour moi. Je vous félicite d’avoir une santé qui vous fait prendre les bords du Rhin pour ceux de l’Arno.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse bien tendrement.
1 – George-Christophe Waechter, graveur de l’électeur palatin (G.A.)
à M. le comte de La Touraille.
A Ferney, 29 Mars 1769.
Je ne sais pas, monsieur, pourquoi vous dites à M. le duc de Choiseul qu’il marche dans la carrière des Colbert (1) ; je ne le soupçonne point du tout être homme de finances, et je crois qu’il ne marche que dans la carrière des Choiseul ; il est plus fait pour jeter son argent par la fenêtre que pour en lever sur les peuples ; il aura des armées brillantes et bien disciplinées, les paiera qui pourra. Mars n’aurait pas trouvé bon qu’on l’appelât Plutus.
Cependant vos vers sont jolis. Je vous en remercie de tout mon cœur, et je vois avec grand plaisir que vous êtes partisan du bon goût en aimant Lulli et Rameau. Je suis un peu sourd, je ne puis guère m’intéresser à la musique. Je suis aussi fort en train d’être parfaitement aveugle, mais je puis encore lire les ouvrages d’esprit. Le plaisir l’emporte sur la peine. C’est un sentiment que vous m’avez fait éprouver par la petite brochure (2) que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Agréez, monsieur, mes très sincères remerciements, et daignez me mettre aux pieds de monseigneur le prince de Condé.
1 – La Touraille, dans une épître au duc de Choiseul disait qu’il marchait dans la carrière de Périclès et de Sully. Il n’y est pas question de Colbert. (G.A.)
2 – Lettre à M. de Voltaire sur les opéras philosophi-comiques, où l’on trouve la critique de Lucile, comédie en un acte et en vers, mêlée d’ariettes. (G.A.)
à M. Dupont.
A Ferney, 20 Mars 1769.
Mon cher ami, il est très convenable que j’aie entre les mains le contrat du baron banquier Dietrich, et je vous prie instamment de me le faire avoir. Il n’importe pas dans quel temps vous rédigiez mon contrat ; cela sera aussi bon à la fin de juin qu’au commencement. Je fournis 96,000 livres à M. le duc de Wurtemberg. Il est déjà payé de 70,000 livres par ses deux billets que je lui rends. J’ai donné 7,000 livres que Roset me devait à la fin de mars ; 15,000 que le sieur Moiner, receveur des forges de Montbéliard, me devra à la fin du mois de juin ; et 4,000 livres sur les 7,000 livres que Roset me devra à la fin du mois de juin. Cela fait juste les 96,000 livres avec lesquelles M. Jean Maire peut rembourser le baron banquier Dietrich.
Voilà donc une affaire réglée, et on aura trente jours pour faire venir les papiers du baron, et pour faire le contrat dans la forme la plus honnête et la plus valable. Il n’y a point d’affaire plus nette et plus aisée. Je sais bien que je serais très embarrassé si les paiements dont les receveurs de Montbéliard et de Rirchwir sont chargés n’étaient pas exacts ; car je dois, moi, être très exact à fournir à ma famille une pension de plus de 30,000 livres. Je bâtis des fermes qui coûtent considérablement, et je n’aurais aucune ressource sur la fin de ma vie, si les gens de M. le duc de Wurtemberg me manquaient.
En un mot, mon cher ami, je m’en remets entièrement à vous. Ayez la bonté de vous arranger avec Jean Maire, qui a toujours besoin d’être un peu excité. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
à Madame la marquise du Deffand.
Le 3 Avril 1769.
Chacun a son diable, madame, dans cet enfer de la vie. Le mien m’a affublé de onze accès de fièvre, et me voilà ; mais ce n’est pas pour longtemps. En vérité, c’est dommage que la nature m’ayant fait, ce me semble, pour vivre avec vous, me fasse mourir si loin de vous. Quand je dis que nos espèces d’âmes étaient modelées l’une pour l’autre, n’allez pas croire que ma vanité radote. Le fait est clair. Vous me dites par votre dernière lettre que « les choses qui ne peuvent nous être connues ne nous sont pas nécessaires. » Grand mot, madame, grande vérité, et, qui plus est, vérité très consolante. Où il n’y a rien que le roi perd ses droits, et la nature aussi. Faites-vous lire, s’il vous plaît, l’article NÉCESSAIRE dans un certain livre alphabétique (1), vous y verrez votre pensée.
C’est un dialogue entre Sélim et Osmin, deux braves musulmans ; et Osmin conclut que la nature n’ayant pas favorisé le genre humain, en tout temps et en tout lieu, du divin Alcoran, l’Alcoran n’est pas nécessaire à l’homme.
Au reste, je sens très bien que le siècle de Louis XIV est si prodigieusement supérieur au siècle présent, que les athées de ce temps-ci ne valent pas ceux du temps passé. Il n’y en a aucun qui approche de Spinosa.
Ce Spinosa admettait, avec toute l’antiquité, une intelligence universelle ; et il faut bien qu’il y en ait une, puisque nous avons de l’intelligence. Nos athées modernes substituent à cela je ne sais quelle nature incompréhensible et je ne sais quels calculs impossibles. C’est un galimatias qui fait pitié. J’aime mieux lire un conte de La Fontaine, quoique, par parenthèse, ses Contes soient autant au-dessous de l’Arioste que l’écolier est au-dessous du maître. Cependant ces philosophes ont tous quelque chose d’excellent. Leur horreur pour le fanatisme et leur amour de la tolérance m’attache à eux. Ces deux points doivent leur concilier l’amitié de tous les honnêtes gens.
Je passe des athées à Sémiramis (2). Que voulez-vous, s’il vous plaît, que je fasse ? Je ne saurais, en vérité, prendre le parti de Moustapha contre elle. Son fils l’aime, son peuple l’aime, sa cour l’idolâtre ; elle m’envoie le portrait de son beau visage, entouré de vingt gros diamants, avec la plus belle pelisse du Nord, et un code de lois aussi admirable que notre jurisprudence française est impertinente. On parle français à Moscou et en Ukraine. Ce n’est ni le parlement de Paris ni la Sorbonne qui a établi des chaires de professeurs en notre langue dans ces pays autrefois si barbares. Peut-être y ai-je un peu contribué. Permettez-moi d’avoir quelque condescendance pour un empire de deux mille lieues d’étendue, où je suis aimé, tandis que je ne suis pas excessivement bien traité dans la petite partie occidentale de l’Europe où le hasard m’a fait naître.
Je vous avoue que j’aimerais mieux avoir l’honneur de souper avec vous que de rester au milieu des neiges dans la belle et épouvantable chaîne des Alpes, ou de courir de roi en impératrice. Soyez très sûre, madame, que votre lettres ont fait de mon envie extrême de vous revoir une passion. Comptez que mon âme court après la vôtre.
Je serais peut-être un peu décontenancé devant madame la duchesse de Choiseul. Quand le vieux chevalier Destouches-Canon, père, putatif de d’Alembert, voyait une jolie femme, bien aimable, il lui disait : « Passez, passez vite, madame ; vous n’êtes pas de ma sorte. » Je suis devenu un peu grossier dans ma retraite champêtre.
Que m’importe que la nature,
En dessinant ses traits chéris,
Pour modèle ait prit la figure
E la vénus de Médicis ?
Je suis berger, mais non Pâris.
Un vieux berger n’est pas un homme.
Je pourrais lui donner la pomme
Sans que mon cœur en fût épris,
Et sans que la maligne engeance
Des déesses de son pays
Reprochât à mes sens surpris
D’être séduits par l’apparence.
Je sais que son esprit orné
A toute la délicatesse
Que l’on vanta dans Sévigné,
Avec beaucoup plus de justesse ;
Qu’elle aime fort la vérité,
Mais ne la dit qu’avec finesse.
Ma grossière rusticité
Et mon impudence suissesse
Auraient grand’peine à se prêter
A tant de grâce et de souplesse.
Il faut que, pour bien s’ajuster,
Les gens soient d’une même espèce.
Vous, dont l’esprit et les bons mots,
L’imagination féconde,
La répartie et l’à-propos
Font toujours le charme du monde ;
Vous, ma brillante Du Deffand,
Conversez dans votre retraite,
Vivez avec la grand’maman :
C’est pour vous que les dieux l’ont faite.
Si j’allais très imprudemment
Troubler vos séances secrètes,
Que diriez-vous d’un chat huant
Introduit entre deux fauvettes ?
Cependant je veux savoir qui soupe entre madame de Choiseul et vous, qui en est digne, qui soutient encore l’honneur du siècle. Que voulez-vous que je vous dise ? Hélas ! toutes nos petites consolations ne sont encore que des emplâtres sur la blessure de la vie. Mais, dans votre malheur, vous avez du moins le meilleur des remèdes ; et, puisque vous existez, qu’y a-t-il de mieux que de consumer quelques moments de cette existence douloureuse et passagère avec des amis qui sont au-dessus du commun des hommes ? Vous m’avez donné une grande satisfaction en m’apprenant que le président a repris son âme.
Hélas ! qu’a-t-il pu ressaisir
De cette âme qui sut vous plaire ?
Quelque faible ressouvenir,
Et quelque image bien légère,
Qui ne revient que pour s’enfuir
A-t-il du moins quelque désir,
Même encor sans le satisfaire ?
A-t-il quelque ombre de plaisir ?
Voilà notre importante affaire.
Qu’on a peu de temps pour jouir !
Et la jouissance est un songe.
Du néant tout semble sortir,
Dans le néant tout se replonge.
Plus d’un bel esprit nous l’a dit ;
Un autre Hénault (3) et Deschoulière,
Chapelle et Chaulieu, l’ont écrit
L’antiquité, leur devancière,
Mille fois nous en avertit ;
La Sorbonne dit le contraire :
A ces messieurs rien n’est voilé ;
Et quand la Sorbonne a parlé,
Les beaux esprits doivent se taire.
Dites, je vous en conjure, au délabré président, combien je m’intéresse à son âme aimable. La mienne prend la liberté d’embrasser la vôtre. Adieu, madame ; vivons comme nous pourrons.
1 – Le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Catherine II. (G.A.)
3 – Jean Hesnault. (G.A.)