DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 9

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L’A, B, C,

ou

DIALOGUES ENTRE A, B, C.

 

 

 

- Partie 9 -

 

 

 

 

__________

 

 

 

 

 

DIXIÈME ENTRETIEN.

 

 

SUR LA RELIGION.

 

 

 

 

          C – Puisque vous croyez que le partage du brave homme est d’expliquer librement ses pensées, vous voulez donc qu’on puisse tout imprimer sur le gouvernement et sur la religion ?

 

 

          A – Qui garde le silence sur ces deux objets, qui n’ose regarder fixement ces deux pôles de la vie humaine, n’est qu’un lâche. Si nous n’avions pas su écrire, nous aurions été opprimés par Jacques II et par son chancelier Jeffreys ; et milord de Kenterbury nous ferait donner le fouet à la porte de sa cathédrale. Notre plume fut la première arme contre la tyrannie, et notre épée la seconde.

 

 

          C – Quoi ! écrire contre la religion de son pays !

 

 

          B – Eh ! vous n’y pensez pas, monsieur C ; si les premiers chrétiens n’avaient pas eu la liberté d’écrire contre la religion de l’empire romain, ils n’auraient jamais établi la leur ; ils dirent l’Evangile de Marie, celui de Jacques, celui de l’enfance, celui des Hébreux, de Barnabé, de Luc, de Jean, de Matthieu, de Marc, ils en écrivirent cinquante-quatre (1). Ils firent les lettres de Jésus à un roitelet d’Edesse, celles de Pilate à Tibère, de Paul à Sénèque, et les prophéties des sibylles en acrostiches, et le symbole des douze apôtres, et le testament des douze patriarches, et le livre d’Enoche, et cinq ou six Apocalypses, etc., etc. Que n’écrivirent-ils point ? Pourquoi voulez-vous nous ôter la liberté qu’ils ont eue ?

 

 

          C – Dieu me préserve de proscrire cette liberté précieuse ! mais j’y veux du ménagement, comme dans la conversation des honnêtes gens ; chacun y dit son avis, mais personne n’insulte la compagnie.

 

 

          A – Je ne demande pas aussi qu’on insulte la société, mais qu’on l’éclaire. Si la religion du pays est divine (car c’est de quoi chaque nation se pique), cent mille volumes lancés contre elle ne lui feront pas plus de mal que cent mille pelotes de neige n’ébranleront des murailles d’airain. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, comme vous savez : comment des caractères noirs tracés sur du papier blanc pourraient-ils la détruire ?

 

          Mais si des fanatiques, ou des fripons, ou des gens qui possèdent ces deux qualités à la fois, viennent à corrompre une religion pure et simple ; si par hasard des mages et des bonzes ajoutent des cérémonies ridicules à des lois sacrées des mystères impertinents à la morale divine des Zoroastre et des Confutzée, le genre humain ne doit-il pas des grâces à ceux qui nettoieraient le temple de Dieu des ordures que ces malheureux y auront amassées ?

 

 

          B – Vous me paraissez bien savant. Quels sont donc ces préceptes de Zoroastre et de Confutzée ?

 

 

          A – Confutzée ne dit point : « Ne fais pas aux hommes ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

 

          Il dit : « Fais ce que tu veux qu’on te fasse, oublie les injures, et ne te souviens que des bienfaits. » Il fait un devoir de l’amitié et de l’humanité.

 

          Je ne citerai qu’une seule loi de Zoroastre, qui comprend ce que la morale a de plus épuré, et qui est justement le contraire du fameux probabilisme des jésuites : « Quand tu seras en doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi de la faire (2). »

 

          Nul moraliste, nul philosophe, nul législateur n’a jamais rien dit ni pu dire qui l’emporte sur cette maxime. Si après cela, des docteurs persans ou chinois ont ajouté à l’adoration d’un Dieu et à la doctrine de la vertu des chimères fantastiques, des apparitions, des visions, des prédictions, des prodiges, des possessions, des scapulaires ; s’ils ont voulu qu’on ne mangeât que de certains aliment en l’honneur de Zoroastre et de Confutzée ; s’ils ont prétendu être instruits de tous les secrets de la famille de ces deux grands hommes ; s’ils ont disputé trois cents ans pour savoir comment Confutzée avait été fait ou engendré (3) ; s’ils ont institué des pratiques superstitieuses qui faisaient passer dans leurs poches l’argent des âmes dévotes ; s’ils ont établi leur grandeur temporelle sur la sottise de ces âmes peu spirituelles ; si enfin ils ont armé des fanatiques pour soutenir leurs inventions par le fer et par les flammes, il est indubitable qu’il a fallu réprimer ces imposteurs. Quiconque a écrit en faveur de la religion naturelle et divine, contre les détestables abus de la religion sophistique, a été le bienfaiteur de sa patrie.

 

 

          C – Souvent ces bienfaiteurs ont été mal récompensés. Ils ont été cuits ou empoisonnés, ou ils sont morts en l’air, et toute réforme a produit des guerres.

 

 

          A – C’était la faute de la législation. Il n’y a plus de guerres religieuses depuis que les gouvernements ont été assez sages pour réprimer la théologie.

 

 

          B – Je voudrais, pour l’honneur de la raison, qu’on l’abolît au lieu de la réprimer ; il est trop honteux d’avoir fait une science de cette grave folie. Je connais bien à quoi sert un curé qui tient registre des naissances et des morts (4), qui ramasse des aumônes pour les pauvres, qui console les malades, qui met la paix dans les familles ; mais à quoi sont bons les théologiens ? Qu’en reviendra-t-il à la société, quand on aura bien su qu’un ange est infini, secundum quid, que Scipion et Caton sont damnés pour n’avoir pas été chrétiens, et qu’il y a une différence essentielle entre catégorématique et syncatégorématique ?

 

          N’admirez-vous pas un Thomas d’Aquin qui décide que « les parties irascibles et concupiscibles ne sont pas parties de l’appétit intellectuel ? » Il examine au long si les cérémonies de la loi sont avant la loi. Mille pages sont employées à ces belles questions, et cinq cent mille hommes les étudient.

 

          Les théologiens ont longtemps recherché si Dieu peut être citrouille et scarabée ; si, quand on a reçu l’eucharistie, on la rend à la garde-robe.

 

          Ces extravagances ont occupé des têtes qui avaient de la barbe, dans des pays qui ont produit de grands hommes. C’est sur quoi un écrivain ami de la raison (5) a dit plusieurs fois que notre grand mal est de ne pas savoir encore à quel point nous sommes au-dessous des Hottentots sur certaines matières.

 

          Nous avons été plus loin que les Grecs et les Romains dans plusieurs arts ; et nous sommes des brutes en cette partie ; semblables à ces animaux du Nil dont une partie était vivifiée, tant que l’autre n’était encore que de la fange.

 

          Qui le croirait ? un fou, après avoir répété toutes les bêtises scolastiques pendant deux ans, reçoit ses grelots et sa marotte en cérémonie ; il se pavane, il décide ; et c’est cette école de Bedlam qui mène aux honneurs et aux richesses. Thomas et Bonaventure ont des autels, et ceux qui ont inventé la charrue, la navette, le rabot et la scie, sont inconnus.

 

 

          A – Il faut absolument qu’on détruise la théologie, comme on a détruit l’astrologie judiciaire, la magie, la baguette divinatoire, la cabale, et la chambre étoilée (6).

 

 

          C – Détruisons ces chenilles tant que nous pourrons dans nos jardins, et n’y laissons que les rossignols ; conservons l’utile et l’agréable, c’est là tout l’homme ; mais pour tout ce qui est dégoûtant et venimeux, je consens qu’on l’extermine.

 

 

          A – Une bonne religion honnête, mort de ma vie ! bien établie par acte de parlement, bien dépendante du souverain, voilà ce qu’il nous faut, et tolérons toutes les autres (7). Nous ne sommes heureux que depuis que nous sommes libres et tolérants.

 

 

          C – Je lisais l’autre jour un poème français sur la Grâce, et poème didactique et un peu soporatif, attendu qu’il est monotone. L’auteur (8), en parlant de l’Angleterre, à qui la grâce de Dieu est refusée (quoique votre monarque se dise roi par la grâce de Dieu tout comme un autre), l’auteur, dis-je, s’exprime ainsi en vers assez plats :

 

Cette île, de chrétiens féconde pépinière,

L’Angleterre, où jadis brilla tant de lumière,

Recevant aujourd’hui toutes religions,

N’est plus qu’un triste amas de folles visions…

Oui, nous sommes, Seigneur, tes peuples les plus chers,

Tu fais luire sur tous tes rayons les plus clairs.

Vérité toujours pure, ô doctrine éternelle !

La France est aujourd’hui ton royaume fidèle.

 

                                                                           Chant IV.

 

 

          A – Voilà un plaisant original avec sa pépinière et ses rayons clairs ! Un Français croit toujours qu’il doit donner le ton aux autres nations ; il semble qu’il s’agisse d’un menuet ou d’une mode nouvelle. Il nous plaint d’être libres ! En quoi, s’il vous plaît, la France est-elle le royaume fidèle de la doctrine éternelle ? Est-ce dans le temps qu’une bulle ridicule (9), fabriquée à Paris dans un collège de jésuites, et scellée à Rome par un collège de cardinaux, a divisé toute la France et fait plus de prisonniers et d’exilés qu’elle n’avait de soldats ? Oh ! le royaume fidèle !

 

          Que l’Eglise anglicane réponde, si elle veut, à ces rimeurs de l’Eglise gallicane ; pour moi, je suis sûr que personne ne regrettera parmi nous ce temps jadis où brilla tant de lumière. Etait-ce quand les papes envoyaient chez nous des légats donner nos bénéfices à des Italiens et imposer des décimes sur nos biens pour payer leurs filles de joie ? Etait-ce quand nos trois royaumes fourmillaient de moines et de miracles ? Ce plat poète est un bien mauvais citoyen. Il devait souhaiter plutôt à sa patrie assez de rayons clairs pour quelle aperçût ce qu’elle gagnerait à nous imiter ; ces rayons font voir qu’il ne faut pas que les gallicans envoient vingt mille livres sterling à Rome toutes les années, et que les anglicans, qui payaient autrefois le denier de saint Pierre étaient plongés alors dans la plus stupide barbarie.

 

 

          B – C’est très bien dit ; la religion ne consiste point du tout à faire passer son argent à Rome. C’est une vérité reconnue non-seulement de ceux qui ont brisé ce joug, mais encore de ceux qui le portent

 

 

          A – Il faut absolument épurer la religion ; l’Europe entière le crie. On commença ce grand ouvrage il y a près de deux cent cinquante années (10) ; mais les hommes ne s’éclairent que par degrés. Qui aurait cru alors qu’on analyserait les rayons du soleil, qu’on électriserait le tonnerre, et qu’on découvrirait la gravitation universelle, loi qui préside à l’univers (11) ? Il est temps que des hommes si éclairés ne soient pas esclaves des aveugles. Je ris quand je vois une Académie des sciences obligée de se conformer à la décision d’une congrégation du saint-office.

 

          La théologie n’a jamais servi qu’à renverser les cervelles, et quelquefois les Etats. Elle seule fait les athées ; car le grand nombre de petits théologiens, qui est assez sensé pour voir le ridicule de cette étude chimérique, n’en sait pas assez pour lui substituer une saine philosophie. La théologie, disent-ils, est, selon la signification du mot, la science de Dieu : or les polissons qui ont profané cette science ont donné de Dieu des idées absurdes ; et de là ils concluent que la Divinité est une chimère, parce que la théologie est chimérique. C’est précisément dire qu’il ne faut prendre ni quinquina pour la fièvre, ni faire diète dans la pléthore, ni être saigné dans l’apoplexie, parce qu’il y a de mauvais médecins ; c’est nier les effets évidents de la chimie, parce que des chimistes charlatans ont prétendu faire de l’or. Les gens du monde, encore plus ignorants que ces petits théologiens, disent : Voilà des bacheliers et des licenciés qui ne croient pas en Dieu ; pourquoi y croirions-nous ?

 

          Mes amis, une fausse science fait les athées : une vraie science prosterne l’homme devant la Divinité ; elle rend juste et sage celui que la théologie a rendu inique et insensé.

 

          Voilà à peu près ce que j’ai lu dans un petit livre nouveau (12), et j’en ai fait ma profession de foi.

 

 

          B – En vérité, c’est celle de tous les honnêtes gens.

 

 

 

 

 

1 – Voyez la Collection d’anciens Evangiles. (G.A.)

 

2 – Voltaire cite souvent ce précepte. (G.A.)

 

3 – Confutzée est mis ici pour Jésus. (G.A.)

 

4 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article MARIAGE, section II. Voltaire n’y fait pas cette concession. (G.A.)

 

5 – Voltaire lui-même, dans le chapitre XLV de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

6 – Espèce d’inquisition d’Etat établie en Angleterre sous Henri VIII, et détruite en 1641 sous Charles Ier. (K.)

 

7 – Les Etats-Unis de l’Amérique ont été plus loin, il n’y a chez eux aucune religion nationale ; mais quelques-uns de ces Etats ont fait une faute en excluant les prêtres des fonctions publiques ; c’est leur dire de se réunir et de former imperium in imperio. Dans un pays bien gouverné un prêtre ne doit avoir ni plus de privilèges ni moins de droits qu’un géomètre ou un métaphysicien. Les droits de citoyen n’ont rien de commun avec l’emploi qu’un homme fait de l’esprit que la nature lui a donné. (K.)

 

8 – Louis Racine. (G.A.)

 

9 – La bulle Unigenitus. Voyez le Siècle de Louis XIV, chapitre XXXVII. (G.A.)

 

10 – Avec la réforme. (G.A.)

 

11 – Voyez, Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

12 – Lettres à S.A. Monseigneur le prince de Brunswick. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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