CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 55

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 55

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 9 de Novembre 1769.

 

 

          Que béni soit l’homme de Dieu, mon très cher et très illustre maître, qui travaille à un mémoire pour la famille de ce malheureux (1) ! J’espère que ce mémoire ne sera pas déshonoré par la mauvaise rhétorique du Palais, comme l’ont été ceux de Calas. J’attends qu’un de mes amis et de mes confrères à l’Académie des sciences, M. Dionis du Séjour, homme vertueux et éclairé quoique conseiller de la cour, soit de retour de la campagne, pour tirer au clair cette histoire abominable, qui doit achever de couvrir de honte ces juges du dixième siècle, bien indignes de vivre au dix-huitième siècle, à moins que ce ne soit pour y être traités comme ils ont traité Martin.

 

          Je n’ai point vu cette pièce de vers intitulée Michaut et Michel. On dit que les deux héros sont Michel de Saint-Fargeaut et Michault de Montaron de Montblin, deux fanatiques du parlement, bien connus pour tels. Si la pièce est bonne, comme on le dit, je souhaite qu’elle soit publique, et que l’auteur ne se fasse pas connaître ; je ne manquerai pas au reste d’assurer, et c’est la vérité, que vous n’y avez aucune part. Il est sûr que la pièce existe, mais elle est peu connue.

 

          J’ai promis à Panckoucke de lui donner quelques additions pour les articles de mathématiques et pour quelques-uns de physique. Les molécules organiques et les anguilles de Needham ont rapport à l’article GÉNÉRATION, qui n’est pas de la partie. Du reste, je ne crois pas plus à ces sornettes que vous. Quant aux déclamations et autres sottises qui déshonorent l’Encyclopédie, on fera bien de les supprimer ; mais je ne m’en mêlerai pas ayant déclaré que je ne voulais point être éditeur. Je me fais d’avance un grand plaisir de lire vos articles de belles-lettres.

 

          Je ne sais plus ce que j’ai dit de Maupertuis ; ce que je sais, c’est qu’il faut que je ne l’aie pas trop flatté, car il était mécontent, et nous étions très froids ensemble quand il est mort.

 

          Je donnerai au domestique de Damilaville, qui doit être à la campagne, le billet que vous m’envoyez pour lui ; c’est une œuvre de charité et de justice. Son pauvre maître est mort banqueroutier.

 

          Oui, sans doute il y a une infinité de cas où la diagonale d’un rectangle est aussi incommensurable aux côtés que la diagonale du carré : ce cas est même bien plus fréquent que celui de la commensurabilité.

 

          Je ne sais si l’empereur est des nôtres ; mais je m’accoutumerai difficilement à ne pas voir la maison d’Autriche avec un vernis de superstition.

 

.  .  .  .  .  . Timeo Danaos et dona ferentes.

 

VIR. Æn. lib II.

 

          Adieu, mon cher et illustre confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Martin. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 11 Décembre 1769.

 

 

          Je vous dois, mon cher et illustre maître, des remerciements pour la tragédie des Guèbres, que j’ai reçue il y a quelque temps de votre part. Je souhaiterais fort que cette pièce pût être représentée ; elle achèverait peut-être, sur les esprits des Welches, l’ouvrage que la tragédie de Mahomet avait déjà commencé celui d’inspirer l’horreur de l’intolérance et du fanatisme ; mais trop de gens, mon cher philosophe, sont intéressés à empêcher le progrès de la raison. Toutes les fois qu’on veut aujourd’hui rendre ridicules ou odieux des prêtres, de quelque secte que ce soit, les nôtres regardent au-dedans d’eux-mêmes, et se disent, en grinçant les dents :

 

.  .  .  .  .  .  .  Mutato nomine, de me

Fabula narratur.

 

HOR., lib. I, sat. I.

 

          Quant à la préface de cette tragédie, je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie. J’ai toujours regardé cette pièce comme un chef-d’œuvre de versification, et comme une très belle tragédie de collège. Je n’y trouve ni action ni intérêt ; on ne se soucie de personne, ni d’Athalie, qui est une méchante carogne, ni de Joad, qui est un prêtre insolent, séditieux, et fanatique ; ni de Joad même, que Racine a eu la maladresse de faire entrevoir en deux endroits comme un méchant garnement futur. Je suis persuadé que les idées de religion dont nous sommes imbus dès l’enfance contribuent, sans que nous nous en apercevions, au peu d’intérêt qui soutient cette pièce ; et que, si on changeait les noms, et que, Joad fut un prêtre de Jupiter ou d’Isis, et Athalie une reine de Perse ou d’Egypte, cette pièce serait bien froide au théâtre. D’ailleurs à quoi sert toute cette prophétie de Joad, qu’à faire languir l’action, qui n’est pas déjà trop animée ? Je crois en général (et je vais peut-être dire un blasphème) que c’est plutôt l’art de la versification que celui du théâtre qu’il faut apprendre chez Racine. J’en connais à qui je donnerais un plus grand éloge, mais ils n’ont pas l’honneur d’être morts.

 

          On dit que vous êtes malade, mon cher ami, et on ajoute que vous avez du chagrin pour une cause qui me paraît bien juste (1). Je ne saurais croire que cette cause soit réelle ; si par malheur elle l’était, elle me rappellerait la belle tirade de la péroraison pro Milone, qui commence par ces mots, Hiccine vir patriæ natus, etc.

 

          Le contrôleur-général (2) est, dit-on, bien embarrassé pour trouver de l’argent ; Dieu le père n’en trouverait pas Hippocrate, Esculape, et toute l’école de médecine, ne rétabliraient pas un malade qui se donnerait tous les jours, à dîner et à souper une indigestion. Ce sera le cas de la France, tant qu’on n’y connaîtra pas l’économie. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à madame Denis.

 

 

1 – Voltaire désirait revoir Paris, dont on lui avait interdit le séjour. (G.A.)

2 – L’abbé Terray. (G.A.)

 

 

 

 

 

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