CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 2

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à M. le marquis de Belestat de Garduch.

 

5 Janvier 1769.

 

 

          Votre lettre du 20 de décembre, monsieur, n’est point du style de vos autres lettres ; et votre critique de Bury est encore moins du style de l’éloge de Clémence Isaure. C’est une énigme que vous m’expliquerez quand vous aurez en moi plus de confiance.

 

          Le libraire de Genève qui imprima votre dissertation étant le même qui avait imprimé les mémoires de La Beaumelle, on crut que ce petit ouvrage était de lui ; et ce nom le rendit suspect. Le public ne regarda l’intitulé, Par M. le marquis de B…, que comme un masque sous lequel La Beaumelle se cachait. L’article du petit-fils de Shah-Abas parut à tout le monde un portrait trop ressemblant. Le libraire de Genève envoya à Paris six cents exemplaires que M. de Sartines fit mettre au pilon, et il en informa M. de Saint-Florentin.

 

          Ce n’est pas tout, monsieur ; comme le livre venait de Genève, on me l’attribua ; et cette calomnie en imposa d’autant plus, que dans ce temps-là même je faisais imprimer publiquement à Genève une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV.

 

          Le président Hénault, si durement traité dans votre brochure, est mon ami depuis plus de quarante ans ; je lui ai toujours donné des marques publiques de mon attachement et de mon estime. Ses nombreux amis m’ont regardé comme un traître qui avait flatté publiquement le président Hénault, pour le déchirer avec plus de cruauté en prenant un nom supposé.

 

          Si vous m’aviez fait l’honneur de répondre plus tôt à mes lettres, vous m’auriez épargné des chagrins que je ne méritais pas. Lorsque je vous écrivis, j’étais persuadé, avec toute la ville de Genève, que La Beaumelle était l’auteur de cet écrit, et tout Paris croyait qu’il était de moi. Voilà, monsieur, l’exacte vérité.

 

          Vous pouvez me rendre plus de services que vous ne m’avez fait de peines ; il s’agit d’une affaire plus importante.

 

          J’ai auprès de moi la famille des Sirven ; vous n’ignorez peut-être pas que cette famille entière a été condamnée à la mort dans le temps même qu’on faisait expirer Calas sur la roue. La sentence qui condamne les Sirven est plus absurde encore que l’abominable arrêt contre les Calas. J’ai fait présenter au nom des Sirven une requête au conseil privé du roi ; cette famille malheureuse, jugée par contumace, et dont le bien est confisqué, demandait au roi d’autres juges, et ne voulait point purger son décret au parlement de Toulouse, qu’elle regardait comme trop prévenu, et trop irrité même de la justification des Calas ; le conseil privé, en plaignant les Sirven, a décidé qu’ils ne pouvaient purger le décret qu’à Toulouse.

 

          Un homme très instruit (1) me mande de cette ville même que le parlement commence à ouvrir les yeux ; que plusieurs jeunes conseillers embrassent le parti de la tolérance ; « qu’on va jusqu’à se reprocher l’arrêt contre M. Rochette et les trois gentilshommes. » Ces circonstances m’encourageraient, monsieur, à envoyer les Sirven dans votre pays, si je pouvais compter sur quelque conseiller au parlement qui voulût se faire un honneur de protéger et de conduire cette famille aussi innocente que malheureuse. Je serais bien sûr alors qu’elle serait réhabilitée, et qu’elle rentrerait dans ses biens. Voyez, monsieur, si vous connaissez quelque magistrat qui soit capable de cette belle action, et qui, ayant vu les pièces, puisse prendre sur lui de confondre la fanatique ignorance des premiers juges, et tirer l’innocence de la plus injuste oppression.

 

          « Combien que le parlement ne soit qu’une forme des trois états raccourcis au petit pied (2), » ce sera à vous seul, monsieur, qu’on sera redevable d’une action si généreuse et si juste ; le parlement même vous en devra de la reconnaissance ; vous lui aurez fourni une occasion de montrer sa justice, et d’expier le sang des Calas.

 

          Pour moi, je n’oublierai jamais ce service que vous aurez rendu à l’humanité, et j’aurai l’honneur d’être avec la plus vive reconnaissance, avec l’estime que je dois à vos talents, et toute l’amitié d’un confrère, votre très humble, etc.

 

 

1 – L’abbé Audra. (G.A.)

2 – Ce sont les termes des premiers états de Blois, page 445.

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

5 Janvier 1769.

 

 

          Oui, mon cher enfant, le Mercure est devenu un très bon livre, grâce à vous et à M. Lacombe. Je vous en fais mon compliment à tous deux. Je lui ai envoyé un Siècle et même deux, ainsi qu’à vous ; le grand siècle et le petit, celui du bon goût et celui du dégoût. Vous aurez vu dans celui-ci la mort du comte de Lally, dont le seul crime a été d’être brutal. Quelque autre main y ajoutera la mort d’un enfant innocent, dont l’arrêt porte qu’on lui arrachera la langue, qu’on lui coupera la main, et qu’on brûlera son corps, pour avoir chanté une ancienne chanson de corps-de-garde. Cela se passa chez les Hottentots il y a environ trois ans.

 

          J’attends votre Henri IV (1) avec la même ardeur qu’il attendait Gabrielle.

 

          Puisque vous avez une Vestris, donnez-lui donc de beaux vers à réciter. Les polissons qui ne savent que mettre des tours de passe-passe sur le théâtre ignorent que, quand on fait une tragédie en vers, il faut que les vers soient bons ; mais savent-ils ce que c’est qu’un vers ? Ah ! quels Welches !

 

          L’A B C est réellement un ouvrage anglais, traduit par l’avocat La Bastide de Chiniac, et ce Chiniac est un homme à qui je ne prends nul intérêt. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – L’Eloge de Henri IV, qui avait obtenu l’accessit à l’Académie de La Rochelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

6 Janvier 1769.

 

 

          Madame, voilà encore un thème ; j’écris donc. Par une lettre d’un mercredi, c’est-à-dire il y a huit jours, vous me demandez le commencement de l’Alphabet (1) ; mais savez-vous bien qu’il sera brûlé, et peut-être l’auteur aussi ? Le traducteur est un Bastide de Chiniac, avocat de son métier. Il sera brûlé, vous dis-je, comme Chausson (2).

 

          C’est avec une peine extrême que je fais venir ces abominations de Hollande. Vous voulez que je fasse un gros paquet à votre petite mère ou grand’mère ; vous ne dites point si elle paie des ports de lettres, et s’il faut adresser le paquet sous l’enveloppe de son mari, qui ne sera point du tout content de l’ouvrage.

 

          L’A B C est trop l’éloge du gouvernement anglais. On sait combien je hais la liberté, et que je suis incapable d’en avoir fait le fondement des droits des hommes ; mais si j’envoie cet ouvrage, on pourra m’en croire l’auteur ; il ne faut qu’un mot pour me perdre.

 

          Voyez, madame, si on peut s’adresser directement à votre petite mère ; et, si elle répond qu’il n’y a nul danger, alors on vous en dépêchera tant que vous voudrez.

 

          Je puis vous faire tenir directement par la poste de Lyon, à très peu de frais, les Droits des uns et les Usurpations des autres, l’Epître aux Romains.

 

          Si vous n’avez pas l’Examen important de milord Bolingbroke, on vous le fera tenir par votre grand’mère.

 

          On n’a pas un seul exemplaire du Supplément elle le demande comme vous. Il faut qu’elle fasse écrire par Corby à Marc-Michel Rey, libraire d’Amsterdam, et qu’il lui ordonne d’en envoyer deux par la poste.

 

          Vous me parlez d’un buste, madame ; comment avez-vous pu penser que je fusse assez impertinent pour me faire dresser un buste ? Cela est bon pour Jean-Jacques, qui imprime ingénument que l’Europe lui doit une statue (3).

 

          Pour les deux Siècles, dont l’un est celui du goût, et l’autre celui du dégoût, le libraire a eu ordre de vous les présenter, et doit s’être acquitté de son devoir. Madame de Luxembourg, quand on l’interrogea à la Bastille. C’est une anecdote dont elle est sans doute instruite.

 

          Le procès de cet infortuné Lally est quelque chose de bien extraordinaire ; mais vous n’aimez l’histoire que très médiocrement. Vous ne vous souciez pas de La Bourdonnais, enfermé trois ans à la Bastille pour avoir pris Madras ; mais vous souciez-vous des cabales affreuses qu’on fait contre le mari (4) de votre grand’mère ? Je l’aimerai, je le respecterai, je le vanterai, fût-il traité comme La Bourdonnais. Il a une grande âme, avec beaucoup d’esprit. S’il lui arrive le moindre malheur, je le mettrai aux nues. Je n’y mets pas tout le monde, il s’en faut beaucoup.

 

          Adieu, madame ; quand vous me donnerez des thèmes, je vous dirai toujours ce que j’ai sur le cœur. Comptez que ce cœur est plein de vous.

 

 

1 – L’A B C. (G.A.)

2 – Voyez une note du chant Ier de la Guerre civile de Genève. (G.A.)

3 – Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont. (G.A.)

4 – Voyez le chap. XXVI du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Beaumont-Jacob.

 

Au château de Ferney, 10 Janvier (1).

 

 

          Pouvez-vous, monsieur, vous charger de douze mille livres pour six mois ? Cette somme vous sera comptée au moment que vous le voudrez. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

A Ferney, 10 Janvier 1769.

 

 

          Je trouve, mon cher ami, beaucoup de philosophie dans le discours de M. l’abbé de Condillac (1). On dira peut-être que ce mérite n’est pas à sa place, dans une compagnie consacrée uniquement à l’éloquent et à la poésie ; mais je ne vois pas pourquoi on exclurait d’un discours de réception des idées vraies et profondes, qui sont elles-mêmes la source cachée de l’éloquence.

 

          Il y a dans le discours de M. Le Batteux des anecdotes sur mon ancien préfet l’abbé d’Olivet, dont je connais parfaitement la fausseté ; mais la satire ment sur les gens de lettres pendant leur vie, et l’éloge ment après leur mort.

 

          Il serait à désirer que les lettres (2) concernant Nonnotte fussent réimprimées à Lyon, puisque les injures de ce maraud y ont été audacieusement imprimées ; c’est d’ailleurs un factum dans une espèce de procès criminel. Il n’y a point de petit ennemi, quand il s’agit de superstition. Les fanatiques lisent Nonnotte, et pensent qu’il a raison. Je crois que les pères de l’Oratoire en seraient très aises, et qu’il y a bien d’honnêtes gens qui seraient charmés de voir l’insolente absurdité d’un ex-jésuite confondue. Voyez ce que vous pouvez faire pour la bonne cause. L’ouvrage d’ailleurs est très respectueux pour la religion, en écrasant le fanatisme.

 

          Bonsoir, mon très cher confrère. J’attends de Bâle un petit livre sur l’histoire naturelle (3), où il y a, dit-on, des choses curieuses ; je ne manquerai pas de vous l’envoyer.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Reçu à l’Académie le 22 Décembre 1768. (G.A.)

3 – Sont-ce les Eclaircissements historiques ? (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 11 Janvier 1769.

 

 

          Pardon, pardon, mon très cher et très aimable résident. Il y a huit jours que j’aurais dû vous prévenir. Si vous aviez malheureusement mon âge, vous trouveriez les choses encore bien plus changées qu’elles ne vous l’ont paru. J’ai bu autrefois la lie d’un vin qui était encore assez bon. Le tonneau nouvellement percé est de Brie. Votre principal (1) est presque le seul homme qui soutienne l’honneur du pays, et qui joigne la grandeur d’âme à l’esprit et à la gaieté. On me mande que ses ennemis se démènent beaucoup. Tant pis s’ils réussissent. C’est un des plus grands malheurs qui puisse arriver à feu ma patrie.

 

          Vraiment il est vrai que madame sa femme s’est donné les airs de prétendre être mal à ma cour. Mais j’ai de quoi rabattre son caquet, car je serais homme à lui signifier combien je respecte la vertu douce et sans faste, combien j’aime l’esprit naturel et vrai dans un temps où il y a tant d’esprits faux. Enfin, si je m’y mettais, je la ferais rougir jusqu’au blanc des yeux. Qu’elle ne se joue pas à moi.

 

          Vous ne reviendrez (2) sans doute qu’au printemps, mais j’ai bien peur que vous ne trouviez un printemps fort vilain. Nous avons un hiver si doux qu’il en devient fade. Il faut avoir sa dose de bise chaque année. Nous l’aurons malheureusement au mois de mai. Vous gèlerez de froid dans le jardin que vous avez si joliment planté. Je me suis promené aujourd’hui dans le mien pendant une heure, et j’avais chaud. Nous serons en fourrure à la Pentecôte.

 

          On dit que Catau a déjà battu les infidèles ; cela leur apprendra à renfermer les femmes. Ces marauds-là ne sont bons qu’à être renvoyés au-delà de l’Oxus, dont ils viennent. Je ne m’accoutume point à voir la Grèce gouvernée par des gens qui ne savent ni lire, ni écrire, ni danser, ni chanter. Si la Grèce était libre, j’irais mourir à Corinthe, quoiqu’il ne soit pas permis à tout le monde d’y aller. Je déteste également les Turcs et la bise. Pour votre Pologne, je la plains ; c’est pis que jamais.

 

          Adieu ; soyez heureux autant que vous méritez de l’être, et conservez-moi vos bontés.

 

 

1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

2 – Hennin était allé à la cour. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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