CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. Linguet.
Ferney, 15 Mars 1769 (1).
Vous êtes aucunement le maître, monsieur, de demeurer dans un cul-de-sac, de dater vos lettres du mois d’août, quoique celui qui a donné son nom à ce mois se nommât Augustus, et d’appeler la ville de Cadomum, Can, quoiqu’on l’écrive Caen. Vous aurez pu voir des courtisans chez le roi, sans avoir jamais vu de courtisanes chez la reine. Vous avez vu dans votre cul-de-sac passer les coureurs du cardinal de Rohan (2), mais point de coureuses. Vous aurez vu chez lui de beaux garçons, et point de garces ; des architraves dans son palais, et aucune trave. Les gendarmes qui font la revue dans la cour de l’hôtel de Soubise sont si intrépides qu’il n’y en a pas un de trépide.
La langue d’ailleurs s’embellit tous les jours : on commence à éduquer les enfants, au lieu de les élever ; on fixe une femme, au lieu de fixer les yeux sur elle. Le roi n’est plus endetté envers le public, mais vis-à-vis le public. Les maîtres-d’hôtel servent à présent des rostbif de mouton, tandis que le parlement obtempère ou n’obtempère pas aux édits.
Notre jargon deviendra ce qu’il pourra. Je suis moitié Suisse et moitié Savoyard, enseveli à soixante-quinze ans sous les neiges des Alpes et du mont Jura ; je m’intéresse peu aux beautés anciennes et nouvelles de la langue française ; mais je m’intéresse beaucoup à vos grands talents, à vos succès, au courage avec lequel vous avez dit quelques vérités. Vous en diriez de plus fortes, si ceux qui sont faits pour les redouter ne cherchaient point à les écraser ; cependant elles percent malgré eux. Le temps amène tout, et la raison vient enfin consoler jusqu’aux misérables qui se sont déclarés contre elle. Le même imbécile, conseiller de grand’chambre, qui a donné sa voix contre l’inoculation, finira par inoculer son fils ; et, quand la campagne aura besoin de pluie, on ne fera plus promener la châsse de sainte Geneviève sur le pont Notre-Dame. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Linguet avait écrit une lettre à Voltaire pour le réconcilier avec le mot cul-de-sac que le patriarche voulait remplacer par le mot IMPASSE. (G.A.)
2 – Linguet habitait dans le cul-de-sac de Rohan. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
15 Mars 1769.
Vous me mandez, par votre lettre du 25 Février, que ma dernière lettre tenait un peu de l’aigre-doux. S’il y a du doux, mon cher marquis, il est pour vous : s’il y a de l’aigre, il est pour toutes les sottises de Paris, pour le mauvais goût qui y règne, pour les plates pièces qu’on y donne, pour les plats auteurs qui les font, et pour les plats acteurs qui les jouent ; pour la décadence en toutes choses qui fait le caractère de notre siècle.
Je sens pourtant que j’aimerais encore le tripot de la comédie, si j’étais à Paris ; mais je vous aimerais bien davantage : ce serait une consolation pour moi de parler avec vous des impertinences qu’on a la bêtise d’applaudir sur le théâtre où mademoiselle Lecouvreur a joué Phèdre.
A l’égard des autres bêtises, je ne vous en parle point, parce que je les ignore, Dieu merci. Je suis encore enterré sous la neige au mois de mars. Je me réchauffe dans une belle fourrure de martre zibeline que l’impératrice Catherine m’a envoyée, avec son portrait enrichi de diamants, et une boîte tournée de sa main, avec le recueil des lois qu’elle a données à son vaste empire. Tout cela m’a été apporté par un prince qui est capitaine de ses gardes. Je doute qu’une lettre d’un bureau de ministre puisse être plus agréable. Une partie de l’Europe me console d’être né Français, et de n’être plus que Suisse. Je vous embrasse bien tendrement.
à M. Trantzsehen.
16 Mars 1769.
Monsieur, si la vieillesse et la maladie l’avaient permis, j’aurais eu l’honneur de vous remercier plus tôt de votre lettre et de votre dialogue (1). On dit que les Allemands sont fort curieux de généalogies ; je vous crois descendu de Lucien en droite ligne ; vous lui ressemblez par l’esprit il se moquait, comme vous, des prêtres de son temps : les choses n’ont guère changé que de nom. Il y a toujours eu des fripons et des fanatiques qui ont voulu s’attirer de la considération en trompant les hommes, et toujours un petit nombre de gens sensés qui s’est moqué de ces charlatans.
Il est vrai que les énergumènes de ce temps-ci sont plus dangereux que ceux du temps de Lucien, votre devancier. Ceux-là ne voulaient que faire bonne chère aux dépens des peuples ; ceux-ci veulent s’engraisser et dominer. Ils sont accoutumés à gouverner la canaille, ils sont furieux de voir que tous les gens bien élevés leur échappent. Leur décadence commence à être universelle dans l’Europe. Une certaine étrangère, nommé la Raison, a trouvé partout des apôtres, depuis une quinzaine d’années. Son flambeau a éclairé beaucoup d’honnêtes gens, et a brûlé les yeux de quelques fanatiques qui crient comme des diables. Ils crieront bien davantage, s’ils voient votre joli dialogue.
Pour moi, monsieur, je n’élève la voix que pour vous témoigner mon estime et ma reconnaissance, et pour vous dire avec quels sentiments respectueux j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – Ce dialogue est inconnu. (G.A.)
à Madame de Sauvigny.
A Ferney, 17 Mars 1769.
J’ai attendu, madame, pour vous remercier de la confiance et de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu m’instruire de l’état des affaires de M. votre frère, que je fusse plus particulièrement informé de sa conduite présente. Je n’ai rien épargné pour en avoir les informations les plus sûres. J’ai envoyé un homme sur les lieux ; j’ai écrit aux magistrats, aux gentilshommes ses voisins. Je crois que vous serez contente d’apprendre que, depuis sept ans qu’il est dans ce pays-là, tout le monde, sans exception, a été charmé de sa conduite. On lui a donné partout droit de bourgeoisie et on a partout recherché son amitié.
Ces témoignages unanimes plairont sans doute à une sœur qui pense aussi noblement que vous.
Je sens bien que la crainte de voir un frère peu accueilli dans les pays étrangers devait vous inquiéter ; je sens combien il est cruel d’avoir à rougir de ceux à qui le sang nous lie de si près, et je partage la consolation que vous devez éprouver d’être entièrement rassurée.
Tout le défaut de M. Durey de Morsan, comme je vous l’ai déjà dit, madame, est cette malheureuse facilité qui causa sa ruine : il a été pillé en dernier par trois ou quatre réfugiés, les uns banqueroutiers, les autres chargés de mauvaises affaires. Il s’était endetté pour eux. L’un d’eux lui avait fait accroire qu’il devait avoir quarante-deux mille livres de rentes par la liquidation de ses biens ; et on ne lui mettait ces chimères dans la tête que pour vivre à ses dépens.
Je lui ai fait voir clair comme le jour qu’il ne doit espérer de longtemps que les six mille livres de pension auxquelles il est réduit par ses fautes passées. Je lui ai fait sentir très fortement qu’il doit vivre avec une sage économie, en homme de lettres tel qu’il est, et que, loin de se plaindre de vous, il doit s’appliquer à mériter votre tendresse par la conduite la plus mesurée, et par une confiance entière.
Je l’ai tiré des mains qui dévoraient sa subsistance ; j’ai payé pour lui environ deux mille livres : je lui ferai rentrer ce qu’on lui doit autant que je le pourrai : la pitié que m’a d’abord inspirée son état s’est changée ensuite en amitié.
Il est très éloigné de vouloir jamais revenir contre ce qui a été décidé par sa famille ; il se contentera de ses six mille livres. Il n’a nul dessein de tenter jamais de revenir à Paris ; il voudrait seulement pouvoir faire un petit voyage dans le pays de Bresse et dans celui de Saint-Claude, où on lui doit quelque argent. Je lui procurerai une habitation fixe et peu coûteuse vers le territoire de Genève ; j’empêcherai qu’il ne dépense un écu au-delà de sa pension : il donnera
une procuration à un homme de confiance pour recevoir son revenu tous les mois, et payer son petit ménage ; il aura des livres qui le consoleront dans sa retraite ; je veillerai sur sa conduite, j’en répondrai comme de moi-même ; et je m’engage envers vous, madame, et envers sa famille, comme s’il s’agissait de mes propres intérêts.
Je suis bien persuadé que vous aimerez mieux le savoir sous mes yeux que sous des yeux étrangers.
Je vous donne encore ma parole d’honneur qu’il ne sortira pas hors des limites du mont Jura, et qu’il n’habitera jamais aucune ville du royaume. La personne chargée de son revenu ne le permettra pas, et, de plus, je vous jure qu’il n’a nulle envie de se montrer, et qu’il veut vivre dans la plus profonde obscurité. Je me flatte, encore une fois, que ce parti vous agréera et que vous ne souffrirez pas qu’on poursuive votre malheureux frère comme un voleur de grand chemin, tandis qu’il est assez puni de ses faiblesses passées, et qu’il les expie depuis si longtemps par une vie irréprochable. Je sais, madame, que vous avez eu de la générosité pour des étrangers : vous en aurez pour un frère.
à M. Gros,
CURÉ DE FERNEY.
Le jour des Rameaux (1).
Il n’y a que d’infâmes calomniateurs qui aient pu, monsieur, vous dire les choses dont vous parlez. Je puis vous assurer qu’il n’y a pas un mot de vrai, et que rien ne doit s’opposer aux usages reçus (2). Vous êtes instruit sans doute des règlements faits par les parlements, et je ne doute pas que vous ne vous conformiez aux lois du royaume. Vous êtes d’ailleurs bien persuadé de mon amitié.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire malade exigeait la communion de son curé, qui exigeait de son côté que le philosophe rétractât ses mauvais ouvrages.
à M. Gros,
CURÉ DE FERNEY.
Ce vendredi au matin, 24 Mars 1769.
Les ordonnances portent qu’au troisième accès de fièvre on donne les sacrements à un malade. M. de Voltaire en a eu huit violents ; il en avertit M. le curé de Ferney.
à M. Dupaty.
A Ferney, 27 Mars 1769.
Monsieur, vous me traitez comme un Rochelois, vous m’honorez de vos bontés, et vous m’enchantez. Je suis un peu votre compatriote, étant de l’Académie de La Rochelle. Mon cœur aurait été bien ému, si je vous avais entendu prononcer ces paroles : « Ce n’est pas au milieu d’eux que Henri IV aurait dit à Sully : Mon ami, ils me tueront. »
Lorsque je lus le discours que vous prononçâtes à l’Académie, je dis : Voilà la pièce qui aurait le prix, si l’auteur ne l’avait pas donné. Vous avez signalé à la fois, monsieur, votre patriotisme, votre générosité, et votre éloquence. Un beau siècle se prépare ; vous en serez un des plus rares ornements ; vous ferez servir vos grands talents à écraser le fanatisme, qui a toujours voulu qu’on le prît pour la religion ; vous délivrerez la société des monstres qui l’ont si longtemps opprimée, en se vantant de la conduire. Il viendra un temps où l’on ne dira plus, Les deux puissances, et ce sera à vous, monsieur, plus qu’à aucun de vos confrères, à qui on en aura l’obligation. Cette mauvaise et funeste plaisanterie n’a jamais été connue dans l’Eglise grecque pourquoi faut-il qu’elle subsiste dans le peu qui reste de l’Eglise latine, au mépris de toutes les lois ?
Un évêque russe (1) a été déposé depuis peu par ses confrères, et mis en pénitence dans un monastère, pour avoir prononcé ces mots, Les deux puissances ; c’est ce que je tiens de la main de l’impératrice elle-même. Plût à Dieu que la France manquât absolument de lois ! on en ferait de bonnes. Lorsqu’on bâtit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau : tout ce qu’on peut faire dans les villes anciennes, c’est d’aligner petit à petit. On peut dire parmi nous, en fait de lois :
Hodieque manent vestigia ruris.
HOR., lib. II, ep. I.
Henri IV fut assez heureux pour regagner son royaume par sa valeur, par sa clémence, et par la messe ; mais il ne le fut pas assez pour le réformer. Il est triste que ce héros ait reçu le fouet à Rome, comme on le dit, sur les fesses de deux prêtres français. Nous sommes au temps où l’on fouette les papes ; mais, en les fessant, on leur paie encore des annates. On leur prend Bénévent et Avignon, mais on les laisse nommer, dans nos provinces, des juges en dernier ressort dans les causes ecclésiastiques. Nous sommes pétris de contradictions.
Travaillez, monsieur, à nous débarbariser tout à fait ; c’est une œuvre digne de vous et de ceux qui vous ressemblent. Je vais finir ma carrière je vois avec consolation que vous en commencez une bien brillante.
Je vous remercie de la médaille dont vous daignez me favoriser ; j’espère qu’un jour on en frappera une pour vous. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Arsène, évêque de Rostou. (G.A.)
à M. Thieriot.
27 Mars 1769 (1).
Je suis, mon ancien ami, à mon neuvième accès de fièvre. Je vous envoie un de mes testaments (2) pour vous amuser. Vous avez bien fait de jeter la vue sur Préville (3). Je suis charmé que vous soyez charmé du charmant poème de Saint-Lambert.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’Epître à Boileau. (G.A.)
3 – Pour la comédie du Dépositaire. (G.A.)