CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 1
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à M. le comte de Rochefort.
1er Janvier 1769.
Je présente mes tendres et sincères respects au couple aimable qui a honoré de sa présence pendant quelques jours l’ermitage d’un vieux solitaire malingre. Je ne leur souhaite point la bonne année, parce que je sais qu’ils font les beaux jours l’un de l’autre. On ne souhaite point le bonheur à qui le possède et à qui le donne.
Je me flatte qu’un jour Dixhuitans (1) sera le meilleur comme le plus bel appui de la bonne cause. La raison et l’esprit introduiront leur empire dans le Gévaudan, et on sera bien étonné. La bonne cause commence à se faire connaître sourdement partout, et c’est de quoi je bénis Dieu dans ma retraite. J’achève ma vie en travaillant à la vigne du Seigneur, dans l’espérance qu’il viendra de meilleurs apôtres, plus puissants en œuvres et en paroles.
Quoiqu’on dise à Paris que la fête de la Présentation de Notre-Dame (2) doit se célébrer au commencement de janvier, je n’en crois encore rien ; car à qui présenter, à des vierges ? cela ne serait pas dans l’ordre.
On parle de grandes tracasseries. Je ne connais que celles de Corse. Elles ne réussissent pas plus dans l’Europe que le Tacite de La Bletterie en France. Mais le mal est médiocre et, après la guerre de 1756, on ne peut marcher que sur des roses. Pour le parlement, il fait naître le plus d’épines qu’il peut.
1 – Madame de Rochefort avait dix-huit ans. (G.A.)
2 – Il s’agit sans doute de la présentation de la du Barry à Versailles. (G.A.)
à M. Carli.
3 Janvier 1769 (1).
Monsieur, la lecture de votre tragédie (2) m’a fait oublier les fluxions dont mes yeux sont accablés. J’ai éprouvé que le meilleur des médecins est le plaisir. La vivacité de l’intrigue m’a attaché depuis le premier vers jusqu’au dernier. Je ne sais pas assez quel est le goût de votre nation pour vous dire à quel point vous devez lui plaire ; je ne puis vous répondre que de moi. Agréez avec bonté mes remerciements et mon estime. Permettez que je fasse ici les plus tendres compliments à M. Albergati, votre ami. Le triste état où je suis ne me permet pas d’écrire plusieurs lettres.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre très humble, etc.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Telano ed Ermelinda. (G.A.)
à Madame de Sauvigny.
A Ferney, 3 Janvier 1769.
Madame, il y a dans la lettre dont vous m’honorez, du 27 de décembre, un mot qui m’étonne et qui m’afflige. Vous dites que M. votre frère (1) « vous menace, et que vous ne devez plus rien faire pour empêcher ses menaces d’être effectuées. »
Je serais inconsolable, si ayant voulu l’engager à se confier à vos bontés, j’avais pu laisser échapper dans ma dernière lettre quelque expression qui pût faire soupçonner qu’il vous menaçât, et qui pût jeter l’amertume dans le cœur d’un frère et d’une sœur.
Je vous ai obéi avec la plus grande exactitude. Vous m’avez pressé par deux lettres consécutives de l’attirer chez moi, et de savoir de lui ce qu’il voulait.
Je vous ai instruite de toutes ses prétentions ; je vous ai dit que, dans le pays qu’il habite, il ne manquait pas de prétendus amis qui lui conseillaient d’éclater et de se pourvoir en justice ; je vous ai dit que je craignais qu’il ne prît enfin ce parti ; je vous ai offert mes services ; je n’ai eu et je n’ai pu avoir en vue que votre repos et le sien. Non seulement je n’ai point cru qu’il vous menaçât, mais il ne m’a pas dit un seul mot qui pût le faire entendre.
Je vous avoue, madame, que j’ai été touché de voir le frère de madame l’intendante de Paris arriver chez moi à pied, sans domestiques, et vêtu d’une manière indigne de sa condition.
Je lui ai prêté cinq cents francs ; et, s’il m’en avait demandé deux mille, je les lui aurais donnés.
Je vous ai mandé qu’il a de l’esprit, et qu’il est considéré dans le malheureux pays qu’il habite. Ces deux choses sont très conciliables avec une mauvaise conduite en affaires.
Si le récit qu’il m’a fait de ses fautes et de ses disgrâces est vrai, il est sans contredit un des plus malheureux hommes qui soient au monde.
Mais que voulez-vous que je fasse ? S’il n’a point d’argent, et s’il m’en demande encore dans l’occasion, faudra-t-il que je refuse le frère de madame l’intendante de Paris ? faudra-t-il que je lui dise : Votre sœur m’a ordonné de ne vous point secourir ; après que je lui ai dit, pour montrer votre générosité, que vous m’aviez permis de lui prêter de l’argent dans l’occasion, lorsque vous étiez à Genève ? Ceux que nous avons obligés une fois semblent avoir des droits sur nous, et lorsque nous nous retirons d’eux, ils se croient offensés.
Vous savez, madame, que depuis quatorze ans il a auprès de lui une nièce de l’abbé Nollet. Ils se sont séparés, et il ne faut pas qu’il la laisse sans pain. Toute cette situation est critique et embarrassante. Cette Nollet est venue chez moi fondre en larmes. Ne pourrait-on pas, en fixant ce que M. votre frère peut toucher par an, fixer aussi quelque chose pour cette fille infortunée ?
Je ne suis environné que de malheureux. Ce n’est point à moi de solliciter la noblesse de votre cœur, ni de faire des représentations à votre prudence. M. votre frère prétend qu’il doit lui revenir quarante-deux mille livres de rente, et qu’il n’en a que six ; je crois, en rassemblant tout ce qu’il m’a dit, qu’il se trompe beaucoup. Il vous serait aisé de m’envoyer un simple relevé de ce qu’il peut prétendre ; cela fixerait ses idées, et fermerait la bouche à ceux qui lui donnent des conseils dangereux.
Il me paraît convenable que ses plaintes ne se fassent point entendre dans les pays étrangers.
Au reste, madame, je vous supplie d’observer que je n’ai jamais rien fait dans cette malheureuse affaire que ce que vous m’avez expressément ordonné. Soyez très persuadée que je ne manquerai jamais à votre confiance, que j’en sens tout le prix, et que je vous suis entièrement dévoué.
1 – Durey de Morsan. (G.A.)
à M. l’abbé Audra.
A Ferney, le 3 Janvier 1769.
Il s’agit, monsieur, de faire une bonne œuvre ; je m’adresse donc à vous. Vous m’avez mandé que le parlement de Toulouse commence à ouvrir les yeux, que la plus grande partie de ce corps se repent de l’absurde barbarie exercée contre les Calas. Il peut réparer cette barbarie, et montrer sa foi par ses œuvres.
Les Sirven sont à peu près dans le cas des Calas. Le père et la mère Sirven furent condamnés à la mort par le juge de Mazamet, dans le temps qu’on dressait à Toulouse la roue sur laquelle le vertueux Calas expira. Cette famille infortunée est encore dans mon canton ; elle a voulu se pourvoir au conseil privé du roi ; elle a été plainte et déboutée. La loi qui ordonne de purger son décret, et qui renvoie le jugement au parlement, est trop précise pour qu’on puisse l’enfreindre. La mère est morte de douleur, le père reste avec ses filles, condamnées comme lui. Il a toujours craint de comparaître devant le parlement de Toulouse, et de mourir sur le même échafaud que Calas ; il a même manifesté cette crainte aux yeux du conseil.
Il s’agit maintenant de voir s’il pourrait se présenter à Toulouse avec sûreté. Il est bien clair qu’il n’a pas plus noyé sa fille que Calas n’avait pendu son fils. Les gens sensés du parlement de Toulouse seront-ils assez hardis pour prendre le parti de la raison et de l’innocence contre le fanatisme le plus abominable et le plus fou ? se trouvera-t-il quelque magistrat qui veuille se charger de protéger le malheureux Sirven, et acquérir par là de la véritable gloire ? En ce cas, je déterminerai Sirven à venir purger son décret, et à voir, sans mourir de peur, la place où Calas est mort.
La sentence rendue contre lui par contumace lui a ôté son bien, dont on s’est emparé. Cette malheureuse famille vous devra sa fortune, son honneur, et la vie : et le parlement de Toulouse vous devra la réhabilitation de son honneur, flétri dans l’Europe.
Vous devez avoir vu, monsieur, le factum des dix-sept avocats du parlement de Paris en faveur des Sirven. Il est très bien fait ; mais Sirven vous devra beaucoup plus qu’aux dix-sept avocats, et vous ferez une action digne de la philosophie et de vous.
Pouvez-vous me nommer un conseiller à qui j’adresserai Sirven ?
Permettez-moi de vous embrasser avec la tendresse d’un frère.
à M. le comte de La Touraille.
A Ferney, 5 Janvier 1769.
Vous êtes bien bon, monsieur, de parler de microscope à un pauvre vieillard qui a presque perdu la vue. Il y a longtemps que je suis accoutumé à voir grossir des objets fort minces. La sottise, la calomnie, et la renommée, leur très humble servante, grossissent tout. On avait fort grossi les fautes du comte de Lally, et les indécences du chevalier de La Barre ; il leur en a coûté la vie. On a grossi les panégyriques de gens qui ne méritaient pas qu’on parlât d’eux. On voit tout avec des verres qui diminuent ou qui augmentent les objets, et presque rien avec les lunettes de la vérité.
Il n’en sera pas ainsi sans doute du livre de M. l’abbé Régley, que vous estimez. Je me flatte qu’il n’aura pas vu du jus de mouton produire des anguilles qui accouchent sur-le-champ d’autres anguilles.
J’attends son livre avec d’autant plus d’impatience, que je viens d’en lire un à peu près sur le même sujet. En me le donnant, ayez la bonté, monsieur, de me faire avoir les Découvertes microscopiques, et je vous enverrai les Singularités de la nature.
Cette nature est bien plus singulière dans nos Alpes qu’ailleurs ; c’est tout un autre monde. Le vôtre est plus brillant. Je remercie le digne petit-fils du grand Condé de daigner se souvenir de moi du sein de sa gloire. Je me mets à ses pieds avec la plus respectueuse reconnaissance, et je vous demande instamment la continuation de vos bontés.
à M. Lavaysse de Vidon.
5 Janvier 1769 (1).
J’étais, monsieur, rempli d’estime pour feu M. votre père ; je sais qu’il était aussi sage que vertueux. J’aurais voulu en pouvoir dire autant de votre beau-frère La Beaumelle. La raison fait beaucoup plus de progrès que vous ne pensez ; voici ce qu’un homme constitué en dignité m’écrit de Toulouse : « Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien et leur amour et leur respect pour… (2). Quant au parlement et à l’ordre des avocats, presque tous ceux qui sont au-dessous de trente-cinq ans, sont pleins de zèle et de lumières, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition… Il est vrai qu’il s’y trouve plus qu’ailleurs des hommes durs et opiniâtres, incapables de se prêter un seul moment à la raison ; mais leur nombre diminue chaque jour ; et non seulement toute la jeunesse du parlement, mais une grande partie du centre et plusieurs hommes de la tête vous sont entièrement dévoués. Vous ne sauriez croire combien tout a changé depuis la malheureuse aventure de l’innocent Calas. On va jusqu’à se reprocher l’arrêt contre M. Rochette et les trois gentilhommes : on regarde le premier comme injuste, et le second comme trop sévère. »
Montrez, monsieur, ce petit extrait à madame Calas et à madame du Voisin (3) et ayez la bonté de leur faire mes plus tendres compliments.
Je ne mangerai pas des fruits de l’arbre de la tolérance que j’ai planté ; je suis trop vieux, je n’ai plus de dents ; mais vous en mangerez un jour, soyez-en sûr.
J’apprends que vous demeurez chez M. Bouffé ; c’est lui qui paie la pension des ex-jésuites ; j’en ai un auprès de moi aussi bien que les Sirven ; car il faut faire du bien aux malheureux, et même aux jésuites.
Je vous prie de vouloir bien me mander dans quel temps à peu près il pourra payer la pension de l’ex-jésuite Adam et de l’ex-jésuite Philibert, à chacun desquels on doit deux cents livres au premier septembre, si je ne me trompe. Les certificats de vie ont été remis à M. Bouffé par M. Le Blanc, qui demeure chez M. Necker. J’ai l’honneur d’être très sincèrement et du fond de mon cœur, sans compliments, monsieur, votre, etc.
N.B. - Je vous prie aussi de vouloir bien me marquer ce qu’on retient pour les droits de banque.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le mot laissé en blanc est vous. (G.A.)
3 – Fille mariée de madame Calas. (G.A.)