CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 30
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à M. Gaillard.
A Ferney, 2 Novembre 1768.
Il est vrai, mon cher et illustre ami, que l’Académie de Rouen m’a fait l’honneur de m’écrire qu’elle m’envoyait l’ouvrage couronné (1), sans me dire qu’il était de vous. Vous me comblez de joie en m’apprenant que vous en êtes l’auteur. Ce ne sera donc pas seulement une pièce couronnée, mais une excellente pièce. Le sieur Panckoucke, qui a fait si longtemps la litière de Fréron (2), et qui fait actuellement la mienne (3), était chargé de m’envoyer votre discours ; mais il est devenu un homme si important depuis qu’il débite les malsemaines de ce Fréron, qu’il ne s’est mis nullement en peine de me faire parvenir l’ouvrage après lequel je soupire.
Je suis réduit à vous faire des compliments à vide ; j’ai remercié l’académie normande sans savoir de quoi, et je brûle d’envie de vous remercier en connaissance de cause.
Je vois bien que nous n’aurons pas la partie ecclésiastique (4) de ce brave chevalier et de ce pauvre roi François Ier ; cette partie est la honteuse. Charles-Quint, son supérieur en tout, ne faisait pas brûler les luthériens à petit feu il leur accordait la liberté de conscience, après les avoir battus en rase campagne. C’est dommage que, de ces deux héros, l’un soit mort fou, et l’autre soit mort de la vérole. Permettez à l’estime et à l’amitié de vous embrasser sans cérémonie.
1 – L’Eloge de Corneille. (G.A.)
2 – Il avait édité l’Année littéraire. (G.A.)
3 – En publiant l’édition in-4°. (G.A.)
4 – Cette partie de l’Histoire de François Ier ne parut qu’en 1769. (G.A.)
à M. de Chabanon.
2 Novembre 1768.
Je ne sais où vous prendre, mon cher et aimable ami ; mais ce sera sans doute au milieu des plaisirs. Vous êtes tantôt à la campagne, tantôt à Fontainebleau ; et moi du fond de ma solitude, n’étant pas sorti deux fois de chez moi depuis votre départ, ayant seulement ouï dire à mes domestiques que l’on fait la guerre en Corse, et que le roi de Danemark (1) est en France, je vous adresse mon De profundis à votre maison de Paris, à tout hasard.
Je ne sais si, depuis votre dernière lettre, vous avez fait une tragédie ou une jouissance. Je ne sais ce qu’est devenu l’Orphée (2) de Pandore depuis le gain de son procès contre son détestable prêtre ; j’ignore tout je sais seulement que je vous suis attaché comme si j’étais vivant. N’oubliez pas tout à fait ce pauvre antipode. Quand vous aurez fait des vers, envoyez-les moi, je vous prie, car j’aime toujours les beaux vers à la folie, quoique je sois actuellement plongé dans la physique (3). La nature est furieusement déroutée depuis que j’ai coupé des têtes à des colimaçons, et que j’ai vu ces têtes revenir. Depuis saint Denis, on n’avait jamais rien vu de plus mirifique. Cette expérience me porte fort à croire que nous ne savons rien du tout des premiers principes, et que le plus sage est celui qui se réjouit le plus.
On ne peut vous être plus tendrement dévoué que le mort V.
1 – Christian VII. (G.A.)
2 – La Borde. Voyez l’Affaire Claustre. (G.A.)
3 – Voyez Des Singularités de la nature. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
A Ferney, 2 Novembre 1768.
L’enterré ressuscite un moment, monsieur, pour vous dire que, s’il vivait une éternité, il vous aimerait pendant tout ce temps-là. Il est comblé de vos bontés : il lui est encore arrivé deux gros fromages par votre munificence. S’il avait de la santé, il trouverait son sort très préférable à celui du rat retiré du monde dans un fromage de Hollande ; mais, quand on est vieux et malade, tout ce qu’on peut faire c’est de supporter la vie et de se cacher.
Je vous ai envoyé quatre volumes du Siècle de Louis XIV et de Louis XV ; mais en France, les fromages arrivent beaucoup plus sûrement par le coche que les livres. Je crois qu’il faudra tout votre crédit pour que les commis à la douane des pensées vous délivrent le récit de la bataille de Fontenoy et la prise de Minorque. La société s’est si bien perfectionnée, qu’on ne peut plus rien lire sans la permission de la chambre syndicale des libraires. On dit qu’un célèbre janséniste a proposé un édit par lequel il sera défendu à tous les philosophes de parler, à moins que ce ne soit en présence de deux députés de Sorbonne, qui rendront compte au prima mensis de tout ce qui aura été dit dans Paris dans le cours du mois.
Pour moi, je pense qu’il serait beaucoup plus utile et plus convenable de leur couper la main droite, pour les empêcher d’écrire, et de leur arracher la langue, de peur qu’ils ne parlent. C’est une excellente précaution dont on s’est déjà servi, et qui a fait beaucoup d’honneur à notre nation. Ce petit préservatif a même été essayé avec succès dans Abbeville sur le petit-fils d’un lieutenant-général (1) ; mais ce ne sont là que des palliatifs. Mon avis serait qu’on fît une Saint-Barthélemy de tous les philosophes, et qu’on égorgeât dans leur lit tous ceux qui auraient Locke, Montaigne, Bayle, dans leur bibliothèque. Je voudrais même qu’on brûlât tous les livres, excepté la Gazette ecclésiastique et le Journal chrétien.
Je resterai constamment dans ma solitude jusqu’à ce que je voie ces jours heureux où la pensée sera bannie du monde, et où les hommes seront parvenus au noble état des brutes. Cependant, monsieur, tant que je penserai et que j’aurai du sentiment, soyez sûr que je vous serai tendrement attaché. Si on faisait une Saint-Barthélemy de ceux qui ont les idées justes et nobles, vous seriez sûrement massacré un des premiers. En attendant, conservez-moi vos bontés. Je me mets aux pieds de madame de Rochefort.
1 – La Barre. (G.A.)
à M. Gabriel Cramer.
A Ferney, 3 Novembre 1768.
Je vous prie, mon cher ami, de me procurer ces trois volumes de Mélanges, où vous dites qu’on a inséré plusieurs balivernes de ma façon, comme tragédies médiocres, comédies de société, petits vers de société, qui ne sont jamais bons qu’aux yeux de ceux pour qui ils ont été faits. Si la folie de faire des vers est un peu épidémique, la rage de les imprimer est beaucoup plus grande. On dit qu’on a mêlé à ces fadaises des ouvrages licencieux de plusieurs auteurs. Je suis comme les gens de mauvaise compagnie, qui sont fâchés de se trouver en mauvaise compagnie. Faites-moi venir, je vous prie, par vos correspondants de Hollande, deux exemplaires de ce recueil intitulé, dit-on, Nouveaux Mélanges. Je veux en juger.
La faiblesse humaine est d’apprendre
Ce qu’on ne voudrait pas savoir (1).
Il y a tantôt cinquante ans qu’on se plaît à mettre sous mon nom beaucoup de sottises qui, jointes avec les miennes, composent en papier bleu une bibliothèque très considérable ; mais la calomnie mêle quelquefois des ouvrages sérieux qui font bien de la peine. Ces impostures sont d’autant plus désagréables qu’on ne peut guère les repousser ; on ne sait d’où elles partent ; on se bat contre des fantômes. J’ai beau me mettre en colère comme Ragontin (2), et jurer que cela n’est pas de moi, et que cela est détestable, on me répond que mon style est très reconnaissable ; et voilà comme on juge. La condition d’un homme de lettres ressemble à celle de l’âne du public ; chacun le charge à sa volonté, et il faut que le pauvre animal porte tout.
Mettez-moi au fait je vous prie, de ce recueil de Nouveaux mélanges ; je vous serai très obligé. J’attends ce service de votre amitié.
1 – Voyez Amphitryon, act. II, sc. III. (G.A.)
2 – Dans le Roman comique de Scarron. (G.A.)
à M. le chevalier de Beauteville.
A Ferney, 4 Novembre 1768.
Monsieur, je suis obligé en honneur de vous rendre compte de ce qui vient de m’arriver. Une dame fort jolie et fort affligée est venue chez moi ; je n’ai pas, à mon âge, de quoi la consoler ; elle m’a assuré qu’il n’y avait que vous qui puissiez lui donner de la consolation. J’ai le malheur, m’a-t-elle dit, d’être la femme d’un poète. – Votre mari est-il jeune, madame ? fait-il bien des vers ? – Ah ! monsieur, il les fait détestables. – Cela est fort commun madame ; mais que peut un ambassadeur de France contre la rage de faire de mauvais vers ? – Monsieur, je suis Génevoise, et mon mari est un jeune étourdi nommé Lamande. – Eh bien ! madame, envoyez-le chez J.-J. Rousseau, ils travailleront du même métier. – Monsieur, il y a renoncé pour sa vie. Il s’avisa, il y a deux ans, pendant les troubles de Genève, où personne ne s’entendait, de faire une mauvaise brochure en vers qu’on n’entendait pas davantage ; il a été banni pour neuf ans par un arrêt du conseil magnifique ; il a un père encore plus vieux que vous, qui est aveugle, et qui se trouve sans secours ; ma mère, vieille et infirme, a besoin de mes soins : je passe ma vie à courir pour me partager entre ma mère et mon mari : M. l’ambassadeur de France est le seul qui puisse finir mes malheurs.
J’ai répondu alors de votre excellence ; j’ai assuré la désolée que, si elle venait à votre lever elle s’en trouverait fort bien, mais que vous étiez actuellement occupé avec les dames de Saint-Omer.
Hélas ! monsieur, m’a-t-elle répliqué, il peut de Saint-Omer pardonner à mon mari, et me le rendre. On a prétendu que mon mari lui avait manqué de respect dans son impertinent ouvrage, où personne n’a jamais rien compris... – Madame, ai-je dit, si votre mari avait été citoyen de Berg-op-Zoom, M. le chevalier de Beauteville lui aurait très mal fait passer son temps ; mais s’il est citoyen de Genève, et s’il a écrit des sottises, soyez très persuadée que M. l’ambassadeur de France n’en sait rien, qu’il ne lit point ces pauvretés, ou qu’il ne s’en souvient plus. Alors elle s’est remise à pleurer. Ah ! que M. l’ambassadeur pourrait faire une belle action ! disait-elle. – Il la fera, madame, n’en doutez pas ; c’est une de ses habitudes. De quoi s’agit-il ? – Ce serait monsieur, qu’il trouvât bon que mon magnifique conseil abrégeât le temps du bannissement de mon sot mari, qui a voulu faire le bel esprit. Il ne faudrait pour cela qu’un mot de la main de son excellence. La grâce de mon mari sera accordée si M. l’ambassadeur daigne seulement vous témoigner qu’il sera satisfait que ce magnifique conseil laisse revenir mon mari Lamande dans sa patrie, et que je puisse y soulager la vieillesse de mes parents. Prenez la liberté de lui demander cette faveur, il ne vous refusera pas ; car c’est sans doute une chose très indifférente pour lui que le sieur Lamande et moi nous soyons à Genève ou en Savoie.
Enfin, monsieur, elle m’a tant pressé, tant conjuré, que j’ose vous conjurer aussi. Une nombreuse famille vous aura l’obligation de la fin de ses peines. Votre excellence peut avoir la bonté de m’écrire qu’elle est satisfaite de deux ans d’expiation de Lamande, et qu’elle verra avec plaisir qu’il soit rappelé dans sa ville.
Voyez, monsieur, si j’ai trop présumé en vous demandant cette grâce, et si vous pardonnez à Lamande et à mon importunité. Le plus grand plaisir que m’ait fait la jolie pleureuse a été de me fournir cette occasion de vous renouveler le respect et l’attachement avec lesquels je suis, etc.
à M. le comte d’Argental.
4 Novembre 1768 (1).
Le vieux solitaire malade s’égaye quelquefois tant qu’il peut, et il voudrait amuser au moins quelques moments la juste douleur de M. le duc de Praslin. Il envoie à son cher ange tous les rogatons qu’il peut découvrir. Le possédé est assez exorcisé pour faire tout ce qu’on voudra, pourvu qu’il le puisse.
J’ai envoyé à M. le duc de Praslin par la poste, les deux Siècles en quatre volumes : il y en a un pour mon divin ange, à la chambre syndicale de Paris (2). Je le prie de présenter mon respect et mon extrême sensibilité à M. le duc de Praslin.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Pour corriger les Guèbres. (G.A.)
à M. le duc de Saint-Mégrin.
A Ferney, le 4 Novembre 1768.
Monsieur le duc, le vieux malade solitaire a été pénétré de l’honneur de votre visite et de votre souvenir. Il vous écrit à Paris, comme vous le lui avez ordonné. En quelque lieu que vous soyez, vous y faites du bien, vous acquérez continuellement de nouvelles lumières, et vous fortifiez votre belle âme contre les préjugés de toute espèce. Vous avez voyagé, dans la plus grande jeunesse, dans le même esprit que voyageaient autrefois les vieux sages, pour connaître les hommes et pour leur être utiles ; vous vous êtes mis en état de rendre un jour les plus grands services à votre nation ; vous avez parcouru les provinces et les frontières en philosophe et en homme d’Etat : la raison et la patrie en sentiront un jour les effets. Je ne verrai pas ces jours heureux, mais je mourrai avec la consolation d’avoir vu celui qui les fera naître.
Votre philosophie bienfaisante est déjà connue, elle a été ornée des grâces de votre esprit ; tous les gens de lettres vous ont applaudi : il viendra un temps où la nation entière pourra vous avoir de plus grandes obligations. Vous êtes né dans un siècle éclairé ; mais la lumière qui s’est étendue depuis quelques années n’a encore servi qu’à nous faire voir nos abus, et non pas à les corriger ; elle a même révolté quelques esprits qui, faits pour les erreurs, pensent qu’elles sont nécessaires. Plus la raison se développe, plus elle effraie le fanatisme. On tient en esclavage les corps et les esprits autant qu’on le peut. Pour comble de malheur, la fausse politique protège ce fanatisme funeste. Il en est de certaines superstitions comme des déprédations autorisées dans la finance elles sont anciennes, elles sont en usage donc il les faut soutenir. Voilà comme l’on raisonne ; on agit en conséquence, et il y en a eu des exemples bien funestes.
Si quelqu’un peut contribuer un jour à rendre la France aussi heureuse qu’elle commence à être éclairée, c’est assurément vous, monsieur le duc. Les Montausier ont rendu leur nom célèbre dans le siècle des beaux-arts, vous pourrez rendre le vôtre immortel dans celui de la philosophie ; c’est ce que je souhaite et que j’espère du fond de mon cœur. Vous m’avez inspiré une tendre vénération ; je ferai des vœux, dans le peu de temps qui me reste à vivre, pour que vous soyez à portée de déployer vos grands talents, et de faire tout le bien dont la France a encore besoin.
Agréez mon profond respect. Si vous avez quelque ordre à me donner, signez seulement une L et un V. Permettez-moi de faire mes compliments à M. Dupont, qui est si digne de votre amitié.