CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 26
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
15 Septembre 1768.
Voici, mon cher ange, un Tronchin (1), un philosophe, un homme d’esprit, un homme libre, un homme aimable, un homme digne de vous et de madame d’Argental, un des ci-devant vingt-cinq rois de Genève, qui s’est démis de sa royauté, comme la reine Christine, pour vivre en bonne compagnie.
Je tiens ma parole à mes anges. Je reçus leur paquet hier, et j’en fais partir un autre aujourd’hui. On juge plus à son aise quand il n’y a point de ratures, point d’écriture différente, point de renvois, point de petits brimborions à rajuster, et qui dispersent toutes les idées. J’ai appris enfin le véritable secret de la chose, c’est que cette facétie est de feu M. Desmahis, jeune homme qui promettait beaucoup, et qui est mort à Paris de la poitrine, au service des dames. Il faisait des vers naturels et faciles, précisément comme ceux des Guèbres, et il était fort pour les tragédies bourgeoises. Celle-ci est à la fois bourgeoise et impériale. Enfin Desmahis est l’auteur de la pièce ; il est mort, il ne nous dédira pas.
Le possédé, ayant été exorcisé par vous, a beaucoup adouci son humeur sur les prêtres. L’empereur en faisait une satire qui n’aurait jamais passé. Il s’explique à présent d’une façon qui serait très fort de mise en chancellerie. Je commence à croire que la pièce peut passer, surtout si elle est de Desmahis ; en ce cas, la chose sera tout à fait plaisante.
Si les Guèbres sont bien joués, ils feront un beau fracas ; il y a des attitudes pour tout le monde.
A genoux, mes enfants,
Act. V, sc. V.
doit faire un grand effet, et la déclaration de César n’est pas de paille.
Melpomène avait besoin d’un habit neuf ; celui-ci n’est pas de la friperie.
Que cela vous amuse, mon cher ange, c’est là mon grand but ; vous êtes tous deux mon parterre et mes loges.
1 – Jacob Tronchin. (G.A.)
à M. le comte de la Touraille.
A Ferney, 16 Septembre 1768.
Je reconnais, monsieur, la justesse de votre esprit et la bonté de votre cœur dans la lettre dont vous m’honorez. J’ai toujours pensé que les athées étaient de très mauvais raisonneurs, et que cette malheureuse philosophie n’est pas moins dangereuse qu’absurde. La plupart des hommes, et encore plus des dames, jugent sans réfléchir, et parlent sans penser. Une femme, dirigée par un janséniste, croit que c’est être athée que de nier la grâce efficace, comme les dévotes de Rome regardent le roi de France, le roi d’Espagne, le roi de Naples, et le duc de Parme, comme de francs athées (1).
Le monde est rempli d’automates qui ne méritent pas qu’on leur parle. Le nombre des sages sera toujours extrêmement petit. Vous êtes non seulement, monsieur, de ce petit nombre des élus, mais encore du plus petit nombre des bienfaisants. Pour moi, à qui mon âge et mes maladies ne laissent que peu de temps à vivre, je serai jusqu’au dernier moment de ma vie au nombre, non moins petit, des reconnaissants.
1 – Ils avaient tous chassé les jésuites. (G.A.)
à M. Bordes.
16 Septembre 1768.
Mon cher correspondant, si les ouvrages gais guérissent les vapeurs, il faut vous dire : Médecin, guéris-toi toi-même ; vous êtes à la source des remèdes. Qui fait, quand il le veut, des choses plus gaies, plus agréables, plus spirituelles que vous ?
Il est très vrai que Jean-Jacques a mis tous ses petits bâtards à l’hôpital. Je suis fort aise qu’il fasse une fin, et que la sorcière termine ses amours en épousant son sorcier (1). Je ne croyais pas qu’il y eût dans le monde quelqu’un qui fût fait pour Jean-Jacques.
Il est bien vrai que j’avais promis, il y a trois mois, à l’électeur palatin, d’aller lui faire ma cour ; mais ma détestable santé m’a privé de cet honneur et de ce plaisir.
Je n’ai point entendu parler des prétendues faveurs du parlement de Paris. J’ai un neveu actuellement conseiller à la Tournelle, qui ne m’aurait pas laissé ignorer tant de bontés. On ne fait pas toujours ce dont on serait capable.
Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami ; portez-vous bien. J’espère recevoir encore quelques amusettes pour vous.
1 – Jean-Jacques Rousseau venait d’épouser à Bourgoin Thérèse Levasseur. (G.A.)
à M. de La Tourette.
A Ferney, 18 Septembre 1768.
Vous allez vous réjouir, monsieur, et vous faites fort bien. On ne peut mieux prendre son temps pour aller voir le pape, que lorsqu’on lui donne des nasardes en lui baisant les pieds. Je ne suis lié à présent avec personne en Italie, et je me suis retranché presque toutes mes correspondances. Il n’y a peut-être que deux personnes à qui je pourrais écrire : l’une est le marquis Beccaria, à Milan ; l’autre, le marquis Albergati, à Vérone. Celui-là joue la comédie tant qu’il peut, et est, dit-on, bon acteur. Si vous voulez, je leur écrirai, et je me vanterai d’avoir l’honneur de vous connaître. J’attends sur cela vos ordres. Pour moi, je ne dois attendre de Rome que des excommunications. Vous recevrez plus de bénédictions des dames que du pape. Vous entendrez de la belle musique, qui n’est plus faite pour mes oreilles dures ; vous verrez de beaux tableaux dont mes yeux affaiblis ne pourraient plus juger ; et vous rencontrerez des Arlequins en soutane, qui ne me feraient plus rire.
Je vous souhaite un bon voyage. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux et les plus tendres, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Je présente mes respects à toute votre famille.
à M. le comte d’Argental.
18 Septembre 1768.
Il y a un Tronchin, mon cher ange, qui, lassé des tracasseries de son pays, va voyager à Paris et à Londres, et qui n’est pas indigne de vous. Il a souhaité passionnément de vous être présenté et je vous le présente. Il doit vous remettre deux paquets qu’on lui a donnés pour vous. Je crois qu’ils sont destinés à cette pauvre sœur (1) d’un brave marin tué en Irlande, laquelle fit, comme vous savez, un petit voyage sur terre (2), presque aussi funeste que celui de son frère sur mer. Apparemment qu’on a voulu la dédommager un peu de ses pertes, et qu’on a cru qu’avec votre protection elle pourrait continuer plus heureusement son petit commerce. Je crois qu’il y a un de ces paquets venu d’Italie, car l’adresse est en italien ; l’autre est avec une sur-enveloppe à M. le duc de Praslin.
Pour le paquet du petit Desmahis, je le crois venu à bon port ; il fut adressé il y a quinze jours à l’abbé Arnaud, et je vous en donnai avis par une lettre particulière.
Je crois notre pauvre père Thoulier, dit l’abbé d’Olivet, mort actuellement (3), car, par mes dernières lettres, il était à l’agonie. Je crois qu’il avait quatre-vingt-quatre ans. Tâchez d’aller par delà, vous et madame d’Argental quoique, après tout, la vieillesse ne soit pas une chose aussi plaisante que le dit Cicéron.
Vous devez actuellement avoir Lekain à vos ordres. C’est à vous à voir si vous lui donnerez le commandement du fort d’Apamée (4), et si vous croyez qu’on puisse tenir bon dans cette citadelle contre les sifflets. Je me flatte, après tout, que les plus dangereux ennemis d’Apamée seraient ceux qui vous ont pris, il y a cent ans, Castro et Ronciglione (5) ; mais, supposé qu’ils dressassent quelque batterie, n’auriez-vous pas des alliés qui combattraient pour vous ? Je m’en flatte beaucoup, mais je ne suis nullement au fait de la politique présente ; je m’en remets entièrement à votre sagesse et à votre bonne volonté.
Je n’ai point vu le chef-d’œuvre d’éloquence de l’évêque du Puy (6) ; je sais seulement que les bâillements se faisaient entendre à une lieue à la ronde.
Dites-moi pourquoi, depuis Bossuet et Fléchier, nous n’avons point eu de bonne oraison funèbre ? est-ce la faute des morts ou des vivants ? les pièces qui pèchent par le sujet et par le style sont d’ordinaire sifflées.
Auriez-vous lu un Examen de l’Histoire d’Henry IV, écrite par un Bury ? Cet Examen fait une grande fortune parce qu’il est extrêmement audacieux, et que, si le temps passé y est un peu loué, ce n’est qu’aux dépens du temps présent. Mais il y a une petite remarque à faire, c’est qu’il y a beaucoup plus d’erreurs dans cet Examen que dans l’Histoire d’Henri IV. Il y a deux hommes bien maltraités dans cet Examen : l’un est le président Hénault en le nommant, et l’autre que je n’ose nommer (7). Le peu de personnes qui ont fait venir cet Examen à Paris en paraissent enthousiasmées mais, si elles savaient avec quelle impudence l’auteur a menti, elles rabattraient de leurs louanges.
Adieu, mon cher ange ; adieu, la consolation de ma très languissante vieillesse.
1 – Madame Le Jeune, sœur de Thurot. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental des mois de décembre 1766 et janvier 1767. (G.A.)
3 – Il mourut le 8 octobre. (G.A.)
4 – Voyez les Guèbres. (G.A.)
5 – Voyez les Droits des hommes, etc. (G.A.)
6 – L’oraison funèbre de la reine. (G.A.)
7 – Louis XV. (G.A.)
à M. Hennin.
Dimanche au matin, 25 Septembre 1767.
Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, du bon gros paquet que vous avez bien voulu me faire tenir. Je vous demande encore une autre grâce, et même deux. La première est de me dire comment on écrit à ce brave jurisconsulte (1) qui est devenu à peu près premier ministre à Naples, et qui soutient si bien les droits de la couronne contre Rezzonico.
La seconde est de vouloir bien me dire si les enfants de France ne sont précisément entre les mains des femmes que jusqu’à l’âge de sept ans. Ces sept ans sont-ils comptés à six ans et un jour, comme la majorité à treize ans et un jour ? Vous devez savoir cela sur le bout de votre doigt, vous qui êtes de Versailles.
Avez-vous lu l’Examen de l’Histoire d’Henri IV, imprimé à Genève chez Philibert ? On y dit que le petit-fils du grand Shas-Abbas a été bercé pendant sept ans par les femmes et huit ans par les hommes, pour en faire un automate. On y dit encore plus de mal du président Hénault, en le nommant par son nom. Il serait mieux de savoir le nom de l’auteur bénévole.
Adieu, monsieur ; je vous embrasse de tout mon cœur. Vous avez beau faire et beau dire, le roi de Pologne restera toujours roi de Pologne, et moi je resterai toujours votre très attaché pour le peu de temps que j’ai à végéter.
1 – Bernard Tanucci. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 26 Septembre 1768.
Je prends le parti, monseigneur, de vous envoyer quelques feuilles de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, avant qu’elle soit achevée. Non seulement je vous dois des prémices, mais je dois vous faire voir la manière dont j’ai parlé de vous et de M. le duc d’Aiguillon. Vous me reprochâtes de n’avoir point fait mention de l’affaire de Saint-Cast ; il ne s’agissait alors que du règne de Louis XIV et les principaux événements qui ont suivi ce beau siècle n’étaient traités que sommairement. Je ne pouvais entrer dans aucun détail, et mon principal but étant de peindre l’esprit et les mœurs de la nation, je n’avais point traité les opérations militaires ; mais, donnant dans cette édition nouvelle un Précis du Siècle de Louis XV, je me fais un plaisir, un devoir et un honneur de vous obéir.
Peut-être l’importance des derniers événements fera passer à la postérité cet ouvrage, qui ne mériterait pas ses regards par son style trop simple et trop négligé. Du moins les nations étrangères le demandent avec empressement, et les libraires leur ont déjà vendu toute leur édition par avance. Ce sera une grande consolation pour moi, si la justice que je vous ai rendue, et la circonspection avec laquelle j’ai parlé sur d’autres objets, sans blesser la vérité, peuvent trouver grâce devant vous et devant le public. La gloire, après tout, est l’unique récompense des belles actions ; tous les autres avantages passent, ou même sont mêlés d’amertume : la gloire reste, quand elle est pure.
J’ai beaucoup envié le bonheur qu’a eu madame Denis de vous renouveler ses hommages à Paris. J’ai cru que dans la résolution que j’ai prise de vivre avec moi-même, et de n’être plus l’aubergiste de tous les voyageurs de l’Europe, une Parisienne eût trop souffert en partageant ma solitude.
Je me suis dépouillé d’une partie de mon bien, pour la rendre heureuse à Paris. J’ai pensé qu’à l’âge de près de soixante-quinze ans, assujetti par mes maladies à un régime qui ne convient qu’à moi, et condamné par la nature à la retraite, je ne devais pas faire souffrir les autres de mon état.
Les médecins m’avaient conseillé les eaux de Barèges, je ne sais pas trop pourquoi. Je n’ai point les maladies de Lekain, qui y est allé par leur ordre. Je n’espère point guérir, puisqu’il faudrait changer en moi la nature ; mais j’aurais fait volontiers le voyage pour être à portée de vous faire ma cour. J’aurais été consolé du moins en vous présentant encore, avant de mourir, mon tendre et respectueux attachement ; c’est un avantage dont j’ai été malheureusement privé. Il ne me reste qu’à vous souhaiter une vie aussi heureuse et aussi longue qu’elle a été brillante. Je me flatte que vous daignerez toujours me conserver des bontés auxquelles vous m’avez accoutumé pendant plus de quarante années.
Notre doyen (1) de l’Académie française va mourir, s’il n’est déjà mort. J’espère que le nouveau doyen sera plus alerte que lui, quand il aura quatre-vingt-cinq ans comme le sous-doyen.
Agréez, monseigneur, mon respect, mon dévouement inviolable, et mes souhaits ardents pour votre conservation comme pour vos plaisirs.
1 – Ou plutôt notre sous-doyen d’Olivet. (G.A.)