JUGEMENT - VIE DE MOLIÈRE - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,
BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,
HELVÉTIUS, LOUIS RACINE,J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.
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VIE DE MOLIÈRE,
AVEC DES JUGEMENTS SUR SES OUVRAGES.
- Partie 3 -
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L’ÉTOURDI, ou LES CONTRE-TEMPS.
Comédie en vers et en cinq actes, jouée d’abord à Lyon,
en 1653, et à Paris, au mois de décembre 1658,
sur le Théâtre du Petit-Bourbon.
Cette pièce est la première comédie que Molière ait donnée à Paris : elle est composée de plusieurs petites intrigues assez indépendantes les unes des autres ; c’était le goût du théâtre italien et espagnol, qui s’était introduit à Paris. Les comédies n’étaient alors que des tissus d’aventures singulières, où l’on n’avait guère songé à peindre les mœurs. Le théâtre n’était point, comme il le doit être, la représentation de la vie humaine. La coutume humiliante pour l’humanité que les hommes puissants avaient pour lors de tenir des fous auprès d’eux, avait infecté le théâtre ; on n’y voyait que de vils bouffons qui étaient les modèles de nos Jodelets ; et on ne représentait que le ridicule de ces misérables, au lieu de jouer celui de leurs maîtres. La bonne comédie ne pouvait être connue en France, puisque la société et la galanterie, seules sources du bon comique, ne faisaient que d’y naître. Ce loisir, dans lequel les hommes rendus à eux-mêmes se livrent à leur caractère et à leur ridicule, est le seul temps propre pour la comédie ; car c’est le seul où ceux qui ont le talent de peindre les hommes, aient l’occasion de les bien voir, et le seul pendant lequel les spectacles puissent être fréquentés assidûment. Aussi ce ne fut qu’après avoir bien vu la cour et Paris, et bien connu les hommes, que Molière les représenta avec des couleurs si vraies et si durables.
Les connaisseurs ont dit que l’Etourdi devrait seulement être intitulé les Contre-temps. Lélie, en rendant une bourse qu’il a trouvée, en secourant un homme qu’on attaque, fait des actions de générosité plutôt que d’étourderie. Son valet paraît plus étourdi que lui, puisqu’il n’a presque jamais l’attention de l’avertir de ce qu’il veut faire. Le dénouement, qui a trop souvent été l’écueil de Molière, n’est pas meilleur ici que dans ses autres pièces : cette faute est plus inexcusable dans une pièce d’intrigue que dans une comédie de caractère.
On est obligé de dire (et c’est principalement aux étrangers qu’on le dit) (1), que le style de cette pièce est faible et négligé, et que surtout il y a beaucoup de fautes contre la langue. Non-seulement il se trouve dans les ouvrages de cet admirable auteur des vices de construction, mais aussi plusieurs mots impropres et surannés. Trois des plus grands auteurs du siècle de Louis XIV, Molière, La Fontaine, et Corneille, ne doivent être lus qu’avec précaution par rapport au langage. Il faut que ceux qui apprennent notre langue dans les écrits des auteurs célèbres y discernent ces petites fautes, et qu’ils ne les prennent pas pour des autorités.
Au reste l’Etourdi eut plus de succès que le Misanthrope, l’Avare, et les Femmes savantes n’en eurent depuis. C’est qu’avant l’Etourdi on ne connaissait pas mieux, et que la réputation de Molière ne faisait pas encore d’ombrage. Il n’y avait alors de bonne comédie au théâtre français que le Menteur.
LE DÉPIT AMOUREUX.
Comédie en vers et en cinq actes, représentée
au théâtre du Petit-Bourbon, en 1658.
Le Dépit amoureux fut joué à Paris immédiatement après l’Etourdi. C’est encore une pièce d’intrigue, mais d’un autre genre que la précédente. Il n’y a qu’un seul nœud dans le Dépit amoureux. Il est vrai qu’on a trouvé le déguisement d’une fille en garçon peu vraisemblable. Cette intrigue a le défaut d’un roman, sans en avoir l’intérêt ; et le cinquième acte, employé à débrouiller ce roman, n’a paru ni vif ni comique. On a admiré dans le Dépit amoureux la scène de la brouillerie et du raccommodement d’Eraste et de Lucile. Le succès est toujours assuré, soit en tragique, soit en comique, à ces sortes de scènes qui représentent la passion la plus chère aux hommes dans la circonstance la plus vive. La petite ode d’Horace, Donec gratus eram tibi, a été regardée comme le modèle de ces scènes qui sont enfin devenues des lieux communs.
1 – Cela est de 1764.
LES PRÉCIEUSES RIDICULES.
Comédie en un acte et en prose, jouée d’abord en province,
et représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du
Petit-Bourbon, au mois de novembre 1659.
Lorsque Molière donna cette comédie, la fureur du bel esprit était plus que jamais à la mode. Voiture avait été le premier en France qui avait écrit avec cette galanterie ingénieuse dans laquelle il est si difficile d’éviter la fadeur et l’affectation. Ses ouvrages, où il se trouve quelques vraies beautés avec trop de faux brillants, étaient les seuls modèles ; et presque tous ceux qui se piquaient d’esprit n’imitaient que ses défauts. Les romans de mademoiselle Scudéry avaient achevé de gâter le goût : il régnait dans la plupart des conversations un mélange de galanterie guindée, de sentiments romanesques et d’expressions bizarres qui composaient un jargon nouveau, inintelligible, et admiré. Les provinces, qui outrent toutes les modes, avaient encore renchéri sur ce ridicule : les femmes qui se piquaient de cette espèce de bel esprit s’appelaient précieuses. Ce nom, si décrié depuis par la pièce de Molière, était alors honorable ; et Molière même dit dans sa préface qu’il a beaucoup de respect pour les véritables précieuses, et qu’il n’a voulu jouer que les fausses.
Cette petite pièce, faite d’abord pour la province, fut applaudie à Paris, et jouée quatre mois de suite. La troupe de Molière fit doubler pour la première fois le prix ordinaire, qui n’était alors que de dix sous au parterre.
Dès la première représentation. Ménage, homme célèbre dans ce temps-là, dit au fameux Chapelain : « Nous adorions vous et moi toutes les sottises qui viennent d’être si bien critiquées ; croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré. » Du moins c’est ce que l’on trouve dans le Ménagiana ; et il est assez vraisemblable que Chapelain, homme alors très estimé, et cependant le plus mauvais poète qui ait jamais été, parlait lui-même le jargon des Précieuses ridicules chez madame de Longueville, qui présidait, à ce que dit le cardinal de Retz, à ces combats spirituels dans lesquels on était parvenu à ne se point entendre.
La pièce est sans intrigue et toute de caractère. Il y a très peu de défauts contre la langue, parce que, lorsqu’on écrit en prose, on est bien plus maître de son style ; et parce que Molière, ayant à critiquer le langage des beaux esprits du temps, châtia le sien davantage. Le grand succès de ce petit ouvrage lui attira des critiques que l’Etourdi et le Dépit amoureux n’avaient pas essuyées. Un certain Antoine Bodeau fit les véritables Précieuses : on parodia la pièce de Molière ; mais toutes ces critiques et ces parodies sont tombées dans l’oubli qu’elles méritaient.
On sait qu’à une représentation des Précieuses ridicules un vieillard s’écria du milieu du parterre : « Courage, Molière ! voilà la bonne comédie. » On eut honte de ce style affecté, contre lequel Molière et Despréaux se sont toujours élevés. On commença à ne plus estimer que le naturel, et c’est peut-être l’époque du bon goût en France.
L’envie de se distinguer a ramené depuis le style des Précieuses : on le retrouve encore dans plusieurs livres modernes. L’un (1), en traitant sérieusement de nos lois, appelle un exploit, un compliment timbré. L’autre (2), écrivant à une maîtresse en l’air, lui dit : « Votre nom est écrit en grosses lettres sur mon cœur… Je veux vous faire peindre en Iroquoise, mangeant une demi-douzaine de cœurs par amusement. » Un troisième (3) appelle un cadran au soleil, un greffier solaire ; une grosse rave, un phénomène potager. Ce style a reparu sur le théâtre même où Molière l’avait si bien tourné en ridicule ; mais la nation entière a marqué son bon goût en méprisant cette affectation dans des auteurs que d’ailleurs elle estimait.
1 – Tourreil.
2 – Fontenelle. – Il va sans dire qu’on ne trouve pas ce passage dans l’édition de 1739, censurée par Fontenelle lui-même. (G.A.)
3 – La Motte.
LE COCU IMAGINAIRE.
Comédie en un acte et en vers, représentée à Paris,
Le 28 mai 1660.
Le cocu imaginaire fut joué quarante fois de suite, quoique dans l’été, et pendant que le mariage du roi retenait toute la cour hors de Paris. C’est une pièce en un acte, où il entre un peu de caractère, et dont l’intrigue est comique par elle-même. On voit que Molière perfectionna sa manière d’écrire par son séjour à Paris. Le style du Cocu imaginaire l’emporte beaucoup sur celui de ses premières pièces en vers : on y trouve bien moins de fautes de langage. Il est vrai qu’il y a quelques grossièretés :
La bière est un séjour par trop mélancolique,
Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique.
Il y a des expressions qui ont vieilli. Il y a aussi des termes que la politesse a bannis aujourd’hui du théâtre, comme carogne, cocu, etc.
Le dénouement, que fait Villebrequin, est un des moins bien ménagés et des moins heureux de Molière. Cette pièce eut le sort des bons ouvrages, qui ont et de mauvais censeurs et de mauvais copistes. Un nommé Doneau fit jouer à l’hôtel de Bourgogne la Cocue imaginaire, à la fin de 1661.