CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 22 Janvier 1768.
En réfutation, monseigneur, de la lettre dont vous m’honorez, du 15 de janvier, voici comme j’argumente. Quiconque vous a dit que j’avais soupçonné ce Galien d’être le fils du plus aimable grand seigneur de l’Europe (1) est un enfant de Satan. Il se peut que ce malheureux l’ait fait entendre à Genève, pour se donner du crédit dans le monde et auprès des marchands ; mais, comme j’ai eu chez moi deux de ses frères, dont l’un est soldat, et dont l’autre a été mousse, il est bien impossible qu’il me soit venu dans la tête qu’un pareil polisson fût d’un sang respectable. C’est encore une autre calomnie de dire que madame Denis et moi nous ayons mangé avec lui. Madame Denis vous demande justice. Il n’y a jamais eu à Ferney d’autre table que celle du maître d’hôtel et des copistes, comme vous me l’aviez ordonné. On lui fournissait abondamment tout ce qu’il demandait ; mais on ne lui laissait prendre aucun essor dans la maison, et on se conformait en tout aux règles que vous aviez prescrites.
Ses fréquentes absences, qu’on lui reprochait, ne pouvaient être prévenues. On ne pouvait mettre un garde à la porte de sa chambre.
Dès que je sus qu’il prenait à crédit chez les marchands de Genève, je fis écrire des lettres circulaires par lesquelles on les avertissait de ne rien fournir que sur mes billets.
Dès que M. Hennin, résident à Genève, en eut fait son secrétaire, il le fit manger à sa table, selon son usage ; usage qui n’est point établi chez moi. Alors Galien vint en visite à Ferney, il mangea avec la compagnie ; mais ni madame Denis ni moi ne nous mîmes à table ; nous mangeâmes dans ma chambre : voilà l’exacte vérité. C’est principalement chez M. Hennin qu’il a acheté des montres ornées de carats, et des bijoux. Le marchand dont je vous ai envoyé le mémoire ne lui a fourni que le nécessaire. Ne craignez point d’ailleurs qu’il soit jamais voleur de grand chemin. Il n’aura jamais le courage d’entreprendre ce métier, qu’il trouve si noble. Il est poltron comme un lézard. Il est difficile à présent de le mettre en prison. Il partit de Genève le lendemain que le résident l’eut chassé, et dit qu’il est à Berne ordonner aux troupes de venir investir la ville. Le fond de son caractère est la folie. En voilà trop sur ce malheureux objet de vos bontés et de ma patience. Je dois, à votre exemple, l’oublier pour jamais.
J’ai pris la liberté de vous consulter sur les calomnies d’un autre misérable (2) de cette espèce, qui, dans ses mémoires, a insulté indignement les noms de Guise et de Richelieu en plus d’un endroit. Le monde fourmille de ces polissons qui s’érigent en juges des rois et des généraux d’armée, dès qu’ils savent lire et écrire.
Les deux partis de Genève prennent des mesures d’accommodement toutes différentes de l’arrêt des médiateurs. Ce n’était pas la peine de faire venir un ambassadeur de France chez eux, et d’importuner le roi une année entière. Voilà bien du bruit pour peu de chose, mais cela n’est pas rare.
Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect.
1 – Richelieu lui-même. (G.A.)
2 – La Beaumelle. (G.A.)
à M. Marmontel.
Le 22 Janvier 1768.
Voici, mon cher ami, un petit rogaton (1) qui m’est tombé entre les mains. Il ne vaut pas grand’chose, mais il mortifiera les cuistres, et c’est tout ce qu’il faut. Je vous demande en grâce de ne jamais dire que je suis votre correspondant, cela est essentiel pour vous et pour moi ; on est épié de tous côtés.
J’apprends, avec une extrême surprise, qu’on m’impute un certain Dîner du comte de Boulainvilliers, que tous les gens un peu au fait savent être de Saint-Hyacinthe. Il le fit imprimer en Hollande, en 1728 ; c’est un fait connu de tous les écumeurs de la littérature.
J’attends de votre amitié que vous détruirez un bruit si calomnieux et si dangereux. Rien ne me fait plus de peine que de voir les gens de lettres, et mes amis mêmes, m’attribuer à l’envi tout ce qui paraît sur des matières délicates. Ces bruits sont capables de me perdre, et je suis trop vieux pour me transplanter. Pourquoi me donner ce qui est d’un autre ? n’ai-je pas assez de mes propres sottises ? Je vous supplie de dire et de faire dire à M. Suard, dont j’ambitionne l’amitié et la confiance, qu’il est obligé plus que personne à réfuter toutes ces calomnies.
Adieu, vainqueur de la Sorbonne. Personne ne marche avec plus de plaisir que moi après votre char de triomphe.
Gardez-moi un secret inviolable.
1 – Sans doute l’Epître écrite de Constantinople aux frères, facétie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
23 Janvier 1768.
Mon cher ange, c’est une grande consolation pour moi que vous ayez été content de M. Dupuits. Il me paraît qu’il vaut mieux que le Dupuis de Desronais (1). Je souhaite à M le duc de Choiseul que tous les officiers qu’il emploie soient aussi sages et aussi attachés à leur devoir. Je l’attends avec impatience, dans l’espérance qu’il nous parlera longtemps de vous.
Que je vous remercie de vos bontés pour Sirven ! Il faut être aussi opiniâtre que je le suis, pour avoir poursuivi cette affaire pendant cinq ans entiers, sans jamais me décourager. Vous venez bien à propos à mon secours. Je sais bien que cette petite pièce n’aura pas l’éclat de la tragédie des Calas ; mais nous ne mandons point d’éclat, nous ne voulons que justice.
Votre citation du chien qui mange comme un autre du dîner qu’il voulait défendre, est bien bonne ; mais je vous supplie de croire par amitié, et de faire croire aux autres par raison et par l’intérêt de la cause commune, que je n’ai point été le cuisinier qui a fait ce dîner (2). On ne peut servir dans l’Europe un plat de cette espèce, qu’on ne dise qu’il est de ma façon. Les uns prétendent que cette nouvelle cuisine est excellente, qu’elle peut donner la santé, et surtout guérir des vapeurs. Ceux qui tiennent pour l’ancienne cuisine disent que les nouveaux Martialo (3) sont des empoisonneurs. Quoi qu’il en soit, je voudrais bien ne point passer pour un traiteur public. Il doit être constant que ce petit morceau de haut goût est de feu Saint-Hyacinthe. La description du repas est de 1728. Le nom de Saint-Hyacinthe y est ; comment peut-on, après cela, me l’attribuer ? quelle fureur de mettre mon nom à la place d’un autre ! Les gens qui aiment ces ragoûts-là devraient bien épargner ma modestie.
Sérieusement, vous me feriez le plus sensible plaisir d’engager M. Suard à ne point mettre cette misère sur mon compte. C’est une action d’honnêteté et de charité de ne point accuser son prochain quand il est encore en vie, et de charger les morts à qui on ne fait nul mal. En un mot, mon cher ange, je n’ai point fait et je n’aurais jamais fait les choses dont la calomnie m’accuse.
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.
Tartufe, act. V, sc. III.
Puis-je espérer que mon cher Damilaville aura le poste qui lui est si bien dû ? Il est juste qu’il soit curé après avoir été vingt ans vicaire.
J’ai une autre grâce à vous demander ; c’est pour ma Catherine. Il faut rétablir sa réputation à Paris chez les honnêtes gens. J’ai de fortes raisons de croire que MM. les ducs de Praslin et de Choiseul ne la regardent pas comme la dame du monde la plus scrupuleuse ; cependant je sais, autant qu’on peut savoir, qu’elle n’a nulle part à la mort de son ivrogne de mari : un grand diable d’officier aux gardes, Préobazinski, en le prenant prisonnier, lui donna un horrible coup de poing qui lui fit vomir du sang ; il crut se guérir en buvant continuellement du punch dans sa prison, et il mourut dans ce bel exercice (4). C’était d’ailleurs, le plus grand fou qui ait jamais occupé un trône. L’empereur Venceslas n’approchait pas de lui.
A l’égard du meurtre du prince Yvan, il est clair que ma Catherine n’y a nulle part. On lui a bien de l’obligation d’avoir eu le courage de détrôner son mari, car elle règne avec sagesse et avec gloire, et nous devons bénir une tête couronnée qui fait régner la tolérance universelle dans cent trente-cinq degrés de longitude. Vous n’en avez, vous autres, qu’environ huit ou neuf, et vous êtes encore intolérants. Dites donc beaucoup de bien de Catherine, je vous en prie, et faites-lui une bonne réputation dans Paris.
Je voudrais bien savoir comment madame d’Argental s’est trouvée de ces grands froids ; je suis étonné d’y avoir résisté. Conservez votre santé, mon divin ange ; je vous adore de plus en plus.
1 – Dupuis et Desronais, comédie de Collé. (G.A.)
2 – Le Dîner de Boulainvilliers. (G.A.)
3 – Cuisinier déjà nommé dans le Mondain. (G.A.)
4 – Il fut égorgé. (G.A.)
à M. Damilaville.
27 Janvier 1768.
Mon cher ami, il y a deux points importants dans votre lettre du 18, celui de M. le duc de Choiseul et celui de M. d’Ormesson. Je pris la liberté d’écrire à M. le duc de Choiseul, il y a plus de deux mois, à la fin d’une lettre de six pages, ces propres paroles : « J’aurais encore la témérité de vous supplier de recommander un mémoire d’un de mes amis intimes à M. le contrôleur général, si je ne craignais que la dernière aventure de M. le chancelier ne vous eût dégoûté. Mais, si vous m’en donnez la permission, j’aurai l’honneur de vous envoyer le mémoire ; c’est pour une chose très juste, et il ne s’agit que de lui faire tenir sa promesse. » M. le duc de Choiseul ne m’a point fait de réponse à cet article.
Quant à M. d’Ormesson, puisque vous m’apprenez qu’il est le fils de celui que j’avais connu autrefois, je lui écris une lettre qui ne peut faire aucun mal, et qui peut faire quelque bien. En voici la copie :
A l’égard des nouveautés de Hollande que M. Boursier peut vous faire tenir pour votre petite bibliothèque, il m’a dit qu’il ne pouvait vous les envoyer dans les circonstances présentes qu’autant qu’il serait sûr que vous les recevriez ; il craint qu’il n’y en ait quelques-unes de suspectes, et qu’elles ne vous causent quelques chagrins. Comme j’ignore absolument de quoi il s’agit, je ne puis vous en dire davantage.
Notre peine, mon cher ami, ne sera pas perdue, si M. Chardon rapporte enfin l’affaire de Sirven. Que ce soit en janvier ou en février, il n’importe ; mais il importe beaucoup que les juges ne s’accoutument pas à se jouer de la vie des hommes.
On dit qu’il y a en Hollande une relation du procès et de la mort du chevalier de La Barre, avec le précis de toutes les pièces adressées au marquis Beccaria. On prétend qu’elle est faite par un avocat au conseil ; mais on attribue souvent de pareilles pièces à des gens qui n’y ont pas la moindre part. Cela est horrible. Les gens de lettres se trahissent tous les uns les autres par légèreté. Dès qu’il paraît un ouvrage, ils crient tous : C’est de lui, c’est de lui ! Ils devraient crier au contraire : Ce n’est pas de lui, ce n’est pas de lui ! Les gens de lettres, mon cher ami, se font plus de mal que ne leur en font les fanatiques. Je passe ma vie à pleurer sur eux.
Adieu ! Consolons-nous l’un l’autre de loin, puisque nous ne pouvons nous consoler de près.
M. Brossier enverra incessamment ce que vous demandez. ECRLINF (1).
Voici une lettre d’une fille de Sirven pour son père.
1 – C’est-à-dire Ecrasez l’infâme. Comme le patriarche s’était accoutumé à signer ses lettres, par abréviature, Ecrlinf, les commis de la poste, occupés à lire les lettres des honnêtes gens, pour leur instruction et pour celle du gouvernement, s’étaient imaginé pendant longtemps que ces lettres étaient d’un M. Ecrlinf, demeurant en Suisse. « Ce M. Ecrlinf n’écrit pas mal. » disaient-ils.
à M. le baron Grimm.
29 Janvier 1768.
Puisque votre ami, monsieur, veut absolument avoir les polissonneries que vous méprisez, je les lui envoie sous votre enveloppe (1). Je n’en fais pas plus de cas que vous, et c’est bien malgré moi que je me suis chargé de ces rogatons.
Votre très humble et très obéissant serviteur. BROSSIER.
1 – L’homme aux quarante écus et le Dîner. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, 29 Janvier 1768.
Ami vrai et poète philosophe, ne vous avais-je pas bien dit que le lecteur (1) ne serait jamais l’approbateur, et qu’il éluderait tous les moyens de me plaire, malgré tous les moyens qu’il a trouvés de plaire ? Ne trouvez-vous pas qu’il cite bien à propos feu M. le dauphin, qui, sans doute, reviendra de l’autre monde pour empêcher qu’on ne mette des doubles croches sur la mâchoire d’âne de Samson ? Ah ! mon fils, mon fils ! La petite jalousie est un caractère indélébile.
M. le duc de Choiseul n’est pas, je crois, musicien ; c’est la seule chose qui lui manque : mais je suis persuadé que, dans l’occasion, il protégerait la mâchoire d’âne de Samson contre les mâchoires d’âne qui s’opposeraient à ce divertissement honnête, ut, ut est. Il faut une terrible musique pour ce Samson qui fait des miracles de diable ; et je doute fort que le ridicule mélange de la musique italienne avec la française, dont on est aujourd’hui infatué, puisse parvenir aux beautés vraies, mâles et vigoureuses, et à la déclamation énergique que Samson exige dans les trois quarts de la pièce. Par ma foi, la musique italienne n’est faite que pour faire briller des châtrés à la chapelle du pape. Il n’y aura plus de génie à la Lulli pour la déclamation, je vous le certifie dans l’amertume de mon cœur.
Revenons maintenant à Pandore. Oui, vous avez raison, mon fils ; le bonhomme Prométhée fera une fichue figure, soit qu’il assiste au baptême de Pandore sans dire mot soit qu’il aille, comme un valet de chambre, chercher les Jeux et les Plaisirs pour donner une sérénade à l’enfant nouveau-né. Le cas est embarrassant, et je n’y sais plus d’autre remède que de lui faire notifier aux spectateurs qu’il veut jouir du plaisir de voir le premier développement de l’âme de Pandore, supposé qu’elle ait une âme.
Cela posé, je voudrais qu’après le chœur,
Dieu d’amour, quel est ton empire,
Prométhée dît, en s’adressant aux nymphes et aux demi-dieux de sa connaissance, qui sont sur le théâtre :
Observons ses appas naissants,
Sa surprise, son trouble, et son premier usage
Des célestes présents
Dont l’amour a fait son partage.
Après ce petit couplet, qui me paraît tout à fait à sa place, le bon homme se confondrait dans la foule des petits demi-dieux qui sont sur le théâtre ; et ce serait, à ce qu’il me semble, une surprise assez agréable de voir Pandore le démêler dans l’assemblée des sylvains et des faunes, comme Marie-Thérèse, beaucoup moins spirituelle que Pandore, reconnut Louis XIV au milieu de ses courtisans.
Il faut que je vous parle actuellement, mon cher ami, de la musique de M. de La Borde. Je me souviens d’avoir été très content de ce que j’entendis ; mais il me parut que cette musique manquait, en quelques endroits, de cette énergie et de ce sublime que Lulli et Rameau ont seuls connus, et que l’opéra-comique n’inspirera jamais à ceux qui aiment il gusto grande.
Mes tendres sentiments à Eudoxie ; mes respects à Maxime et à l’ambassadeur. Assurez le bon vieillard, père d’Eudoxie, que je m’intéresse fort à lui.
Maman vous aime de tout son cœur ; aussi fais-je, et toutes les puissances ou impuissances de mon âme sont à vous.
1 – Moncrif. Voyez la lettre du 18. (G.A.)