CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 4

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à M. Hennin.

 

Ferney, 17 Janvier 1768.

 

 

          Savez-vous bien, monsieur, de qui est l’ouvrage (1) que vous m’envoyez ? de M. le duc de La Vallière. C’est une histoire du théâtre qui fera plaisir au corsaire (2), grand amateur, comme moi, de ces coïonneries.

 

          Il y a un livre (3) à Paris qui fait grand prix, et qu’on dit fort bien fait. On y prouve que le clergé n’est qu’une compagnie, et non le premier corps de l’Etat. Je souhaite assurément que les finances des Welches se rétablissent ; mais le commerce seul peut opérer notre guérison, et les Anglais sont les maîtres du commerce des quatre parties du monde.

 

          Comptez que pour le petit pays de Gex, il restera toujours maudit de Dieu. Mais, en récompense, il bénit la Russie et la Pologne. Ma belle Catherine m’a mandé qu’elle avait consulté dans la même salle des païens, des mahométans, des grecs, des latins, et cinq ou six autres menues sectes, qui ont bu ensemble largement et gaiement. Tout cela nous rend petits et ridicules.

 

          Les ermites entourés de neiges vous embrassent bien cordialement.

 

 

1 – Bibliothèque du Théâtre-Français depuis son origine, par Marin, Mercier de Saint-Léger, Boudot, etc. On disait que le duc de La Vallière avait dirigé ce travail. (G.A.)

2 – Cramer. (G.A.)

3 – Discussion intéressante sur la prétention du clergé d’être le premier corps de l’Etat, ouvrage attribué au marquis de Puységur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 18 Janvier 1768.

 

 

          Ce n’est aujourd’hui ni au vainqueur de Mahon, ni au libérateur de Gênes, ni au vice-roi de la Guyenne, que j’ai l’honneur d’écrire ; c’est à un savant dans l’histoire, et surtout dans l’histoire moderne.

 

          Vous devez savoir, monseigneur, si c’était votre beau-père ou le prince son frère qu’on appelait le Sourdaud. Si ce titre avait été donné à l’aîné, le cadet n’en était assurément pas indigne.

 

          Voici les paroles que je trouve dans les Mémoires de madame de Maintenon :

 

« La princesse d’Harcourt n’osait proposer à mademoiselle d’Aubigné son fils aîné, le prince de Guise, surnommé le Sourdaud. Pour le rendre un plus riche parti elle lui avait sacrifié le cadet, qu’elle avait fait ecclésiastique. Cet abbé malgré lui ayant depuis trahi son maître, la mère alla se jeter aux pieds du roi qui, la relevant, lui dit de ce ton majestueux de bonté qui lui était particulier : Eh bien ! madame, nous avons perdu, vous, un indigne fils, moi, un mauvais sujet ; il faut nous consoler. »

 

          Je soupçonne que l’auteur parle ici de feu M. le prince de Guise, qui avait été abbé dans sa jeunesse, et dont vous avez épousé la fille. Je n’ai jamais ouï dire qu’il eût trahi l’Etat. Je ne conçois pas comment cet infâme La Beaumelle a pu débiter une calomnie aussi punissable. Je vous supplie de vouloir bien me dire ce qui a pu servir de prétexte à une pareille imposture. Je m’occupe, dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, à confondre tous les contes de cette espèce, dont plus de cent gazetiers, sous le nom d’historiens, ont farci leurs impertinentes compilations. Je vous assure que je n’en ai pas vu deux qui aient dit exactement la vérité.

 

          J’espère que vous ne dédaignerez pas de m’aider dans la pénible entreprise de relever la gloire d’un siècle sur la fin duquel vous êtes né, et dont vous êtes l’unique reste ; car je compte pour rien ceux qui n’ont fait que vivre et vieillir, et dont l’histoire ne parlera pas.

 

          M. le duc de La Vallière enrichit votre bibliothèque de l’Histoire du Théâtre. Ce qu’il a ramassé est prodigieux. Il faut qu’il lui soit passé plus de trois mille pièces par les mains ; cela est tout fait pour un premier gentilhomme de la chambre.

 

          Conservez vos bontés, cette année 1768, au plus ancien de vos serviteurs, qui vous sera attaché le reste de sa vie, monseigneur, avec le plus profond respect.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

18 Janvier 1768.

 

 

          La grippe, en faisant le tour du monde, a passé par notre Sibérie, elle s’est emparée un peu de ma vieille et chétive figure. C’est ce qui m’a empêché, mon cher confrère, de répondre sur-le-champ à votre très bénigne lettre du 4 de janvier. Quoi ! lorsque vous travaillez à Eudoxie, vous songez à ce paillard de Samson (1) et à cette p….. de Dalila ; et de plus, vous nous envoyez du beurre de Bretagne ? il faut que vous ayez une belle âme !

 

          Savez-vous bien que Rameau avait fait une musique délicieuse sur ce Samson ? Il y avait du terrible et du gracieux. Il en a mis une partie dans l’acte des Incas, dans Castor et Pollux, dans Zoroastre. Je doute que l’homme (2) à qui vous vous êtes adressé ait autant de bonne volonté que vous ; et je serai bien étonné s’il ne fait pas tout le contraire de ce que vous l’avez prié de faire, le tout en douceur, et en cherchant le moyen de plaire. Je pense, ma foi que vous vous êtes confessé au renard. Je ne sais pourquoi M. de La Borde m’abandonne obstinément. Il aurait bien dû m’accuser la réception de sa Pandore, et répondre au moins en deux lignes à deux de mes lettres. Sert-il à présent son quartier ? couche-t-il dans la chambre du roi ? est-ce par cette raison qu’il ne m’écrit point ? est-ce parce que Amphion n’a pas été bien reçu des Amphions modernes ? est-ce parce qu’il ne se soucie plus de Pandore ? est-ce caprice de grand musicien, ou négligence de premier valet de chambre ?

 

          On dit que les acteurs et les pièces qui se présentent au tripot tombent également sur le nez. Jamais la nation n’a eu plus d’esprit, et jamais il n’y eut moins de grands talents.

 

          Je crois que les beaux-arts vont se réfugier à Moscou. Ils y seraient appelés du moins par la tolérance singulière que ma Catherine a mise avec elle sur le trône de Thomyris. Elle me fait l’honneur de me mander qu’elle avait assemblé, dans la grande salle de son Kremlin, de fort honnêtes païens, des grecs instruits, des latins nés ennemis des grecs, des luthériens, des calvinistes ennemis des latins, de bons musulmans, les uns tenant pour Ali, les autres pour Omar ; qu’ils avaient tous soupé ensemble, ce qui est le seul moyen de s’entendre ; et qu’elle les avait fait consentir à recevoir des lois moyennant lesquelles ils vivraient tous de bonne amitié. Avant ce temps-là un grec jetait par la fenêtre un plat dans lequel un latin avait mangé, quand il ne pouvait pas jeter le latin lui-même.

 

          Notre Sorbonne ferait bien d’aller faire un tour à Moscou, et d’y rester.

 

          Bonsoir, mon très cher confrère. Je suis à vous bien tendrement pour le reste de ma vie.

 

 

1 – Voyez l’opéra de Samson. (G.A.)

2 – Moncrif, lecteur de la reine, auteur d’Essais sur les moyens de plaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

A Ferney, 18 Janvier 1768.

 

 

          Mes inquiétudes, monsieur, sur les tracasseries de Genève étant entièrement dissipées, et M. le duc de Choiseul m’ayant fait l’honneur de m’écrire la lettre la plus agréable, je profite de ses bontés pour lui demander la permission d’être instruit par vous de quelques vieilles vérités que vous aurez déterrées dans l’énorme fatras du dépôt des affaires étrangères. Je lui représente que ces vérités deviennent inutiles si elles ne servent pas à l’histoire, et que le temps est venu de les mettre au jour. Je lui dis que vous lui montrerez vos découvertes, et que je ne ferai usage que de celles qu’il approuvera. Il me paraît que ma proposition est honnête ; j’attends donc les lumières que vous voudrez bien me communiquer. On vous aura l’obligation d’avoir fait connaître un siècle qui dans presque tous les genres, doit être le modèle des siècles à venir.

 

          Pour moi, tant que je respirerai dans le très médiocre siècle où nous sommes, j’aurai l’honneur d’être, avec la plus sensible reconnaissance, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. Moreau.

 

A Ferney, 18 Janvier 1768.

 

 

          Je vous renouvelle, monsieur, cette année, les justes remerciements que je vous ai déjà faits pour les arbres que j’ai reçus et que j’ai plantés. Ni ma vieillesse, ni mes maladies, ni la rigueur du climat, ne me découragent. Quand je n’aurais défriché qu’un champ, et quand je n’aurais fait réussir que vingt arbres, c’est toujours un bien qui ne sera pas perdu. Je crains bien que la glace, survenant après nos neiges, ne gèle les racines ; car notre hiver est celui de Sibérie, attendu que notre horizon est borné par quarante lieues de montagnes de glaces. C’est un spectacle admirable et horrible, dont les Parisiens n’ont assurément aucune idée. La terre gèle souvent jusqu’à deux ou trois pieds, et ensuite des chaleurs, telles qu’on en éprouve à Naples, la dessèchent.

 

          Je compte, si vous m’approuvez, faire enlever la glace autour des nouveaux plants que je vous dois, et faire répandre au pied des arbres du fumier de vache mêlé de sable.

 

          Le ministère nous a fait un beau grand chemin, j’en ai planté les bords d’arbres fruitiers ; mangera les fruits qui voudra. Le bois de ces arbres est toujours d’un grand service. Je m’imagine, monsieur, que vous n’avez guère plus profité que moi de tous les livres qu’on fait à Paris, au coin du feu, sur l’agriculture. Ils ne servent pas plus que toutes les rêveries sur le gouvernement : Experientia rerum magistra.

 

          J’ai l’honneur d’être avec bien de la reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Janvier 1768.

 

 

          Je n’aurai point de repos, mon cher ami, que je ne sache l’issue de votre affaire. Je ne comprends rien à M. de Sauvigny. Je l’ai reçu de mon mieux chez moi, lui, sa femme, et son fils. Madame de Sauvigny m’a donné sa parole d’honneur qu’elle travaillerait à vous faire donner une pension, si vous conserviez la place que vous avez exercée si longtemps. Cela ne s’accorde point avec une persécution. Madame de Sauvigny d’ailleurs semblait avoir quelque intérêt de ménager mon amitié. Elle sait combien j’ai été sollicité par son frère (1), qu’elle a forcé de se réfugier en Suisse ; elle sait que j’ai arrêté les factums qu’on voulait faire contre elle.

 

          J’ai prévu, dès le commencement, que M. le duc de Choiseul ne se mêlerait point de cette affaire, puisqu’il m’a répondu sur quatre articles, et qu’il n’a rien dit sur celui qui vous regarde, quoique j’eusse tourné la chose d’une manière qui ne pouvait lui paraître indiscrète : en un mot, je suis affligé au dernier point. Mandez-moi au plus vite où vous en êtes.

 

          M. Boursier demande s’il y a sûreté à vous envoyer l’ouvrage de Saint-Hyacinthe (2).

 

          Vraiment on serait enchanté d’avoir le petit livre qui prouve que le clergé n’est point le premier corps de l’Etat. Il l’est si peu, qu’il n’a assisté aux grandes assemblées de la nation que sous le père de Charlemagne.

 

          Je ne vous embrasserai qu’avec douleur, jusqu’à ce que je sache que vous ayez la place qui vous est due. Adieu, mon cher ami.

 

 

1 – Durey de Morsan, qui, après avoir dissipé sa fortune, vivait à Genève. (G.A.)

2 – Le Dîner de Boulainvilliers. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

22 Janvier 1768.

 

 

          Vous savez, monsieur, qu’on a donné six cents francs de pension à celui qui a réfuté Fréret (1) ; en ce cas, il en fallait donner une de douze cents à Fréret lui-même. On ne peut guère réfuter plus mal. Je n’ai lu cet ouvrage que depuis quelques jours, et j’ai gémi de voir une si bonne cause défendue par de si mauvaises raisons. J’admire comme cet écrivain soutient la vérité par des bévues continuelles, et suppose toujours ce qui est en question. Il n’appartient qu’à vous, monsieur, de combattre avec de bonnes armes, et de faire voir le faible de ces apologies, qui ne trompent que des ignorants. Grotius, Abbadie, Houteville, ont fait plus de tort à notre sainte religion, que milord Shaftesbury, milord Bolingbroke, Collins, Woolston, Spinosa, Boulainvilliers, Boulanger, La Mettrie, et tant d’autres.

 

          Je ne sais comment on a renouvelé depuis peu une ancienne plaisanterie (2) de l’auteur de Mathanasius. Un de mes amis est au désespoir qu’on ose lui attribuer cette brochure imprimée en Hollande il y a quarante ans. Ces rumeurs injustes peuvent faire un tort irréparable à mon ami ; et vous savez quels sont les droits de l’amitié. C’est au nom de ces droits sacrés que je vous conjure de détruire, autant qu’il sera en vous, une calomnie si dangereuse.

 

          Au reste, je suis tout à vos ordres, et vous pouvez compter sur l’attachement inviolable de votre très humble et très obéissant serviteur, l’abbé IVROYE.

 

 

1 – L’abbé Bergier, auteur de la Certitude des preuves du christianisme. (G.A.)

2 – Toujours le Dîner. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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