CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. Dantoine (1),
A MANOSQUE, EN PROVENCE.
6 Juin 1768.
Ma vieillesse et mes maladies m’ont empêché, monsieur, de répondre plus tôt à votre lettre du 21 de mai ; mes yeux affaiblis distinguent à peine les caractères. Je suis peu en état de juger de la réforme que vous voulez faire dans les langues de l’Europe. Il en est peut-être de ces langues comme des mœurs et du gouvernement ; tout cela ne vaut pas grand’chose ; c’est du temps qu’il faut attendre la réforme. On parle comme on peut, on se conduit de même, et chacun vit avec ses défauts comme avec ses amis.
Cependant si vous voulez absolument réformer les langues, vous pouvez m’adresser votre ouvrage à Lyon, chez M. La Vergne, mon banquier, par les voitures publiques.
En attendant que la langue française se corrige, et que tout le monde écrive français avec un a, et non pas avec un o, comme saint François d’Assise, mon cher patron, j’ai l’honneur d’être, selon la formule ordinaire des Français, monsieur, votre très humble, etc.
1 – Auteur inconnu. (G.A.)
à M. Gudin de la Brenellerie.
6 Juin 1768 (1).
Si je n’ai pas eu l’honneur, monsieur, de vous remercier plus tôt, pardonnez à un vieillard malade. Je n’en a pas moins senti le mérite de votre pièce, et les bontés dont vous vouliez m’honorer. Je viens de lire votre tragédie (2), qui a été imprimée à Genève depuis un mois Il n’y a plus moyen de vous parler en critique, quand l’ouvrage est publié : je ne dois vous parler qu’en homme très reconnaissant, et surtout très persuadé que de pareils sujets mériteraient d’être mis souvent sur la scène. Il est vrai qu’ils sont difficiles à traiter ; mais il paraît, à votre coup d’essai, que vous seriez capable de faire des chefs-d’œuvre. La conformité de votre manière de penser avec la mienne semble me permettre de compter un peu sur votre amitié. Les philosophes n’ont plus d’autre consolation que celle de se plaindre ensemble.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre très humble, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Lothaire, ou le Royaume mis en interdit. (G.A.)
à M. de Chenevières.
10 Juin 1768 (1).
Mon cher ami, je fais partir par la poste une Princesse de Babylone ; mais vous ne la recevrez pas plus que les autres paquets, à moins que vous ne vous adressiez à M. Janel. Je vous en donne avis. On ne croit pas qu’un livre, arrivé de Genève, puisse regarder les hôpitaux militaires ; cependant je hasarde l’envoi ; vous vous en tirerez comme vous pourrez.
J’aurais bien voulu être entre vous, madame de Chenevières et madame Denis ; mais ma destinée ne le permet pas. Je suis réduit à vous embrasser de loin, à cultiver la terre, à faire de mauvaise prose et de mauvais vers.
Je prends le parti d’adresser le paquet à M. Janel pour madame de Chenevières.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 13 Juin 1768.
Mon héros dit qu’il n’a eu qu’une fois tort avec moi, et que j’ai toujours tort avec lui ; je pense qu’en cela même mon héros a grand tort.
Il se porte bien, et je vis dans les souffrances et dans la langueur ; il est par conséquent encore jeune, et je suis réellement très vieux ; il est entouré de plaisirs, et je suis seul au pied des Alpes. Quel tort puis-je avoir de ne lui pas envoyer des rogatons qu’il ne m’a jamais demandés, dont on ne se soucie point, qu’il n’aurait pas même le temps de lire ? Dieu me garde de donner jamais une ligne de prose ou de vers à qui n’en demandera pas ! Voyez Horace, si jamais vous lisez Horace : il n’envoyait jamais de vers à Auguste, que quand Auguste l’en pressait. Je songe pourtant à vous, monseigneur, plus que vous ne pensez ; et, malgré votre indifférence, j’ai devant les yeux la bataille de Fontenoy, le conseil de pointer des canons devant la colonne, la défense de Gênes, la prise de Minorque, les Fourches Caudines de Closter-Seyern, dont le ministère profita si mal. J’aurai achevé dans un mois le Siècle de Louis XIV et de Louis XV. Vous voyez que je vous rends compte des choses qui en valent la peine.
Vous m’avez quelquefois bien maltraité, et fort injustement ; car lorsque vous me reprochâtes, avec quelque dureté, que je n’avais point parlé de l’affaire de Saint-Cast, il n’était question pour lors que d’un précis des affaires générales, précis tellement abrégé qu’il n’y avait qu’une ligne sur les batailles de Raucoux et de Lawfelt, et rien sur les batailles données en Italie. Il n’en est pas de même à présent ; je donne à chaque chose sa juste étendue ; je tâche de rendre cette histoire intéressante, ce qui est extrêmement difficile, car toutes les batailles qui n’ont point été décisives sont bientôt oubliées ; il ne reste dans la mémoire des hommes que les événements qui ont fait de grandes révolutions. Chaque nation de l’Europe s’enfle comme la grenouille ; chacun a son histoire détaillée, qui exige plusieurs années de lecture. Comment percer la foule ? Cela ne se peut pas ; on se perd dans cette horrible multitude de faits inutiles, tous anéantis les uns par les autres ; c’est un océan, un abîme dans lequel je ne me flatte de pouvoir surnager que par le nouveau tour que j’ai pris de peindre l’esprit des nations, plutôt que de faire des recueils de gazettes. On ne va plus à la postérité que par des routes uniques ; le grand chemin est trop battu, et on s’y étouffe.
Quand vous aurez un moment de loisir, j’espère que vous serez de mon avis.
Il y a loin de ce tableau de l’Europe à Galien (1). Si ce malheureux avait pu se corriger, il aurait travaillé avec moi, il serait devenu savant et utile ; mais il paraît que son caractère n’est pas exempt de folie et de perversité.
Je ne vous parlerai ni d’Avignon, ni de Bénévent, ni de ma petite église paroissiale où je dois édification, puisque je l’ai bâtie. Je garde un silence prudent, et je ne m’étends que sur des sentiments qui doivent être approuvés de tout le monde, sur mon tendre et respectueux attachement pour vous, qui n’a pas longtemps à durer, quelque inviolable qu’il soit, parce que je n’ai pas longtemps à vivre.
1 – Voyez la lettre à Richelieu du 8 Octobre 1767. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, par Lyon, 13 Juin 1768.
J’ai été si accablé de prose, mon cher ami, le Siècle de Louis XIV et de Louis XV me tiennent si fort au cœur, que je n’ai pas répondu à votre dernière lettre où il s’agissait de vers ; mais il faut toujours revenir à ses premières amours. Je m’intéresse à vos vers plus que jamais. Faites-en de beaux, de coulants pour Eudoxie, comme vous en savez faire ; intéressez surtout ; c’est tout ce que je puis vous dire : avec de beaux vers et de l’intérêt on va bien loin, de quelque façon qu’on ait tourné son sujet.
Puisque vous ne voulez point me faire part de votre Pindare, je suis plus généreux que vous : je vous envoie une ode dans le genre comique, adressée à ce Pindare il y a environ deux ans (1). Je sais bien ce qui arrive à quisquis Pindarum studet œumulari ; mais aussi Catherine Vadé studet luntaxat jocari.
Mandez-moi, je vous en prie, où en est Eudoxie, quel parti vous prenez. Je vous assure que cela m’intéresse plus qu’un carrousel russe. Je m’imagine que Paris va être inondé de chansons sur Avignon et sur Bénévent. Rezzonico (2) sera chanté sur le pont Neuf, ou je suis fort trompé. S’il y a quelque chose de bon, je vous supplie d’en régaler ma solitude.
On ne peut vous être plus tendrement attaché et plus essentiellement dévoué que le solitaire.
1 – Galimatias pindarique. (G.A.)
2 – Le pape Clément XIII. (G.A.)
à M. Deparcieux.
A Ferney, le 17 Juin 1768.
Je déclare, monsieur, les Parisiens des Welches intraitables et de francs badauds, s’ils n’embrassent pas votre projet. Je suis de plus assez mécontent de Louis XIV, qui n’avait qu’à dire Je veux, et qui, au lieu d’ordonner à l’Yvette de couler dans toutes les maisons de Paris, dépensa tant de millions au canal de Maintenon. Comment les Parisiens ne sont-ils pas un peu piqués d’émulation, quand ils entendent dire que presque toutes les maisons de Londres ont deux sortes d’eau qui servent à tous les usages Il y a des bourses très fortes à Paris, mais il y a peu d’âmes fortes. Cette entreprise serait digne du gouvernement ; mais a-t-il six millions à dépenser, toutes charges payées ? c’est de quoi je doute fort. Ce serait à ceux qui ont des millions de quarante écus de rente à se charger de ce grand ouvrage ; mais l’incertitude du succès les effraie, le travail les rebute, et les filles de l’Opéra l’emportent sur les naïades de l’Yvette : je voudrais qu’on pût les accorder ensemble. Il est très aisé d’avoir de l’eau et des filles.
Comment M. le prévôt des marchands (1), d’une famille chère aux Parisiens, qui aime le bien public, ne fait-il pas les derniers efforts pour faire réussir un projet si utile ? on bénirait sa mémoire. Pour moi, monsieur, qui ne suis qu’un laboureur à quarante écus, et au pied des Alpes, que puis-je faire, sinon de plaindre la ville où je suis né, et conserver pour vous une estime très stérile ? Je vous remercie en qualité de Parisien ; et quand mes compatriotes cesseront d’être Welches, je les louerai en mauvaise prose et en mauvais vers tant que je pourrai.
1 – Armand-Jérome Bignon. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
20 Juin 1768.
Il faut toujours que j’amuse ou que j’ennuie mes anges ; c’est ma destinée. Comment veulent-ils que je passe sous silence mon cher La Bletterie ? On m’assure qu’il m’a donné quelques coups de patte dans sa préface (1). Je les lui rends tout chauds. Rien n’est plus honnête. Dupuits avait déjà envoyé ce rogaton à madame la duchesse de Choiseul. A l’égard de mon vaisseau, c’est un navire qu’une compagnie de Nantes a baptisé de mon nom ; apparemment qu’il est chargé de papier, de plumes, et d’encre.
Oui, mes anges, j’enverrai à ce souffleur une édition ; mais cela ne servira de rien, tant la troupe m’a mutilé. L’absence a de terribles inconvénients. Mon cœur pourrait, depuis environ vingt ans, vous en dire des nouvelles.
1 – On avait rapporté à Voltaire que dans la préface de la traduction de Tacite, La Bletterie disait que le philosophe avait oublié de se faire enterrer. (G.A.)
à M. Dupont.
Au château de Ferney, 20 Juin 1768.
J’ai compté, mon cher ami, sur votre protection auprès du sieur Roset, fermier ou régisseur de Richwir. Pourriez-vous avoir la bonté de me faire savoir quand et comment il veut me faire toucher au commencement de juillet les sept mille livres qu’il doit me faire compter tous les quartiers ? Il faut que dans cette affaire, où j’ai eu tant de peines, je vous doive toutes les consolations.
Je vous fais mes compliments sur la belle entrée de M de Rochechouart et du parlement d’Aix dans Avignon (1), sur les acclamations du peuple, sur les fleurs dont les filles jonchaient les rues. Jamais sacrilège n’a été plus gai et plus applaudi. Mandez-moi, je vous en prie, si madame du Fresney est encore souveraine des lettres à Strasbourg, et si je puis m’adresser à elle pour vous faire tenir un petit paquet. Comment vont vos affaires ? Etes-vous content ? Je vous embrasse bien fort.
1 – Le 11 Juin. Voyez le chap. XXXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 29 Juin 1768.
Vous conservez donc des bontés, monseigneur, pour ce vieux solitaire ? Je les mets hardiment à l’épreuve. Je vous supplie, si vous pouvez bien me dire ce que vous savez de la fortune qu’a laissée votre malheureux lieutenant-général Lally, ou plutôt de la fortune que l’arrêt du parlement a enlevée à sa famille. J’ai les plus fortes raisons de m’en informer. Je sais seulement qu’outre les frais du procès, l’arrêt prend sur la confiscation cent mille écus pour les pauvres de Pondichéry ; mais on m’assure qu’on ne put trouver cette somme. On me dit, d’un autre côté, qu’on trouva quinze cent mille francs chez son notaire, et deux millions chez un banquier, ce dont je doute beaucoup. Vous pourriez aisément ordonner à un de vos intendants de prendre connaissance de ce fait.
Je vous demande bien pardon de la liberté que je prends ; mais vous savez combien j’aime la vérité, et vous pardonnez aux grandes passions. Je ne vous dirai rien de la sévérité de son arrêt. Vous avez sans doute lu tous les mémoires, et vous savez mieux que moi ce qu’il faut en penser.
Permettez-moi de vous parler d’une chose qui me regarde de plus près. Ma nièce m’a appris l’obligation que je vous ai d’avoir bien voulu parler de moi à M. l’archevêque de Paris. Autrefois il me faisait l’honneur de m’écrire ; il n’a point répondu à une lettre que je lui ai adressée il y a trois semaines. Dans cet intervalle, le roi m’a fait écrire, par M. de Saint-Florentin, qu’il était très mécontent que j’eusse monté en chaire dans ma paroisse, et que j’eusse prêché le jour de Pâques. Qui fut étonné ? ce fut le révérend père Voltaire. J’étais malade ; j’envoyai la lettre à mon curé, qui fut aussi étonné que moi de cette ridicule calomnie, qui avait été aux oreilles du roi. Il donna sur-le-champ un certificat qui atteste qu’en rendant le pain bénit, selon ma coutume, le jour de Pâques, je l’avertis, et tous ceux qui étaient dans le sanctuaire, qu’il fallait prier tous les dimanches pour la santé de la reine dont on ignorait la maladie dans mes déserts, et que je dis aussi un mot touchant un vol qui venait de se commettre pendant le service divin.
La même chose a été certifiée par l’aumônier du château et par un notaire au nom de la communauté. J’ai envoyé le tout à M. de Saint-Florentin, en le conjurant de le montrer au roi, et ne doutant pas qu’il ne remplisse ce devoir de sa place et de l’humanité.
J’ai le malheur d’être un homme public, quoique enseveli dans le fond de ma retraite. Il y a longtemps que je suis accoutumé aux plaisanteries et aux impostures. Il est plaisant qu’un devoir que j’ai très souvent rempli ait fait tant de bruit à Paris et à Versailles. Madame Denis doit se souvenir qu’elle a communier à Colmar. Je dois cet exemple à mon village, que j’ai augmenté des trois quarts je le dois à la province entière, qui s’est empressée de me donner des attestations auxquelles la calomnie ne peut répondre.
Je sais qu’on m’impute plus de petites brochures contre des choses respectables que je n’en pourrais lire en deux ans ; mais, Dieu merci, je ne m’occupe que du Siècle de Louis XIV ; je l’ai augmenté d’un tiers.
La bataille de Fontenoy, le secours de Gênes, la prise de Minorque, ne sont pas oubliés ; et je me console de la calomnie en rendant justice au mérite.
Je vous supplie de regarder le compte exact que j’ai pris la liberté de vous rendre, comme une marque de mon respectueux attachement. Le roi doit être persuadé que vous ne m’aimeriez pas un peu si je n’en tais pas digne. Mon cœur sera toujours pénétré de vos bontés pour le peu de temps qui me reste encore à vivre. Vous savez que rarement je peux écrire de ma main ; agréez mon tendre et profond respect.