CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 17
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Villevieille.
1er Mai 1768.
Mon cher marquis, le sieur Gillet ou Gilles n’est pas trop bien informé des affaires de ce monde. Il ne sait pas que quand on est enfermé entre des renards et des loups, il faut quelquefois enfumer les uns et hurler avec les autres. Il ne sait pas qu’il y a des choses si méprisables qu’on peut quelquefois s’abaisser jusqu’à elles sans se compromettre (1). Si jamais vous vous trouvez dans une compagnie où tout le monde montre son cul, je vous conseille de mettre chausses bas en entrant, au lieu de faire la révérence.
Faites, je vous en prie, mes sincères compliments à MM. Duché et Venel ; les compagnons francs-maçons doivent se reconnaître au moindre mot.
On demande si on peut vous adresser de petits paquets sous l’enveloppe de M. l’intendant.
Mais surtout, si vous allez à votre régiment, passez par chez nous, n’y manquez pas, je vous en prie : ce pèlerinage est nécessaire, j’ai beaucoup de choses à vous dire pour votre édification.
Le marquis de Mora, fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à Paris, gendre de ce célèbre M. le comte d’Arande qui a chassé les jésuites d’Espagne, et qui chassera bien d’autres vermines, est venu passer trois jours avec moi ; il s’en retourne en Espagne, et ira peut-être auparavant à Montpellier : c’est un jeune homme d’un mérite bien rare. Vous le verrez probablement à son passage, et vous serez étonné. L’inquisition d’Espagne n’est pas abolie ; mais on a arraché les dents à ce monstre, et on lui a coupé les griffes jusque dans la racine. Tous les livres si sévèrement défendus à Paris entrent librement en Espagne. Les Espagnols, en moins de deux ans, ont réparé cinq siècles de la plus infâme bigoterie.
Rendez grâces à Dieu, vous et vos amis, et aimez-moi.
1 – Il fait allusion ici à sa communion. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, 5 mai 1768.
Mon cher ami, je suis comme vous, je pense toujours à Eudoxie. Je vous demande en grâce de ne vous point presser. Je vous conjure surtout de donner aux sentiments cette juste étendue, nécessaire pour les faire entrer dans l’âme du lecteur ; de soigner le style, de le rendre touchant ; que tout soit développé avec intérêt, que rien ne soit étranglé, qu’un intérêt ne nuise point à l’autre ; qu’on ne puisse pas dire : Voilà un extrait de tragédie plutôt qu’une tragédie ; que le rôle de l’ambassadeur soit d’un politique profond et terrible ; qu’il fasse frémir, et qu’Eudoxie fasse pleurer ; que tout ce qui la regarde soit attendrissant et que tout ce qui regarde l’empire romain soit sublime ; que le lecteur, en ouvrant le livre au hasard, et en lisant quatre vers, soit forcé, par un charme invincible, de lire tout le reste.
Ce n’est pas assez qu’on puisse dire : Cette scène est bien amenée, cette situation est raisonnable ; il faut que cette scène soit touchante, il faut que cette situation déchire le cœur.
Quand vous mettrez encore trois ou quatre mois à polir cet ouvrage, le succès vous paiera de toutes vos peines. Elles sont grandes, je l’avoue ; mais le plaisir de réussir pleinement auprès des connaisseurs vous dédommagera bien.
Vous vous amusez donc toujours de Pandore ? Je conçois que l’époux soumis et facile (1) est un vrai Parisien, et qu’il ne faut pas faire rire dans un ouvrage aussi sérieux que le péché originel des Grecs.
Comme j’en étais là, je reçois votre charmante lettre du 29 d’avril. Elle a beau me plaire, elle ne me désarme point. Voici ma proposition : c’est que vous vous remplissiez la tête de toute autre chose que d’Eudoxie, pendant trois mois, que vous y reveniez ensuite avec des yeux frais, alors vous pourrez en faire un ouvrage supérieur. Tenez-la prête pour l’impression, dès que quelqu’un des Quarante passera le pas, et vous serez mon cher confrère ou mon successeur.
Mandez-moi, je vous en prie, comment il faut s’y prendre pour vous faire tenir un petit paquet qui ne vous coûte rien. Bonsoir, mon très cher et très aimable ami.
1 – « Vous régnerez sur votre époux
Il sera soumis et facile. » (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
6 Mai 1768.
Mon divin ange, le mémoire de votre infant (1) m’a paru modéré et ferme. Voilà donc la seconde guerre de Parme et du Saint-Siège ! Quand les barberins firent la première, ils firent jurer aux soldats de rapporter tous leurs fusils quand la paix serait faite, comptant bien qu’il n’y aurait aucun homme de tué ni de fusil perdu. Les choses ne se seraient pas passées ainsi du temps de Grégoire VII ou d’Innocent IV ; ils auraient dit comme Jodelet à l’infant :
Petit cadet d’infant, vous aurez cent nasardes ;
Car, me devant respect, et l’ayant mal gardé,
Le moindre châtiment c’est d’être nasardé.
Il faut espérer que Rezzonico, qui a un nez à la vénitienne, et qui n’a pas le nez fin, recevra seul les croquignoles.
J’ai eu pendant trois jours M. le marquis de Mora que vous connaissez. Je vous prie de faire une brigue pour qu’on l’associe quelque jour au ministère d’Espagne. Je vous réponds qu’il aidera puissamment le comte d’Aranda, son beau-père, à faire un nouveau siècle. Les Espagnols avancent quand nous reculons. Ils ont fait plus de progrès en deux ans que nous n’en avons fait en vingt. Ils apprennent le français pour lire les ouvrages nouveaux qu’on proscrit en France. On a rogné jusqu’au vif les griffes de l’inquisition, elle n’est plus qu’un fantôme. L’Espagne n’a ni jésuites ni jansénistes. La nation est ingénieuse et hardie ; c’est un ressort que la plus infâme superstition avait plié pendant six siècles, et qui reprend une élasticité prodigieuse. Je suis fâché de voir qu’en France la moitié de la nation soit frivole et l’autre barbare. Ces barbares sont les jansénistes. Votre ministère ne les connaît pas assez. Ce sont des presbytériens plus dangereux que ceux d’Angleterre. De quoi ne sont pas capables des cerveaux fanatiques qui ont soutenu les convulsions pendant quarante années ? Il est cruel d’être exposé aux loups, quand on est défait des renards.
Informez-vous, je vous en prie, du personnage qui a pris le nom de Chiniac La Bastide Duclos, avocat au parlement, et qui est auteur des Commentaires sur le Discours des libertés gallicanes, de l’abbé de Fleury (2). C’est un énergumène qui établit le presbytérianisme tout cru ; il est de plus calomniateur très insolent, à la manière janséniste. Eux et leurs adversaires calomnient également bien, le tout pour la gloire de Dieu et la propagation du saint Evangile.
Comme vous ne voyez aucun de ces cuistres, vous pourriez vous mettre au fait par M. l’abbé de Chauvelin.
Je sais que la bonne compagnie méprise si fort tous ces animaux-là, qu’elle ne s’informe pas seulement s’ils existent. Les femmes se promènent aux Tuileries, sans s’inquiéter si les chenilles rongent les feuilles. Cette bonne compagnie de Paris est fort agréable, mais elle ne sert précisément à rien. Elle soupe, elle dit de bons mots, et pendant ce temps-là les énergumènes excitent la canaille, canaille composée à Paris d’environ quatre cent mille âmes, ou soi-disant telles.
L’autre tripot, j’entends celui de la Comédie, est, quoique vous en disiez, mon cher ange, dans un état déplorable. Voilà vingt femmes qui se présentent, et pas un homme : et encore aucune de ces femmes n’est bonne que pour le métier où elles réussissent toutes, et qu’on ne fait pas devant le public.
M. le duc de Choiseul a envoyé seize officiers dans mon hameau : domandavo acqua, non tempestà (3). Quand j’arrivai dans ce désert, on n’aurait pu y loger quatre sergents. Tous les officiers y sont assez à leur aise ; mais l’église est devenue trop petite : il faut l’agrandir, et édifier mes paroissiens. J’y fais prier Dieu pour la santé de la reine. J’ai déjà été exaucé sur celle de madame d’Argental. Puisse-t-elle longtemps jouir avec vous de la vie la plus heureuse ! Pour moi, tant que je respirerai, je conserverai pour vous deux mon culte de dulie.
1 – Ferdinand, duc de Parme. (G.A.)
2 – Chiniac en était bien l’auteur. (G.A.)
3 – C’est l’exclamation d’un paysan italien qui demandait au ciel de la pluie, et non de l’orage. (Beuchot.)
à M. de Chenevières.
12Mai 1768 (1).
Avez-vous reçu, mon cher ami, la lettre de change de quarante écus que vous aviez demandée pour M. de Menand, qui n’est point chef de bureau ? Si vous avez reçu mon paquet, vous aurez vu que c’est précisément à M. de Menand, chef de bureau, que j’avais envoyé, il y a trois mois, le premier exemplaire. C’est ce chef de bureau dont je vous demandais des nouvelles. Est-il mort ? est-il vivant ? A-t-il été mécontent de la modicité de la somme ? Je vous avais prié de lui parler ou de lui faire parler. Est-ce un homme qui ne parle à personne ? Est-il inaccessible ? N’êtes-vous pas chef de bureau, comme lui, dans votre tripot ? Je n’entends rien à votre silence.
On dit que la santé de la reine va mal ; mais j’espère toujours qu’elle se rétablira : j’ai vu plus de vingt exemples de pareilles maladies, auxquelles des personnes de son âge ont résisté. Je fais prier Dieu dans ma petite église pour sa guérison entière.
Adieu, je compte sur votre amitié et sur la sagesse active avec laquelle vous savez rendre service à vos amis. – Avez-vous vu madame Denis ?
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, 18 Mai 1768.
Il n’y a pas de milieu, mon cher ami, vous le savez, vous le voyez, vous en convenez ; il faut que l’amour domine ou qu’il soit exclu. Tous les dieux sont jaloux, et surtout celui-là. C’est bien lui qui demande un culte sans partage. Vous pouvez faire d’Eudoxie une tragédie vigoureuse et sublime, en vous contentant honnêtement de peindre la veuve d’un empereur assassiné, une fille qui voit mourir son père, une mère qui tremble pour son fils. Encore une fois, cela est beau, cela est grand, et ceux qui aiment la vénérable antiquité vous en sauront beaucoup de gré. Mais vous êtes amoureux, mon cher ami, et vous voulez que votre héroïne le soit : vous avez dit : Faciamus Eudoxiam ad imaginem… nostram. De tendres cœurs vous ont encouragé, vous avez voulu mêler l’amour au plus grand et au plus terrible intérêt. Sancho Pança vous dirait qu’on ne peut pas ménager la chèvre et les choux.
Si vous voulez absolument de l’amour, changez donc une grande partie de la pièce ; mais alors je vous avertis que vous retombez dans le commun des martyrs, que vous vous privez de tous les beaux détails, de tous les grands tableaux que votre ouvrage comportait.
Je penserai toujours que vous pouvez faire un rôle admirable de l’ambassadeur ; il peut et il doit faire trembler Eudoxie pour son fils ; c’est là la véritable politique d’un homme d’Etat, de faire craindre un meurtre qu’il n’aurait pas même intention de commettre. Je ne vois pas trop quel intérêt aurait ce Genséric de conserver le fils de Valentinien mais il a certainement un très grand intérêt de déterminer Eudoxie à se joindre à lui, par la crainte qu’il doit lui inspirer pour la vie de son fils. Rien n’est si naturel, et surtout dans un barbare tel que Genséric : l’histoire en fournit cent exemples. Je ne me souviens plus quelle était la femme qui défendait sa ville contre des assiégeants qui étaient déjà sur la brèche et qui lui montraient son fils prisonnier, prêt à périr si elle ne se rendait pas ; elle troussa bravement sa cotte : Voilà, dit-elle, qui en fera d’autres.
Je vous demande en grâce de me faire tenir vos Commentaires sur Pindare (1) quand ils seront imprimés.
A l’égard de la musique d’opéra, mon cher ami, il faut du génie et des acteurs ; ce sont deux choses peu communes. Ne doutez pas que je ne fasse pour le péché originel tout ce que vous croirez convenable. Notre aimable musicien (2) peut m’envoyer tous les canevas qu’il voudra je les remplirai comme je pourrai, bien persuadé que le pauvre diable de poète doit être l’esclave du musicien comme du public.
Je vous remercie tendrement de votre acharnement pour Pandore, mais ayez-en cent fois plus pour Eudoxie ; ne l’oubliez que deux mois pour la reprendre avec fureur ; soyez terrible et sublime autant que vous êtes aimable.
Je vous envoie une fadaise à l’adresse que vous m’indiquez. Je vous envoie cette lettre en droiture, afin que vous soyez averti (3).
1 – Discours sur Pindare et sur la poésie lyrique, avec la traduction de quelques odes. (G.A.)
2 – Philidor. (G.A.)
3 – On trouve dans le Dictionnaire philosophique, à l’article ANA, et sous l’adresse de Damilaville, une lettre adressée à Thieriot le 7 Mai 1768. (G.A.)
à M. Tollot.
21 Mai 1768.
Le jeune homme, monsieur, à qui vous avez bien voulu écrire, serait très fâché de vous avoir contristé, attendu qu’il n’a voulu que rire (1). Tout le monde rit, et il vous prie instamment de rire aussi. On peut très bien être citoyen de Genève, et apothicaire, sans se fâcher. M. Colladon, mon ami, est d’une des plus anciennes familles de Genève, et un des meilleurs apothicaires de l’Europe. Quand on écrit à un apothicaire en Allemagne, l’adresse est à M. N….., apothicaire très renommé. MM. Geoffroi et Boulduc, apothicaires, étaient de l’Académie des sciences, et ont eu toute leur vie de l’amitié pour moi. Tous les grands médecins de l’antiquité étaient apothicaires, et composaient eux-mêmes leurs remèdes ; en quoi ils l’emportaient beaucoup sur nos médecins d’aujourd’hui, parmi lesquels il y en a plus d’un qui ne sait pas où croissent les drogues qu’il ordonne.
Etes-vous fâché qu’on dise que vous faites de beaux vers ? Si Hippocrate fut apothicaire, Esculape eut pour père le dieu des vers. En vérité, il n’y a pas là de quoi s’affliger. On vous aime et on vous estime ; soyez sain et gaillard, et n’ayez jamais besoin d’apothicaire.
1 – Tollot était désigné par le nom de Dolot dans le deuxième chant de la Guerre civile de Genève. (G.A.)