CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 14

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à M. Moreau.

 

Ferney, 4 Avril 1768.

 

 

          La moitié de mes arbres est morte, monsieur ; l’autre moitié a été malade à la mort, et moi aussi. Le froid de ma Sibérie a pénétré quatre pieds sous terre. Il y a des climats qu’on ne peut apprivoiser. Je viens de remplacer tous les arbres morts. Il me reste quelques peupliers qui en produiront d’autres, et ils diront à leurs petits-enfants les obligations que je vous ai.

 

          Voulez-vous bien permettre, monsieur, que je vous envoie Quarante écus ? C’est trop peu pour le bon office que vous m’avez rendu. Ce petit ouvrage est d’un agriculteur qui réussit mieux que moi en arbres et en livres. Il se moque un peu des nouveaux systèmes de finances proposés par tant de gens qui gouvernent l’Etat pour leur plaisir, et des systèmes d’agriculture inventés dans les entrailles de l’opéra et de la comédie. Mon ignorance d’ailleurs ne me permet pas de vous garantir tout l’ouvrage.

 

          J’ai l’honneur d’être avec bien de la reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. et Madame de Florian.

 

Ferney, 4 Avril 1768.

 

 

          Il est juste et nécessaire, mes chers Picards, que je vous parle avec confiance. Vous voyez les tristes effets de l’humeur. Vous savez combien madame Denis en a montré quelquefois avec vous. Rappelez-vous la scène qu’essuya M. de Florian. Elle m’en a fait éprouver encore une non moins cruelle. Il est triste que ni sa raison ni sa douceur ordinaire ne puissent écarter de son âme ces orages violents qui bouleversent quelquefois et qui désolent la société. Je suis persuadé que la cause secrète de ces violences qui lui échappaient de temps en temps était son aversion naturelle pour la vie de la campagne, aversion qui ne pouvait être surmontée que par une grande affluence de monde, des fêtes, et de la magnificence. Cette vie tumultueuse ne convient ni à mon âge de soixante-quatorze ans, ni à la faiblesse de ma santé. Je me voyais d’ailleurs très à l’étroit par la cessation du paiement de mes rentes, tant de la part de M. le duc de Wurtemberg que de celle de M. le maréchal de Richelieu, et de quelques autres grands seigneurs. Elle est allée à Paris recueillir quelques débris, tant que je m’occuperai des affaires d’Allemagne. Malgré ce dérangement actuel, je lui fais tenir à Paris vingt milles de rente ; elle en aura beaucoup davantage ; je mourrais avec trop d’amertume si aucun de mes proches pouvait, à ma mort, m’accuser de l’avoir négligé. Je n’en ai pas assez fait pendant ma vie ; mais si je peux végéter encore deux années, j’espère que je ne serai pas inutile à ma famille. Je voulais vendre le château que j’ai fait bâtir pour votre sœur, afin de lui procurer tout d’un coup une somme considérable d’argent comptant, et je me privais volontiers des agréments de ce séjour, qui sont très grands sept à huit mois de l’année Elle n’a pas saisi assez tôt une occasion favorable et unique qui se présentait. Elle a malheureusement manqué un marché qui ne se retrouvera jamais. Pour moi, il ne me faut qu’une chambre pour mes livres, et une pour me chauffer pendant l’hiver. Un vieillard n’a pas de goûts chers.

 

          Je sais tous les discours qu’on a tenus à Paris, tout ce qu’on a inséré dans les gazettes. Je suis accoutumé à ces sottises, qui s’anéantissent en deux jours. La Harpe a malheureusement donné lieu à tout cela par son infidélité, et par cet orgueil mêlé d’impolitesse et de dureté  qu’on lui reproche avec tant de raison ; cependant, loin de lui nuire, je lui ai pardonné, et je l’ai même défendu.

 

          J’ai cru devoir à l’amitié et à la parenté le compte que je viens de vous rendre. Adieu, mes chers seigneurs d’Hornoy : je dis toujours avec douleur : Ah ! que Ferney n’est-il en Picardie ! Je vous embrasse tous deux tendrement.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Fékété.

 

4 Avril 1768.

 

 

          Monsieur, je n’ai pu répondre plus tôt ; soixante et quatorze ans de maladies et d’affaires en sont la cause. Mais puisque vous voulez de petites observations critiques, en voici :

 

Funeste lien dont naquit le parjure.

 

Lien est de deux syllabes ; il faut nœud ; le vers sera de cinq pieds.

 

Fidèles sans aucune contrainte.

 

Le vers n’y est pas, il faut : toujours fidèles sans contrainte.

 

Et Rome de l’hymen sut resserrer le nœud,

En paraissant l’enfreindre.

 

On enfreint une loi, on n’enfreint point un nœud ; on le dénoue, on le rompt, on le brise.

 

Désire-t-on ce que l’on peut ?

 

          Il faudrait dire ce que l’on possède ; car on désire d’ordinaire toutes les choses auxquelles on peut atteindre.

 

Est des mariés l’ordinaire reprise.

 

          Le vers n’y est pas, maries est de trois syllabes ; il faut époux.

 

Pour mieux connaître ses forfaits,

Il faut le voir sans voile.

 

Il manque une rime à voile.

 

Non un mariage politique.

 

Le vers n’y est pas. Mariage est ici de quatre syllabes, parce que ce mot est suivi d’une consonne ; cela est aisé à corriger en mettant hymen au lieu de mariage.

 

Depuis que la vertu s’exila de la terre.

Maudite du mari, son acariâtre humeur.

 

Acariâtre est de quatre syllabes, et serait de cinq si ce mot n’était pas suivi d’une voyelle ; le vers n’y est pas. On pourrait mettre sa fatigante humeur, ou son intraitable humeur.

 

L’on verra toujours le mariage.

 

Le vers n’y est pas ; mariage, en finissant le vers, est de trois syllabes.

 

Et contre lui j’exhale en vain ma rage.

 

Le mot de rage est trop fort ; on pourrait mettre,

 

En tous les temps le mariage

Sera tyran de l’univers,

Malgré les satires du sage.

 

L’envoi est fort joli ; mais le dernier vers qui finit par bénir ne rime point à satire, parce que l’on ne dit point bénire, mais bénir.

 

Voix ne rime point à toi, à cause de l’x, et parce que voix est long, et toi est bref ; on pourrait mettre :

 

Si le nœud de l’hymen me rangeait sous tes lois,

Je serais loin de le maudire ;

Je ferais entendre ma voix

Pour en faire l’éloge, et non pas la satire.

 

          Vous ne pouvez faire de fautes, monsieur, que dans le mécanisme de notre langue et de notre poésie, qui est fort difficile. Vous n’en sauriez faire dans tout ce qui dépend du goût, du sentiment, et de la raison. J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus véritable et la plus respectueuse, monsieur, v. t. h. et t. o. d.

 

 

 

 

 

à M. Fischer.

 

A Ferney, 5 Avril 1768.

 

 

          Je vois, monsieur, par la lettre dont vous m’honorez, du 31 de mars, que je suis précisément comme le Bickerstaff de Londres, à qui le docteur Swift et le docteur Arbuthnot prouvèrent qu’il était mort. Il eut beau déclarer dans les papiers publics qu’il n’en était rien, que c’était une calomnie de ses ennemis, et qu’il se portait à merveille, on lui démontra qu’il était absolument mort ; que trois gazettes de torys et trois autres gazettes de wighs l’avaient dit expressément ; que quand deux partis acharnés l’un contre l’autre affirmaient la même chose, il était clair qu’ils affirmaient la vérité ; qu’il y avait six témoins contre lui, et qu’il n’avait pour lui que son seul témoignage, lequel n’était d’aucun poids. Enfin le pauvre homme eut beau faire, il fut convaincu d’être mort ; on tendit sa porte de noir, et on vient pour l’enterrer.

 

          Si vous voulez m’enterrer monsieur, il ne tient qu’à vous, vous êtes bien le maître. J’ai soixante-quatorze ans, je suis fort maigre, je pèse fort peu, et il suffira de deux petits garçons pour me porter dans mon tombeau, que j’ai fait bâtir dans le cimetière de mon église. Vous serez quitte encore de faire prier Dieu pour moi, attendu que dans votre communion on ne prie point pour les morts. Mais moi je prierai Dieu pour la conversion de votre correspondant, qui veut que je sois en deux lieux à la fois ; ce qui n’est jamais arrivé qu’à saint François-Xavier, et ce qui paraît aujourd’hui moralement impossible à plusieurs honnêtes gens. J’ai l’honneur d’être, pour le peu de temps que j’ai encore à vivre, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 7 Avril 1768 (1).

 

 

          Mon cher ami, j’ai été bien malade ; je m’affaiblis tous les jours. Je n’ai pu encore répondre à votre confiance qui a pénétré mon cœur. Je viens enfin de rassembler mes idées et de les dicter. Plus j’ai relu la pièce, plus j’ai été confirmé dans ces idées que je soumets entièrement aux vôtres. Je m’intéresse à votre gloire comme vous-même ; c’est ce tendre intérêt qui m’a rendu sévère ; vous pardonnerez au motif en réprouvant mes critiques. Vous êtes capable de m’en aimer davantage, quand je me serais trompé par amitié. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fenouillot de Falbaire.

 

Ferney, 11 Avril 1768.

 

 

          Il ne vous manque plus rien, monsieur ; vous avez pour vous le public, et il n’y a contre vous que

 

Ce lourd Fréron diffamé par la ville,

Comme un bâtard du bâtard de Zoïle.

 

          Je ne suis point du tout étonné que cet imbécile maroufle, l’opprobre des supérieurs qui le tolèrent, n’ait pas senti l’intérêt prodigieux qui règne dans votre ouvrage.

 

Les Frérons sont-ils faits pour sentir la nature (1) ?

 

          Vous avez très bien fait d’ajouter à l’histoire du jeune Favre tout ce qui peut la rendre plus touchante. Le fait n’est pas précisément comme on le débite. S’il était tel, on n’aurait pas défendu à ce jeune homme, en le tirant des galères, d’approcher de Nîmes de plus de dix lieues. Je suis très instruit de toute cette affaire, puisqu’il y a longtemps que Fabre m’a fait prier d’écrire en sa faveur au commandant de la province, et j’ai pris cette liberté. Il vous devra beaucoup.plus qu’à moi, puisque vous avez intéressé pour lui toute la nation.

 

          Je suis charmé que vous soyez lié avec M. de Marmontel ; il est mon ami depuis plus de vingt ans : c’est un des hommes qui méritent le plus l’estime du public et les aboiements des Frérons. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – « Ce n’est pas aux tyrans à sentir la nature. »

                                               Mér., act. IV, sc. II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 11 Avril 1768.

 

 

          L’amitié dont vous m’honorez, monsieur, et l’extrême sensibilité qu’elle m’a inspirée, exigent que je vous ouvre mon cœur. J’aimerais certainement mieux avoir l’honneur de vous recevoir dans Ferney, que de vendre ce petit coin de terre qui m’a coûté près de cinq cent mille livres, et qui est au nombre des ingrats que j’ai faits. Je n’ai voulu le vendre que pour procurer tout d’un coup à madame Denis une somme assez considérable pour qu’elle pût vivre et être logée à Paris aussi commodément qu’elle l’était dans cette campagne. J’ai soixante-quatorze ans ; je suis très faible, je n’attends plus que la mort ; et quoique je fasse des gambades sur le bord de mon tombeau, je n’en suis pas moins près d’y être couché tout de mon long. Il me serait égal de passer le reste de mes jours dans une petite terre voisine dont je jouis : elle est moins agréable que Ferney ; mais les agréments ne sont plus faits pour moi, je les compte pour rien.

 

          J’ai essuyé des chagrins violents ; je les compte aussi pour fort peu de chose : c’est l’apanage des hommes, et surtout le mien. Je soupçonne que les Quarante écus, que j’avais pris la liberté de vous envoyer, n’ont pas été rendus à M. de Chenevières. On m’a dit que depuis quelque temps on ne souffrait pas que les chefs des bureaux reçussent des paquets qui n’étaient pas pour eux. Je tenterai encore l’aventure, jusqu’à ce que vous puissiez me donner un moyen plus sûr de vous faire parvenir les facéties qui pourront vous amuser, en attendant que je puisse vous envoyer la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, ouvrage un peu plus sérieux, qui m’a coûté des recherches immenses, et un travail assidu. Ce travail prouve bien que je ne puis être l’auteur de cent brochures scandaleuses que la calomnie m’attribue journellement. C’est un tribut que je paie à un peu de réputation ; mais je ne mérite ni cette réputation, ni ces accusations cruelles.

 

          Mille respects à madame de Rochefort. Vous ne devez pas douter, monsieur, des tendres sentiments qui m’attachent à vous jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

 

 

 

 

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