CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 12
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à M. Chardon.
16 Mars 1768.
Comme M. l’abbé Chardon, votre cousin, veut rendre à l’Eglise le service de réfuter la plupart des mauvais livres qui s’impriment tous les jours en Hollande contre la religion catholique, et qu’il m’a ordonné de lui envoyer, sous votre enveloppe, ce qui paraîtrait de plus virulent, je prends la liberté de lui faire tenir par vous ce petit écrit comique et raisonneur (1), dont il ne lui sera pas difficile de faire voir le faux. C’est dans cette espérance que j’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, l’abbé IVROIE.
1 – Relation du Bannissement des jésuites de la Chine. (G.A.)
à M. de Chenevières.
18 Mars 1768 (1).
Mon cher ami, les auteurs et les actrices ont cela de commun avec les princes qu’ont dit toujours des sottises d’eux, quand ils n’en feraient pas. Je compte que vous aurez vu maman et qu’elle vous aura bien détrompé. Elle est à Paris pour les affaires les plus pressantes, et moi je vais à Stuttgard arranger les siennes avec M. le prince de Virtemberg, notre voisin, sur lequel nous avons la plus grande partie de notre bien. Je ne veux pas laisser en mourant les affaires embrouillées. J’ai été un petit duc de Virtemberg ; je me suis ruiné en fêtes. Avec toute ma philosophie, je suis un plaisant philosophe ; mais je vous jure que je n’ai nul goût pour tout ce fracas et que je n’ai fait le merveilleux que par complaisance.
Je vous demande en grâce de dire à M. le comte de Rochefort que je lui serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie, comme à vous et à la sœur-du-pot.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Hennin.
18 Mars 1768.
J’étais près de signer le traité aujourd’hui, mon cher ministre ; on donne deux cent vingt mille livres en prenant la moitié des meubles, et me donnant l’autre ; mais on ne paie que soixante mille livres argent comptant, et le reste en dix années. Cet arrangement m’a paru peu convenable. Je n’ai point signé. Il faut un peu plus d’argent comptant. Voyez si vous pouvez rendre ce service à madame Denis. Voici un état fidèle de la terre. J’ai le cœur navré en la quittant ; mais je ne l’ai bâtie que pour maman ; et il faut que la vente la mette à son aise.
Quand vous serez à votre maison de campagne, ne pouvez-vous pas poussé jusqu’à Ferney ? car, en conscience, je ne puis aller à Genève.
Dès que vous serez arrangé dans votre petite maison, je quitterai mes confins uniquement pour vous.
à M. le chevalier de Taulès.
21 Mars 1768.
J’ai déjà eu l’honneur, monsieur, de vous répondre sur l’accord honnête de deux puissants monarques, pour partager ensemble les biens d’un pupille (1). Je vous ai dit même, il y a longtemps, que j’avais déjà fait usage de cette anecdote. Je ne vous ai pas laissé ignorer que, dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV (commencée il y a plus d’un an, et retardée par les amours du chauve Gabriel Cramer), il est marqué expressément que ce fait est tiré du dépôt improprement nommé des affaires étrangères. Les Anglais disent archives ; ils se servent toujours du mot propre : ce n’est pas ainsi qu’en usent les Welches. Je vous répèterai encore ce que j’ai mandé à M. le duc de Choiseul ; c’est que la Vérité est la fille du Temps, et que son père doit la laisser aller à la fin dans le monde.
Comme il y a assez longtemps que je ne lui ai écrit, et que ma requête en faveur de la Vérité était jointe à d’autres requêtes touchant les grands chemins de Versoix, il n’est pas étonnant qu’il ait oublié les grands chemins et les anecdotes.
A l’égard du cardinal de Richelieu, je vous jure que je n’ai pas plus de tendresse que vous pour ce roi-ministre. Je crois qu’il a été plus heureux que sage, et aussi violent qu’heureux. Son grand bonheur a été d’être prêtre. On lui conseilla de se faire prêtre lorsqu’il faisait ses exercices à l’académie et que son humeur altière lui faisait donner souvent sur les oreilles. J’ajoute que, s’il a été heureux par les événements, il est impossible qu’il l’ait été dans son cœur. Les chagrins, les inquiétudes, les repentirs, les craintes, aigrirent son sang et pourrirent son cul. Il sentait qu’il était haï du public autant que des deux reines, en chassant l’une et voulant coucher avec l’autre, dans le temps qu’il était loué par des lâches, par des Boisrobert, des Scudéry, et même par Corneille. Ce qui fit sa grandeur abrégea ses jours. Je vous donne ma parole d’honneur que, si j’avais vécu sous lui, j’aurais abandonné la France au plus vite.
A l’égard de son Testament, s’il en est l’auteur, il a fait là un ouvrage bien impertinent et bien absurde ; un testament qui ne vaut pas mieux que celui du maréchal de Belle-Isle.
Si, parmi les raisons qui m’ont toujours convaincu que ce Testament était d’un faussaire, l’article du comptant secret n’est pas une raison valable, ce n’est, à mon avis, qu’un canon qui crève dans le temps que tous les autres tirent à boulets rouges ; et pour un canon de moins, on ne laisse pas de battre en brèche.
Demandez à M. le duc de Choiseul, supposé (ce qu’à Dieu ne plaise !) qu’il tombât malade, et qu’il laissât au roi des mémoires sur les affaires présentes, s’il lui recommanderait la chasteté ; s’il lui parlerait beaucoup des droits de la Sainte-Chapelle de Paris ; s’il lui proposerait de lever deux cent mille hommes quand on en veut avoir cent mille ; et s’il ferait un grand chapitre sur les qualités requises dans un conseiller d’Etat, etc.
Certainement, au lieu d’écrire de telles bêtises dignes de l’amour-propre absurde du petit abbé de Bourzéis, conseiller d’Etat ad honores, M. le duc de Choiseul parlerait au roi du pacte de famille, qui lui fera honneur dans la postérité ; il pèserait le pour et le contre de l’union avec la maison d’Autriche ; il examinerait ce qu’on peut craindre des puissances du Nord, et surtout comment on s’y peut prendre pour tenir tête sur mer aux forces navales de l’Angleterre. Il ne s’égarerait pas en lieux communs, vagues, et pédantesques : il n’intitulerait pas ce mémoire du nom ridicule de Testament politique ; il ne le signerait pas d’une manière dont il n’a jamais signé. Il est plaisant qu’on ait fait dire au cardinal de Richelieu, dans ce ridicule Testament, tout le contraire de ce qu’il devait dire, et rien de ce qui était de la plus grande importance ; rien du comte de Soissons, rien du duc de Weymar ; rien des moyens dont on pouvait soutenir la guerre dans laquelle on était embarqué ; rien des huguenots qui lui avaient fait la guerre, et qui menaçaient encore de la faire ; rien de l’éducation du dauphin, etc., etc., etc.
Je ne finirais pas, si je voulais rapporter tous les péchés d’omission et de commission qui sont dans ce détestable ouvrage. Les hommes sont, depuis très longtemps, la dupe des charlatans en tout genre.
Je ne suis point du tout surpris, monsieur, que l’abbé de Bourzéis se soit servi de quelques expressions du cardinal. Corneille lui-même en a pris quelques-unes. J’ai vu cent petits-maîtres prendre les airs du cardinal de Richelieu, et je vous réponds qu’il y avait cent pédants qui imitaient le style du cardinal.
Si le cardinal a souvent dit fort trivialement qu’il faut tout faire par raison, malgré le sentiment du père Canaye (2), il est tout naturel que l’abbé de Bourzéis ait copié cette pauvreté de son maître.
Au reste, monsieur, je hais tant la tyrannie du cardinal de Richelieu, que je souhaiterais que le Testament fût de lui afin de le rendre ridicule à la dernière postérité. Si jamais vous trouvez des preuves convaincantes qu’il ait fait cette impertinente pièce, nous aurons le plaisir, vous et moi, de juger qu’il fallait plutôt le mettre aux Petites-Maisons que sur le trône de France, où il a été réellement assis pendant quelques années. Je vous garderai le secret, et vous me le garderez. Je vous demande en grâce de faire mes tendres compliments au philosophe orateur et poète, M. Thomas, dont je fais plus de cas que de Thomas d’Aquin.
Je vous renouvelle mes remerciements et les assurances de mon attachement inviolable.
Laissons là le cardinal de Richelieu tant loué par notre Académie, et aimons Henri IV, votre compatriote et mon héros.
1 – Voyez la lettre à Barrau du 11 auguste 1767. (G.A.)
2 – Dans Saint-Evremond. (G.A.)
à Madame Favart.
Ferney, 23 Mars 1768.
Vous ne sauriez croire, madame, combien je vous suis obligé : ce que vous avez bien voulu m’envoyer (1) est plein d’esprit et de grâces et je crois toujours que le dernier ouvrage de M. Favart est le meilleur. Ma foi, il n’y a plus que l’opéra-comique qui soutienne la réputation de la France. J’en suis fâché pour la vieille Melpomène, mais la jeune Thalie de l’hôtel de Bourgogne (2) éclipse bien par ses agréments la vieille majesté de la reine du théâtre. Permettez-moi d’embrasser M Favart.
J’ai l’honneur d’être avec les sentiments que je dois à tous deux, etc.
1 – Les Moissonneurs, comédie de Favart, jouée le 27 janvier.
2 – Rue Mauconseil. (G.A.)
à M. Hennin.
Mercredi au soir.
Mille tendres remerciements à mon très cher ministre. Je n’oublierai jamais ses bontés. J’ai peur que la fille au vilain ne soit déjà mariée, du moins je la crois fiancée. Si vous pouvez, monsieur, vous échapper un moment, et venir à Ferney, j’ai bien des choses à vous dire. Je ne vous dirai jamais combien je vous aime et révère.
à Madame la marquise du Deffand.
30 Mars 1768.
Quand j’ai un objet, madame, quand on me donne un thème, comme, par exemple, de savoir si l’âme des puces est immortelle, si le mouvement est essentiel à la matière, si les opéras-comiques sont préférables à Cinna et à Phèdre, ou pourquoi madame Denis est à Paris, et moi entre les Alpes et le mont Jura, alors j’écris régulièrement, et ma plume va comme une folle.
L’amitié dont vous m’honorez me sera bien chère jusqu’à mon dernier souffle, et je vais vous ouvrir mon cœur.
J’ai été pendant quatorze ans l’aubergiste de l’Europe, et je me suis lassé de cette profession. J’ai reçu chez moi trois ou quatre cents Anglais qui sont tous si amoureux de leur patrie, que presque pas un seul ne s’est souvenu de moi après son départ, excepté un prêtre écossais, nommé Brown (1), ennemi de M. Hume, qui a écrit contre moi et qui m’a reproché d’aller à confesse, ce qui est assurément bien dur.
J’ai eu chez moi des colonels français, avec tous leurs officiers, pendant plus d’un mois ; ils servent si bien le roi, qu’ils n’ont pas eu seulement le temps d’écrire ni à madame Denis ni à moi.
J’ai bâti un château comme Béchamel, et une église comme Le Franc de Pompignan. J’ai dépensé cinq cent mille francs à ces œuvres profanes et pies ; enfin d’illustres débiteurs de Paris et d’Allemagne, voyant que ces magnificences ne me convenaient point, ont jugé à propos de me retrancher les vivres pour me rendre sage. Je me suis trouvé tout d’un coup presque réduit à la philosophie. J’ai envoyé madame Denis solliciter les généreux Français, et je me suis chargé des généreux Allemands.
Mon âge de soixante-quatorze ans, et des maladies continuelles, me condamnent au régime et à la retraite. Cette vie ne peut convenir à madame Denis, qui avait forcé la nature pour vivre avec moi à la campagne ; il lui fallait des fêtes continuelles pour lui faire supporter l’horreur de mes déserts qui, de l’aveu des Russes, sont pires que la Sibérie pendant cinq mois de l’année. On voit de sa fenêtre trente lieues de pays, mais ce sont trente lieues de montagnes, de neiges, et de précipices ; c’est Naples en été et la Laponie en hiver.
Madame Denis avait besoin de Paris ; la petite Corneille en avait encore plus besoin, elle ne l’a vu que dans un temps où ni son âge ni sa situation ne lui permettaient de le connaître. J’ai fait un effort pour me séparer d’elles, et pour leur procurer des plaisirs, dont le premier est celui qu’elles ont eu de vous rendre leurs devoirs. Voilà, madame, l’exacte vérité sur laquelle on a bâti bien des fables, selon la louable coutume de votre pays et je crois même de tous les pays.
J’ai reçu de Hollande une Princesse de Babylone (2) ; j’aime mieux les Quarante écus, que je ne vous envoie point, parce que vous n’êtes pas arithméticienne, et que vous ne vous souciez guère de savoir si la France est riche ou pauvre. La Princesse part sous l’enveloppe de madame la duchesse de Choiseul ; si elle vous amuse, je ferai plus de cas de l’Euphrate que de la Seine.
J’ai reçu une petite lettre de madame de Choiseul, elle me paraît digne de vous aimer. Je suis fâché contre M. le président Hénault, mais j’ai cent fois plus d’estime et d’amitié pour lui que je n’ai de colère.
Adieu, madame, tolérez la vie, je la tolère bien. Il ne vous manque que des yeux, et tout me manque ; mais assurément les sentiments que je vous ai voués ne me manquent pas.
1 – Robert Brown. Voyez une note du ch. Ier de la Guerre civile de Genève. (G.A.)
2 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)
à M. Delaleu.
30 Mars 1768.
Le séjour, monsieur, que madame Denis doit faire à Paris exige que je profite de vos bontés pour faire quelques arrangements nécessaires.
Vous savez que ni M. de Richelieu, ni les héritiers de la maison de Guise, ni M. de Lezeau, ne m’ont payé depuis longtemps.
Cela fait un vide de 8,800 livres de rente. Le reste de mes revenus, que M. Le Sueur doit toucher, se monte à 45,200 livres, sur lesquelles je paie 400 livres au sieur Le Sueur, 1,800 livres à M. l’abbé Mignot, et 12,800 livres à M. d’Hornoy, à compter de ce jour, au lieu de 1,200 livres qu’il touchait ; c’est donc 3,400 livres à soustraire de 45,200 livres ; reste net 41,800 livres.
Sur ces 41,800 livres, j’en prenais 36,000 pour faire aller la maison de Ferney. Vous avez eu la bonté de faire payer encore plusieurs petites sommes pour moi à Paris, dont le montant ne m’est pas présent à l’esprit ; il sera aisé de faire ce compte.
M. de La Borde a la générosité de m’avancer tous les mois mille écus pour les dépenses courantes, que vous voulez bien lui rembourser quand le sieur Le Sueur a reçu mes semestres. Je serai obligé de prendre ces 3,000 livres encore quelques mois à Genève, chez le correspondant de M. de La Borde, pour m’aider à payer environ 20,000 livres de dettes criardes.
Sur les 41,800 livres de rente qui me restent entre vos mains, il se peut qu’il me soit dû encore quelque chose. En ce cas, je vous supplie de donner à madame Denis ce surplus, et de vouloir bien me faire savoir à quoi il se monte.
Outre ce surplus, on a transigé avec M. de Lezeau, à condition qu’il paierait 9,000 livres au mois d’avril où nous entrons. Je compte encore que M. le maréchal de Richelieu lui (1) donnera un à-compte.
Tout cela lui peut composer cette année une somme de 20,000 livres ; après quoi, lorsque les affaires seront en règle, je m’arrangerai de façon avec vous qu’elle touchera chez vous 20,000 livres de pension chaque année. Je me flatte que vous approuverez mes dispositions, et que vous m’aiderez à m’acquitter des charges que les devoirs du sang et de l’amitié m’imposent.
Je vous souhaite une bonne santé. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – A madame Denis. (G.A.)