CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 58
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à M. le comte d’Argental.
Mon cher ange, je vous dépêche mon gendre (1), qui ne va à Paris ni pour l’opéra de Philidor, ni pour l’opéra comique, ni pour le malheureux tripot de l’expirante Comédie Française. Il aura le bonheur de faire sa cour à mes deux anges ; cela mérite bien le voya ge. De plus, il compte servir le roi, ce qui est la suprême félicité. Puisse-t-il le servir longues années en temps de paix !
J’ai vaincu mon horrible répugnance, en excédant M. le duc de Duras de l’histoire de la falsification de mon testament (2). Je vois bien que je mourrai avant d’avoir mis ordre à mes affaires comiques, et que cela va produire une file de tracasseries qui ne finira point. Le théâtre de Baron, de Lecouvreur, de Clairon, n’en deviendra pas meilleur. La décadence est venue, il faut s’y soumettre, c’est le sort de toutes les nations qui ont cultivé les lettres ; chacune a eu son siècle brillant, et dix siècles de turpitude.
Je finis actuellement par semer du blé, au lieu de semer des vers en terre ingrate ; et j’achève, comme je le puis, ma ridicule carrière. Vivez heureux en santé, en tranquillité.
Adieu, mon ange, que j’aimerai tendrement jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Dupuits. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 16 Octobre. (G.A.)
à M. de Chabanon.
A Ferney, 7 Décembre 1767.
Ami aussi essentiel qu’aimable, ayez tout pouvoir sur Pandore. Vous me donnez le fond de la boite, et j’espère tout de votre goût, de la facilité de M. de La Borde. A l’égard de ma docilité, vous n’en doutez pas.
Je suis bien étonné qu’on ait fait un opéra d’Ernelinde (1), de Rodoald et de Ricimer ; cela pourrait faire souvenir les mauvais plaisants
De ce plaisant projet d’un poète ignorant
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.
Art poét., ch. III.
Le bizarre a succédé au naturel en tout genre. Nous sommes plus savants sur certains chefs intéressants que dans le siècle passé ; mais adieu les talents, le goût, le génie et les grâces.
Mes compliments à Rodoald ; je vais relire Atys (2). J’ai peur que vous ne soyez dégoûté de l’empire romain et d’Eudoxie, depuis que vous avez vu la misère où les pauvres acteurs sont tombés. On dit qu’il n’y a que la Sorbonne qui soit plus méprisée que la Comédie-Française.
J’envie le bonheur de M. Dupuits, qui va vous embrasser. Je félicite M. de La Harpe de tous ses succès. Il en est si occupé, qu’il n’a pas daigné m’écrire un mot depuis qu’il est parti de Ferney.
Madame Denis vous regrette tous les jours ; elle brave l’hiver, et j’y succombe. Je lis et j’écris des sottises au coin de mon feu pour me dépiquer.
J’ai reçu d’excellents mémoires sur l’Inde ; cela me console des mauvais livres qu’on m’envoie de Paris. Ces mémoires seraient peut-être mal reçus de votre Académie, et encore plus de vos théologiens. Il est prouvé que les Indiens ont des livres écrits il y a cinq mille ans ; il nous sied bien après cela de faire les entendus ! Les pagodes, qu’on a prises pour des représentations de diables, sont évidemment les vertus personnifiées.
Je suis las des impertinences de l’Europe. Je partirai pour l’Inde, quand j’aurai de la santé et de la vigueur. En attendant, conservez-moi une amitié qui fait ma consolation.
1 – Ernelinde, paroles de Poinsinet, musique de Philidor. (G.A.)
2 – Opéra de Quinault. (G.A.)
à M. Peacock.
A Ferney, 8 Décembre 1767.
Je ne saurais, monsieur, vous remercier en anglais, parce que ma vieillesse et mes maladies me privent absolument de la facilité d’écrire. Je dicte donc en français mes très sincères remerciements sur le livre instructif que vous avez bien voulu m’envoyer. Vous m’avez confirmé de vive voix une partie des choses que l’auteur dit sur l’Inde, sur des coutumes antiques, conservées jusqu’à nos jours, sur ses livres, les plus anciens qu’il y ait dans le monde ; sur les sciences, dont les brachmanes ont été les dépositaires ; sur leur religion emblématique, qui semble être l’origine de toutes les autres religions. Il y a longtemps que je pensais, et que j’ai même écrit, une partie des vérités que ce savant auteur développe. Je possède une copie d’un ancien manuscrit qui est un commentaire du Veidam, fait incontestablement avant l’invasion d’Alexandre. J’ai envoyé à la Bibliothèque royale de Paris l’original de la traduction (1) faite par un brame, correspondant de notre pauvre compagnie des Indes qui sait très bien le français.
Je n’ai point de honte, monsieur, de vous supplier de me gratifier de tout ce que vous pourrez retrouver d’instructions sur ce beau pays où les Zoroastre, les Pythagore, les Apollonius de Tyane, ont voyagé comme vous.
J’avoue que ce peuple, dont nous tenons les échecs, le trictrac, les théorèmes fondamentaux de la géométrie, est malheureusement d’une superstition qui effraie la nature ; mais, avec cet horrible et honteux fanatisme, il est vertueux, ce qui prouve bien que les superstitions les plus insensées ne peuvent étouffer la voix de la raison ; car la raison vient de Dieu, et la superstition vient des hommes qui ne peuvent anéantir ce que Dieu a fait. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec une très vive reconnaissance, etc.
1 – L’Ezour veidam. Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
à M. Fenouillot de Falbaire.
A Ferney, 11 Décembre 1767.
Je ne peux trop vous remercier, monsieur, de la bonté que vous avez eue de m’envoyer votre pièce, que l’éloquence et l’humanité ont dictée. Elle est pleine de vers qui parlent au cœur, et qu’on retient malgré soi. Il y a des gens qui ont imprimé que si on avait joué la tragédie de Mahomet devant Ravaillac, il n’aurait jamais assassiné Henri IV. Ravaillac pouvait fort bien aller à la comédie ; il avait fait ses études, et était un très bon maître d’école. On dit qu’il y a encore à Angoulême des gens de sa famille qui sont dans les ordres sacrés, et qui par conséquent persécutent les huguenots au nom de Dieu. Il ne serait pas mal qu’on jouât votre pièce devant ces honnêtes gens, et surtout devant le parlement de Toulouse. M. Marmontel vous en demandera probablement une représentation pour la Sorbonne.
Pour moi, monsieur, je vous réponds que je la ferai jouer sur mon petit théâtre.
Je suis fâché que votre prédicant Lisimond (1) ait eu les lâchetés de laisser traîner son fils aux galères. Je voudrais que sa vieille femme s’évanouît à ce spectacle, que le père fût empressé à la secourir, qu’elle mourût de douleur entre ses bras ; que pendant ce temps-là la chaîne partît ; que le vieux Lisimond, après avoir enterré sa vieille prédicante allât vite à Toulon se présenter pour dégager son fils. Le fond de votre pièce n’y perdait rien, et le sentiment y gagnerait.
Je voudrais aussi (permettez-moi de vous le dire) que, dans la scène de la reconnaissance, les deux amants ne se parlassent pas si longtemps sans se reconnaître, ce qui choque absolument la vraisemblance.
N’imputez ces faibles critiques qu’à mon estime. Je crois que vous pouvez rendre au théâtre le lustre qu’il commence à perdre tous les jours ; mais soyez bien persuadé que Phèdre et Iphigénie feront toujours plus d’effet que des bourgeois. Votre style vous appelle au grand. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, votre très humble, etc.
1 – Dans l’Honnête criminel. (G.A.)
à M. Chardon.
11 Décembre 1767.
Monsieur, vous m’étonnez de vouloir lire des bagatelles, quand vous êtes occupé à déployer votre éloquence sur les choses les plus sérieuses, mais Caton allait à cheval sur un bâton avec un enfant, après s’être fait admirer dans le sénat. Je suis un vieil enfant, vous voulez vous amuser de mes rêveries, elles sont à vos ordres mais la difficulté est de les faire voyager. Les commis à la douane des pensées sont inexorables. Je me ferais d’ailleurs, monsieur, un vrai plaisir de vous procurer quelques livres nouveaux qui valent infiniment mieux que les miens ; mais je ne répondrais pas de leur catholicité. Ce qui me rassurerait, c’est que le meilleur rapporteur du conseil doit avoir sous les yeux toutes les pièces des deux parties.
Si vous pouvez, monsieur, m’indiquer une voie sûre, je ne manquerai pas de vous obéir ponctuellement.
J’ose me flatter que vous ferez bientôt triompher l’innocence des Sirven, que vous serez comblé de gloire ; soyez sûr que tout le royaume vous bénira ; vous détruirez à la fois le préjugé le plus absurde, et la persécution la plus abominable. J’ai l’honneur d’être, avec autant d’estime que de respect, monsieur, votre, etc.
P.S. – Vous me pardonnerez de ne pas vous écrire de ma main ; mes maladies et mes yeux ne me le permettent pas.
à M. l’abbé Morellet.
12 Décembre 1767.
Vous êtes, mon cher docteur philosophe, le modèle de la générosité : c’est un éloge que les simples docteurs méritent rarement. Vous prévenez mes besoins par vos bienfaits. Je vous dois les belles et bonnes instructions que M. de Malesherbes a bien voulu me donner. Cette interdiction de remontrances sous Louis XIV, pendant près de cinquante années est une partie curieuse de l’histoire, et par conséquent entièrement négligée par les Limiers et les Reboulet, compilateurs de gazettes et de journaux. Je ne connais qu’une seule remontrance, en 1709, sur la variation des monnaies ; encore ne fut-elle présentée qu’après l’enregistrement, et on n’y eut aucun égard.
Je vous supplie, mon cher philosophe, d’ajouter à vos bontés celle de présenter mes très humbles remerciements au magistrat philosophe qui m’a éclairé. Plût à Dieu qu’il fût encore à la tête de la littérature ! Quand on ôta au maréchal de Villars le commandement des armées, nous fûmes battus, et lorsqu’on le lui rendit, nous fûmes vainqueurs.
Je suis accablé de vieillesse, de maladies, de mauvais livres, d’affaires. J’ai le cœur gros de ne pouvoir vous dire aussi longuement que je le voudrais, tout ce que je pense de vous, et à quel point je suis pénétré de l’estime et de l’amitié que vous m’avez inspirées pour le reste de ma vie.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 13 Décembre 1767.
Votre malingre et affligé serviteur ne peut écrire de sa main à son héros. Tout languissant qu’il est, il compte bien donner non seulement la Fiancée du roi de Garbe (1), quand il aura quatre-vingt ans, mais encore le Portier des Chartreux (2) pour petite pièce, que monseigneur fera représenter à la cour avec tout l’appareil convenable.
La prison du prince de Condé, la mort de François II, seraient à la vérité un sujet de tragédie ; mais je ne réponds pas de l’approbation de la police. La pièce serait très froide si elle n’était pas très insolente, et, si elle était insolente, on ne pourrait la jouer qu’en Angleterre.
En attendant, si j’avais quelque chose à demander au tripot, ce serait qu’on achevât les représentations des Scythes. On ne les a données que quatre fois, et elles ont valu six cents francs à Lekain. Il n’y a plus de lois, plus d’honneur, plus de reconnaissance dans le tripot.
J’oserais implorer votre protection comme les Génois ; mais monseigneur vient à Paris passer six semaines, et partager son temps entre les affaires et les plaisirs ; ensuite il court dans le royaume du prince Noir (3) pour le reste de l’année, et je ne puis alors recourir aux lois, du fond de mes déserts des Alpes.
On m’a mandé que vous aviez abandonné tout net le département dudit tripot ; alors je me suis adressé à M. le duc de Duras, afin que mes prières ne sortissent point de la famille.
On m’a fait un grand crime dans Paris, c’est-à-dire parmi sept ou huit personnes de Paris, d’avoir ôté un rôle à mademoiselle Durancy pour le donner à mademoiselle Dubois. Le fait est que j’ai écrit une lettre de politesses et de plaisanteries à mademoiselle Dubois, et qu’il m’est très indifférent par qui tous mes pauvres rôles soient joués. Je ne connais aucune actrice. Le bruit public est que le c.. de mademoiselle Durancy n’est ni si blanc, ni si ferme que celui de mademoiselle Dubois ; je m’en rapporte aux connaisseurs, et je n’ai acception de personne.
Vous ne connaissez pas d’ailleurs ma déplorable situation. Si j’avais l’honneur de vous entretenir seulement un quart d’heure, mon héros poufferait de rire. Il sait ce que c’est que l’absence, et combien on dépend quand on est à cent lieues de son tripot ; mais il sait aussi que je voudrais ne dépendre que de lui, et que c’est à lui que je suis attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.
A l’égard du jeune homme (4) dont vous avez eu la bonté de me renvoyer la lettre, il est vrai que c’est un des seigneurs les mieux mis et les plus brillants. J’ai peur que sa magnificence ne lui coûte de tristes moments. Je ne me mêle plus en aucune manière de ses affaires. J’ai eu pour lui pendant un an, toutes les attentions que je devais à un homme envoyé par vous ; je n’ai rien négligé pour le rendre digne de vos bontés ; c’est maintenant à M Hennin uniquement à se charger de son sort et de sa conduite. Si vous avez quelques ordres à me donner sur son compte, je les exécuterai avec exactitude ; mais je ne ferai absolument rien sans vos ordres précis.
Agréez, monseigneur, avec autant de bonté que de plaisanterie, mon très tendre et profond respect.
1 – Conte de La Fontaine. (G.A.)
2 – Roman obscène de Latouche. (G.A.)
3 – L’Aquitaine, depuis la Guyenne. G.A.)
4 – Galien. (G.A.)