CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 57

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 57

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à M. de Chabanon.

 

30 Novembre 1767.

 

 

          L’anecdote parlementaire que vous avez la bonté de m’envoyer, mon cher ami, m’est d’autant plus précieuse, qu’aucun écrivain, aucun historien de Louis XIV n’en avait parlé jusqu’à présent.

 

Et voilà justement comme on écrit l’histoire.

 

Charlot, act. I, sc. VII

 

          Vous êtes bien plus attentif que le victorieux auteur (1) de l’Eloge de Charles V. Il ne m’a point appris d’anecdote car il ne m’a point écrit du tout. Je présume qu’il passe fort agréablement son temps avec quelque fille d’Aaron-al-Raschild (2).

 

          Je ne sais pas la moindre nouvelle des tripots de Paris. J’ignore jusqu’aux succès des doubles croches de Philidor, et je suis toujours très affligé de l’aventure des croches de notre ami M. de La Borde. J’ai sa Pandore à cœur, non parce que j’ai fourni la toile qu’il a bien voulu peindre mais parce que j’ai trouvé des choses charmantes dans son exécution  et je souhaite passionnément qu’on joue le péché originel à l’Opéra. Vous me direz qu’il ne mérite d’être joué qu’à la foire Saint-Laurent : cela est vrai, si on le donne sous son véritable nom ; mais, sous le nom de Pandore, il mérite le théâtre de l’Académie de musique. Je vous prie toujours d’encourager M. de La Borde ; car, pour vous, mon cher ami, je vous crois assez encouragé à établir votre réputation en détruisant l’empire romain. Mais commencez par établir un théâtre, vous n’en avez point. La comédie française est plus tombée que l’empire romain.

 

          Nous n’avons plus de soldats dans nos déserts de Ferney. L’arrêt des augustes puissances contre les illustres représentants est arrivé, et a été plus mal reçu qu’une pièce nouvelle. Vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. Maman et toute la maison vous font les plus tendres compliments ; j’enchéris sur eux tous.

 

 

1 – La Harpe. (G.A.)

2 – Il travaillait aux Barmécides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

30 Novembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, voici le temps où vous m’avez promis de reprendre les Scythes : on me mande que votre santé est raffermie, et je vous somme de votre parole. Il faut faire jouer Obéide par celle qui en est la plus capable ; je ne connais aucune actrice ; ce n’est point à moi d’employer des talents dont je ne puis juger. Je sais seulement  que le public doit être servi de préférence à tout. On dit  que votre théâtre est désert ; c’est à vous de le rétablir ; mais on est actuellement dans la décadence des arts. Plus je vous aime, plus je gémis sur la misère où nous sommes.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

1er Décembre 1767.

 

 

          J’attends demain une lettre de vous, mon cher ami ; ainsi je vous réponds avant que vous m’ayez écrit, car l’éloignement du bureau de la poste me force toujours de mettre un grand intervalle entre les lettres que je reçois et celles que je réponds.

 

          Je n’ai encore rien reçu de madame de Sauvigny, rien de M. le duc de Choiseul ; mais j’ai reçu un livre imprimé à Avignon, intitulé Dictionnaire anti-philosophique (1), qui est assurément très digne de son titre. Les malheureux y ont rassemblé toutes les ordures qu’on a vomies dans divers temps contre Helvétius, et Diderot, et contre quelqu’un que vous connaissez. La fureur de ces misérables est toujours couverte du masque de la religion ; ils sont comme les coupeurs de bourses qui prient Dieu à haute voix en volant dans l’église.

 

          L’ouvrage est sans nom d’auteur, le titre le fait débiter. Il y a des morceaux qui ne sont pas sans éloquence, c’est-à-dire l’éloquence des paroles ; car pour celle de la raison, il y a longtemps qu’elle est bannie de tous les livres de ce caractère. Trois jésuites nommés Patouillet, Nonnotte et Cérutti (2), ont contribué à ce chef-d’œuvre. On m’assure qu’un avocat a déjà daigné répondre à ces marauds, à la fin d’un livre qui roule sur des matières intéressantes.

 

          Par quelle fatalité déplorable faut-il que des ennemis du genre humain, chassés de trois royaumes, et en horreur à la terre entière, soient unis entre eux pour faire le mal, tandis que les sages qui pourraient faire le bien sont séparés, divisés, et peut-être, hélas ! ne connaissent pas l’amitié ? Je reviens toujours à l’ancien objet de mon chagrin : les sages ne sont pas assez sages, ils ne sont pas assez unis, ne sont ni assez adroits, ni assez zélés, ni assez amis. Quoi ! trois jésuites se liguent pour répandre les calomnies les plus atroces, et trois honnêtes gens resteront tranquilles !

 

          Vous ne serez pas tranquille sur les Sirven. Je compte toujours, mon cher ami, que M. Chardon rapportera l’affaire incessamment devant le roi. Il sera comblé de gloire et béni de la patrie.

 

          Avez-vous lu l’Honnête criminel (3) ? Il y a quelques beaux vers. L’auteur aurait pu faire de cette pièce un ouvrage excellent ; il aurait fait une très grande sensation, et aurait servi notre cause.

 

          Je suis toujours très malade ; je sens de fortes douleurs : mais l’amitié qui m’attache à vous est bien plus forte encore. Bonsoir, mon digne et vertueux ami.

 

 

1 – Par Chaudon. (G.A.)

2 – Le même qui, sous la Révolution, propagea les doctrines voltairiennes dans les campagnes en publiant la Feuille villageoise, et qui fut membre de l’Assemblée législative. (G.A.)

3 – Par Fenouillot de Falbaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

2 Décembre 1767.

 

 

          Commençons par les empereurs, mon très cher et illustre confrère, et ensuite nous viendrons aux rois. Je tiens l’empereur Justinien un assez méprisable despote, et Bélisaire un brave capitaine assez pillard, aussi sottement cocu que son maître. Mais pour la Sorbonne, je suis toujours de l’avis de Deslandes, qui assure, à la page 299 de son troisième volume (1), que c’est le corps le plus méprisable du royaume.

 

          Pour le roi de Pologne, c’est tout autre chose. Je le révère, l’estime et l’aime comme philosophe et comme bienfaisant. Il est vrai que j’eus l’honneur de recevoir sa réponse au mois de mars, et que j’eus la discrétion de ne lui rien répliquer, parce que je craignis d’ennuyer un roi des Sarmates, qui me parut assez embarrassé entre un nonce, des évêques, des Radzivil et des Cracovie ; mais, puisqu’il insinue que je dois lui écrire, il aura assurément de mes nouvelles.

 

          Mon cher ami, vive le ministère de France ! vive surtout M. le duc de Choiseul, qui ne veut pas que les sorboniqueurs prêchent l’intolérance dans un siècle aussi éclairé ! On lime les dents à ces monstres, on rogne leurs griffes ; c’est déjà beaucoup. Ils rugiront, et on ne les entendra seulement pas. Votre victoire est entière, mon cher ami : ces drôles-là auraient été plus dangereux que les jésuites, si on les avait laissés faire.

 

          Je suis bien affligé que l’édit en faveur des protestants n’ait point passé. Ce n’est pas que les huguenots ne soient aussi fous que les sorboniqueurs ; mais, pour être fou à lier, on n’en est pas moins citoyen ; et rien ne serait assurément plus sage que de permettre à tout le monde d’être fou à sa manière.

 

          Il me paraît que le public commence à être fou de la musique italienne ; cela ne m’empêchera jamais d’aimer passionnément le récitatif de Lulli. Les Italiens se moqueront de nous, et nous regarderont comme de mauvais singes. Nous prenons aussi les modes des Anglais ; nous n’existons plus par nous-mêmes. Le Théâtre-Français  est désert comme les prêches de Genève. La décadence s’annonce de toutes parts. Nous allions nous sauver par la philosophie ; mais on veut nous empêcher de penser. Je me flatte pourtant qu’à la fin on pensera, et que le ministère ne sera pas plus méchant envers les pauvres philosophes qu’envers les pauvres huguenots.

 

          Je vous supplie d’embrasser pour moi le petit nombre de sages qui voudra bien se souvenir du vieux solitaire, votre tendre ami.

 

 

1 – De l’Histoire de la philosophie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

2 Décembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, madame de Sauvigny, à qui j’avais écrit de la manière la plus pressante, sans vous compromettre en rien, s’explique elle-même sur les choses dont je ne lui avais point parlé ; elle les prévient ; elle me dit que M. Mabille dont par parenthèse je ne savais pas le nom, n’est point mort ; qu’on ne peut demander la place d’un homme en vie ; que son fils d’ailleurs a exercé cet emploi depuis cinq années, à la satisfaction de ses supérieurs : et que, s’il était dépossédé, sa famille serait à la mendicité.

 

          Ces raisons me paraissent assez fortes. Il n’est point du tout question, dans cette lettre, des impressions qu’on aurait pu donner contre vous à M. de Sauvigny. On n’y parle que des services que Mabille a rendus à l’intendance pendant quarante années. C’est encore une raison de plus pour assurer une récompense à son fils. Que voulez-vous que je réponde ? faut-il que j’insiste ? faut-il que je demande pour vous une autre place ? ou voulez-vous vous borner à conserver la vôtre ? Vous savez mieux que moi que les promesses des ministres qui ne sont plus en place ne sont pas une recommandation auprès de leurs successeurs.

 

          Vous savez qu’il n’y a point de survivance pour ces sortes d’emplois. Je vois avec douleur que je ne dois rien attendre de M. le duc de Choiseul dans cette affaire. Je n’ai jamais senti si cruellement le désagrément attaché à la retraite ; on n’est plus bon à rien, on ne peut plus servir ses amis.

 

          Je crois être sûr que M de Sauvigny ne vous nuira pas dans l’emploi qui vous sera conservé ; mais je crois être sûr aussi qu’il se fait un devoir de conserver au jeune Mabille la place de son père. En un mot, ce père n’est point mort, et ce serait, à mon avis, une grande indiscrétion de demander son emploi de son vivant.

 

          Mandez-moi, je vous prie, où vous en êtes, et quel parti vous prenez. Celui de la philosophie est digne de vous. Plût à Dieu que vous pussiez avoir un bénéfice simple, et venir philosopher à Ferney ! Mais si votre place vous vaut quatre mille livres, il ne faut certainement pas l’abandonner.

 

          Vous êtes trop prudent, mon cher ami, pour mettre dans cette affaire le dépit à la place de la raison. Je ne vous parlerai point aujourd’hui de littérature, quand il s’agit de votre fortune. Je suis d’ailleurs très malade. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, le 2 Décembre 1767.

 

 

Quand vers leur fin mes ans sont emportés,

Vous commencez une belle carrière :

Par les plaisirs vos moments sont comptés.

Goûtez longtemps cette douceur première ;

A la raison joignez les voluptés ;

Et que je puisse, à mon heure dernière,

Me croire heureux de vos félicités.

 

          Voilà ce qu’un vieux malade, qui n’en peut plus, dit à deux jeunes époux dignes du bonheur qu’il leur souhaite. Monsieur et madame, je me garderai bien de vous séparer.

 

          A moi, du vin de Champagne ! à moi, qui suis à l’eau de poulet ! à moi, pauvre confisqué ! Ah ! monsieur et madame, venez le boire vous-mêmes. Je ne puis être que le témoin des plaisirs des autres, et c’est surtout aux vôtres que je m’intéresse. Votre satisfaction mutuelle me ranime un moment pour vous dire à tous deux avec combien de reconnaissance et de respect j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. Stanislas-Auguste Poniatowski.

 

6 Décembre 1767.

 

 

          Sire, on m’apprend que votre majesté semblé désirer que je lui écrive. Je n’ai osé prendre cette liberté. Un certain Bourdillon (1), qui professe secrètement le droit public à Bâle, prétend que vous êtes accablé d’affaires, et qu’il faut captare mollia fandi tempora. Je sais bien, sire, que vous avez beaucoup d’affaires, mais je suis très sûr que vous n’en êtes pas accablé, et j’ai répondu au sieur Bourdillon : Rex ille superior est négotiis.

 

          Ce Bourdillon s’imagine que la Pologne serait beaucoup plus riche, plus peuplée, plus heureuse, si les serfs étaient affranchis, s’ils avaient la liberté du corps et de l’âme, si les restes du gouvernement gothico-sclavonico-romano-sarmatique étaient abolis un jour par un prince qui ne prendrait pas le titre de fils aîné de l’Eglise, mais celui de fils aîné de la raison. J’ai répondu au grave Bourdillon que je ne me mêlais pas d’affaires d’Etat, que je me bornais à admirer, à chérir les salutaires intentions de votre majesté, votre génie, votre humanité, et que je laissais les Grotius et les Puffendorf ennuyer leurs lecteurs par les citations des anciens, qui n’ont pas fait le moindre bien aux modernes. Je sais, disais-je à mon ami Bourdillon, que les Polonais seraient cent fois plus heureux si le roi était absolument le maître, et que rien n’est plus doux que de remettre ses intérêts entre les mains d’un souverain qui a justesse dans l’esprit et justice dans le cœur ; mais je me garde bien d’aller plus loin. Vous n’ignorez pas, monsieur Bourdillon, qu’un roi est comme un tisserand continuellement occupé à reprendre les fils de sa toile qui se cassent, ou si vous l’aimez mieux, comme Sisyphe, qui portait toujours son rocher au haut de la montagne, et qui le voyait retomber ; ou enfin comme Hercule avec les têtes renaissantes de l’hydre.

 

          M. Bourdillon me répondit : Il finira sa toile, il fixera son rocher, il abattra les têtes de l’hydre.

 

          Je le souhaite, mon cher Bourdillon, et je fais des vœux au ciel avec vous pour qu’il réussisse en tout, et pour que les hommes soient moins asservis à leurs préjugés, et plus dignes d’être heureux. Je ne doute pas qu’un grand jurisconsulte comme vous ne soit en commerce de lettres avec un grand législateur. La première fois que vous l’ennuierez de votre fatras, dites-lui, je vous en prie, que je suis avec un profond respect, avec admiration, avec dévouement, de sa majesté, etc.

 

 

1 – Pseudonyme de Voltaire pour l’Essai sur les Dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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