CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 46

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 46

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

22 Auguste 1767.

 

 

          Je sais, monsieur, que vous vous amusez quelquefois de littérature. J’ai fait chercher l’Ingénu pour vous l’envoyer, et j’espère que vous le recevrez incessamment ; c’est une plaisanterie assez innocente d’un moine défroqué, nommé du Laurens, auteur du Compère Matthieu.

 

          J’ai vu à Ferney, depuis peu de jours, votre ami, qui est menacé de perdre entièrement les yeux, et dont la santé est très altérée. Il m’a montré des lettres des ministres, de MM. les maréchaux de Richelieu et d’Estrées, et de toute la maison de Noailles, au sujet de La Beaumelle. Il m’a dit que ses démarches étaient absolument nécessaires, que les écrits de La Beaumelle étaient très répandus dans les pays étrangers, et qu’on n’y recherchait même d’autre édition du Siècle de Louis XIV que celle qui a été faite par ce malheureux, et qui est chargée de falsifications et de notes infâmes. Ce La Beaumelle est un énergumène du Languedoc, un esprit indomptable, qu’il a fallu écraser. Le canton de Berne, outragé dans ses libelles (1), en a demandé justice au ministère.

 

          On dit que M. de Beaumont fait le factum pour les protestants de Guyenne, accusés d’avoir assassiné les curés. Je ne vois pas comment il peut faire à Paris un mémoire sur une enquête secrète instruite à Bordeaux.

 

          Pourriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me faire parvenir le petit livre de la Théologie portative (2) ? Vous savez qu’on n’a pas voulu faire une seconde édition de l’ouvrage de mathématiques (3). Le libraire dit qu’on est surchargé d’éléments de géométrie. Il n’y a plus de livres qu’on imprime plusieurs fois, que les livres condamnés. Il faut aujourd’hui qu’un libraire supplie les magistrats de brûler son livre pour le faire vendre.

 

          Votre ami malade vous fait les plus tendres compliments ; il passe la moitié de la journée à souffrir, et l’autre à travailler. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc. BOURSIER.

 

 

1 – Dans son livre intitulé : Mes pensées. (G.A.)

2 – Par d’Holbach. (G.A.)

3 – Le livre de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

23 Auguste 1767.

 

 

          Si j’étais votre Atticus, mon cher Cicéron, prœclare venderem votre livre très instructif (1) ; et je vous assure qu’au propre votre libraire le vendra à merveille. Je vous assure que je ne me porte pas si bien que vous ; mais vous m’étonnez de me dire qu’il ne faut pas travailler dans la vieillesse ; c’est, ce me semble, la plus grande consolation de notre âge : Cecet musarum, cultorem scribentem mori. Je ne hais pas même la guerre à mon âge ; cela me ranime, et je ris quelquefois dans ma barbe.

 

          Si je ne peux plus faire de tragédies, on (2) en fait chez moi qui vaudront mieux que les miennes : nous les jouerons bientôt sur le théâtre de Ferney. Je ne faisais pas mal les rôles de vieillard ; mais je deviens aveugle, et je ne pourrai plus jouer que le rôle de Thirésias. Puissiez-vous avoir la goutte mon cher confrère ! Bernard de Fontenelle en avait quelques accès, et il a vécu jusqu’à cent ans : c’est un avant-goût de la vie éternelle.

 

          Il faut que je vous envoie quelque jour la Défense de mon oncle. Il y a je ne sais quelle bavarderie orientale et hébraïque qui pourra amuser un savant comme vous.

 

          J’admire votre style, et votre petite écriture nette et ferme ; pour moi, je suis obligé presque toujours de dicter. Vous êtes méliore luto que moi.

 

Non equidem invideo ; miror magis…

 

VIRG. Ecl. I.

 

          Mes respects à l’Académie, je vous en supplie ; et quelques sifflets si vous le voulez, à la Sorbonne.

 

          Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur, avec les sentiments les plus inaltérables. Ainsi fait ma nièce.

 

 

1 – Traité de la Prosodie Française. (G.A.)

2 – La Harpe et Chabanon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

26 Auguste 1767 (1).

 

 

          Madame, j’obéis à vos ordres, j’envoie à votre altesse sérénissime la Défense de mon oncle, et je suis fâché de vous l’envoyer, parce qu’elle ne vous amusera guère ; mais il faut obéir. C’est la réponse d’un pédant à un pédant, et il s’agit de choses très pédantes. Il est vrai qu’on s’y moque un peu de toute l’histoire ancienne, et qu’il y a de temps en temps de petites plaisanteries qui peuvent consoler de l’horreur de l’érudition, et du grec, et du latin, et de l’hébreu, et du turc. Il y a quelques mots un peu gros ; mais ce n’est pas ma faute ; ils sont tirés de l’Ecriture sainte, qui appelle toujours les choses par leur nom. Au reste, madame, vous pouvez choisir dans la liste des chapitres ce qui vous ennuiera le moins. Les quatre petites diatribes de feu l’abbé Bazin, qui sont à la fin du livre, pourront occuper peut-être un esprit aussi juste et aussi éclairé que le vôtre.

 

          A l’égard de ce malheureux La Beaumelle, comme votre altesse sérénissime peut à présent en être instruite, il n’est accusé en aucune manière de son aventure de Gotha, dans le mémoire envoyé au ministère il y a deux ou trois mois. Votre auguste nom n’a été compromis en aucune manière. Il ne se trouve que dans la foule des rois et des princes que ce misérable a calomniés avec tant d’insolence, d’absurdité et d’ignorance. Il était absolument nécessaire de réimprimer ce scandale. Comptez que ces livres-là, madame, se vendent mieux que les autres, par cela même qu’ils sont calomnieux. Ils se vendent aux foires de Francfort et de Leipsick ; ils vont jusqu’en Pologne et en Russie ; ils sont cités dans les dictionnaires allemands. Rien ne marche plus rapidement que l’imposture, et j’ai rempli un devoir indispensable en lui coupant les jarrets ; je devais cette justice à la vérité, si indignement outragée. Mais encore une fois, madame, votre nom ne sera point profané. Il est d’ailleurs gravé dans mon cœur, et il le sera jusqu’au dernier moment de ma très languissante vie.

 

          Je me mets aux pieds de monseigneur le duc et de toute votre auguste famille, avec l’attachement le plus inviolable et le plus profond respect. Votre vieux Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

30 Auguste (1).

 

 

          Mon cher confrère, mettez dans votre bibliothèque le petit livre (2) que j’ai l’honneur de vous envoyer ; il est, dit-on, de l’auteur du Compère Matthieu.

 

          Comment puis-je faire parvenir à cette dame son Tout se dira et son Il est temps de parler (3) ?

 

          J’ai été bien content de M. le comte de Coigny ; il y a peu de gens de son espèce et de son âge aussi aimables et aussi instruits. Adieu ; le pauvre malade n’a que le temps de vous dire combien il vous aime.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Ce billet est de 1767 et non, comme l’ont cru les éditeurs, de 1768. (G.A.)

2 – L’Ingénu. (G.A.)

3 – Ouvrages des jésuites. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vernes.

 

1er Septembre 1767.

 

 

          Voici, monsieur, les paroles de Sanchoniathon : « Ces choses sont écrites dans la Cosmogonie de Thaut, dans ses mémoires, et tirées des conjectures et destructions qu’il nous a laissées. C’est lui qui nomma les vents du septentrion et du midi, etc… Ces premiers hommes consacrèrent les plants que la terre avait produites : ils les jugèrent divines et vénérèrent ce qui soutenait leur vie, celle de leur postérité et de leurs ancêtres, etc. »

 

          Au reste, mon cher monsieur, il se pourrait très bien que Sanchoniathon eût dit une sottise, ainsi que des gens venus après lui en ont dit d’énormes.

 

          L’affaire des Sirven n’a pu être encore rapportée, parce que M. d’Ormesson (1) a été malade ; du moins on donne cette excuse ; mais il se pourrait bien que le crédit des ennemis en fût la véritable raison. La malheureuse aventure de Sainte-Foy sur les frontières du Périgord, vingt-quatre pauvres diables de huguenots décrétés, le fatal édit de 1724 renouvelé dans le Languedoc (2), et enfin le malheur de Sirven, qui n’a point de jolie fille pour intéresser les Parisiens, tout cela pourrait nuire à la cause de cet infortuné.

 

          Je vous envoie, mon cher philosophe huguenot, une petite Philippique que j’ai été obligé de faire. L’ami La Beaumelle s’en est mal trouvé. Le commandant de la province l’a un peu menacé, de la part du roi, du cachot qu’il mérite. Je suis très tolérant, mais je ne le suis pas pour les calomniateurs. Il faut d’une main soutenir l’innocence, et de l’autre écraser le crime.

 

          Je vous embrasse en Jéhovah, en Knef, en Zeus ; point du tout en Athanase, très peu en Jérôme et en Augustin.

 

 

1 – Président au parlement. (G.A.)

2 – Défense aux protestants d’exercer leur religion et d’instruire leurs enfants en dehors du catholicisme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

2 Septembre 1767.

 

 

          Nous nous apprêtons à célébrer la convalescence (1) : il y aura comédie nouvelle, souper de quatre-vingt couverts. C’est bien pis que chez M. de Pompignan (2) ; et puis nous aurons bal et fusées.

 

          J’envoyai, par le dernier ordinaire, un Ingénu, par M. le duc de Praslin, pour amuser la convalescente et vous aurez, mes anges, pour votre hiver, les tragédies de MM. de Chabanon et de La Harpe ; cela n’est pas trop mal pour des habitants du mont Jura ; mais en vérité, vous autres Welches, vous êtes des habitants de Montmartre. Je vous assure que les Guillaume Tell et les Illinois (3) sont aux Danchet et aux Pellegrin ce que les Pellegrin et les Danchet sont à Racine. Je ne crois pas qu’il y ait une ville de province dans laquelle on pût achever la représentation de ces parades qui ont été applaudies à Paris. Cela met en colère les âmes bien nées : cette barbarie avancera ma mort. Le fond des Welches sera toujours sot et grossier. Le petit nombre des prédestinés qui ont du goût n’influe point sur la multitude : la décadence est arrivée à son [illisible].

 

          Vivez donc, mes anges, pour vous opposer à ce torrent de bêtises de tant d’espèces qui inonde la nation. Je ne connais, depuis vingt ans, aucun livre supportable, excepté ceux que l’on brûle, ou dont on persécute les auteurs. Allez, mes Welches, Dieu vous bénisse ! vous êtes la chiasse du genre humain. Vous ne méritez pas d’avoir eu parmi vous de grands hommes qui ont porté votre langue jusqu’à Moscou. C’est bien la peine d’avoir tant d’académies pour devenir barbares ! Ma juste indignation, mes anges, est égale à la tendresse respectueuse que j’ai pour vous, et qui fait la consolation de mes vieux jours.

 

          Tout Ferney se réjouit de la convalescence.

 

 

1 – De madame d’Argental. (G.A.)

2 – Qui, en 1763, donna un repas de vingt-six couverts. Voyez, aux FACÉTIES, la Lettre de M. de Lecluse. (G.A.)

3 – C’est-à-dire que les Lemierre et les Sauvigny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

 

2 Septembre 1767.

 

 

          Votre nom, votre âge, vos qualités, mon cher doyen, mon cher maître, envoyez-moi tout cela sur-le-champ, sans perdre un seul instant ; en voici la raison. On réimprime le Siècle de Louis XIV, malgré La Beaumelle ; il faut qu’on vous traite de votre vivant comme si vous étiez mort, que je vous rende justice, que je satisfasse mon cœur. La lettre O vous attend (1) : mettez-moi vite à portée de vous rendre l’hommage que je vous dois, et, après cela, vous m’enterrerez si vous voulez.

 

 

1 – Dans le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Audra. (1)

 

… Septembre 1767.

 

 

          La malheureuse aventure de Sainte-Foy ayant été depuis longtemps représentée au conseil du roi sous les plus noires couleurs, a nui beaucoup à l’affaire des Sirven, comme je l’avais prévu. Les Sirven avaient été renvoyés par la commission des conseillers d’Etat ordinaires par devant le roi lui-même, pour obtenir la cassation de la sentence confirmée par le parlement de Toulouse. Mais ce parlement a représenté avec tant d’opiniâtreté son droit de ressort contre les condamnés contumaces, droit en effet établi pour tous les parlements du royaume, que le conseil a craint les mouvements de toute la magistrature. Ces mêmes considérations ont empêché de signer l’édit, qui était tout prêt, pour légitimer les mariages des réformés.

 

          Il n’y a d’autre parti à prendre que celui d’attendre tout du temps. Il faudrait n’avoir que de loin en loin des assemblées publiques et se contenter d’inspirer l’horreur pour les superstitions et pour les persécutions dans quelque petit livre à la portée de tout âge, que les pères de famille liraient à leurs enfants tous les dimanches. Les nouvelles sottises du pape et des jésuites ouvriront tôt ou tard les yeux du ministère.

 

 

1 – D’après une note du manuscrit, cette lettre serait adressée à l’abbé Audra, professeur royal à Toulouse. (A. François.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article