CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 44
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
8 Auguste 1767.
Je vous ai obligation, mon cher ami, de m’avoir fait connaître jusqu’où un Coger pouvait porter l’insolence. M. Caperonnier vient de m’écrire une lettre dans laquelle il donne un démenti formel à ce maraud. Il est bon de répandre parmi les sages et les gens de bien la turpitude des méchants. Cette turpitude est bien punissable. Il n’est pas permis de prendre le nom de Dieu en vain. Je vous l’avais bien dit qu’il fallait passer sa vie à combattre. Un homme de lettres, pour peu qu’il ait de réputation, est un Hercule qui combat des hydres. Prêtez-moi votre massue, j’ai plus de courage que de force. Si j’avais de la santé, tous ces drôles-là verraient beau jeu.
M. le prince de Gallitzin me mande que le livre intitulé l’Ordre essentiel et naturel des sociétés politiques (1) est fort au-dessus de Montesquieu. N’est-ce pas le livre que vous m’avez dit ne rien valoir du tout ? Le titre m’en déplaît fort. Il y a longtemps qu’on ne m’a envoyé de bons livres de Paris.
J’ai fait chercher l’Ingénu, dont vous me parlez ; on ne le connaît point. Il est très triste qu’on m’impute tous les jours non seulement des ouvrages que je n’ai point faits, mais aussi des écrits qui n’existent point. Je sais que bien des gens parlent de l’Ingénu, et tout ce que je puis répondre très ingénument, c’est que je ne l’ai point vu encore. Je vous embrasse bien tendrement.
J’ai lu le plaidoyer de Loyseau contre Berne, par devant l’Europe. Le cas est singulier. Ce Loyseau veut se faire de la réputation, à quelque prix que ce soit ; mais je crois qu’on s’intéressera fort peu à cette affaire dans Paris.
1 – Par Mercier de La Rivière. (K.)
à M. Hennin.
9 Auguste ; aoust est bien welche.
Ma foi, monsieur, je crois que vous faites une bonne acquisition (1). Vous formerez ce jeune homme, il sera ad nutus promptus heriles. Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu. Je suis d’ailleurs à vos ordres comme Galien, et comme toute notre maison, et comme tout le pays ; c’est-à-dire que vous avez mon cœur.
1 – Hennin prenait Galien pour secrétaire. (G.A.)
à M. le marquis de Miranda,
CAMÉRIER MAJOR DU ROI D’ESPAGNE.
(écrite sous le nom d’un amtmann de Bâle) (1)
10 Auguste 1767.
Vous osez penser dans un pays où l’on a regardé souvent cette liberté comme une espèce de crime. Il a été un temps à la cour d’Espagne, surtout lorsque les jésuites avaient du crédit, qu’il était presque défendu de cultiver sa raison. L’abrutissement de l’esprit était un mérite à la cour. Vos rois semblaient être comme les docteurs de la Comédie italienne, qui choisissaient des arlequins pour leurs confidents et leurs favoris, parce que les arlequins sont des balourds. Vous avez enfin un ministre éclairé, qui, ayant lui-même beaucoup d’esprit, a permis qu’on en eût. Il a surtout senti le vôtre ; mais les préjugés sont encore plus forts que vous et lui. Cicéron et Virgile auraient beau venir dans votre cour, ils verraient que des moines et des prêtres seraient plus écoutés qu’eux ; ils seraient forcés de fuir, ou d’être hypocrites. Vous avez aux barrières de Madrid la douane des pensées ; elles y sont saisies aux portes comme les marchandises d’Angleterre.
On met chez vous aux galères un libraire qui prête un livre à un officier de la cour pour le désennuyer pendant sa maladie. Cette persécution faite à l’esprit humain rend votre cour et votre religion odieuses à nous autres républicains. Les Grecs esclaves ont cent fois plus de liberté dans Constantinople que vous n’en avez dans Madrid. Cette crainte, si lâche et si tyrannique, cette crainte, où est toujours votre gouvernement, que les hommes n’ouvrent les yeux à la lumière, fait voir à quel point vous sentez que votre religion serait détestée si elle était connue. Il faut bien que vous en ayez aperçu l’absurdité, puisque vous empêchez qu’on ne l’examine. Vous ressemblez à cette reine des Mille et une Nuits, qui, étant extrêmement laide, punissait de mort quiconque osait la regarder entre deux yeux.
Voilà, monsieur, l’état où a été votre cour jusqu’au ministère de M. le comte d’Aranda, et jusqu’à ce qu’un homme de votre mérite ait approché de la personne de sa majesté. Mais la tyrannie monacale dure encore. Vous ne pouvez ouvrir votre âme qu’à quelques amis, en très petit nombre. Vous n’osez dire à l’oreille d’un courtisan ce qu’un Anglais dirait en plein parlement.
Vous êtes né avec un génie supérieur ; vous faites d’aussi jolis vers que Lope de Vega ; vous écrivez mieux en prose que Gratien (2). Si vous étiez en France, on croirait que vous êtes le fils de l’abbé de Chaulieu et de madame de Sévigné ; si vous étiez né Anglais, vous deviendriez l’oracle de la chambre des pairs. De quoi cela vous servira-t-il à Madrid, si vous consumez votre jeunesse à vous contraindre ? Vous êtes un aigle enfermé dans une grande cage, un aigle gardé par des hiboux.
Je vous parle avec la liberté d’un républicain et d’un protestant philosophe. Votre religion, j’ose le dire, a fait plus de mal au genre humain que les Attila et les Tamerlan. Elle a avili la nature ; elle a fait d’infâmes hypocrites de ceux qui auraient été des héros ; elle a engraissé les moines et les prêtres du sang des peuples. Il faut, à Madrid et à Naples, que la postérité du Cid baise la main et la robe d’un dominicain. Vous êtes encore à savoir qu’il ne faut baiser de main que celle de sa maîtresse.
Je vous suis très obligé, monsieur le marquis, de la relation d’Erèse que vous voulez bien m’envoyer. Il paraît que vous connaissez bien les hommes, et de là je conclus que vous avez bien des moments de dégoût ; mais je suppose que vous avez trouvé dans Madrid une société digne de vous, et que vous pouvez philosopher à votre aise dans votre cœotus selectus. Vous ferez insensiblement des disciples de la raison ; vous élèverez les âmes en leur communiquant la vôtre ; et, quand vous serez dans les grandes places, votre exemple et votre protection donneront aux âmes toute l’élévation dont elles manquent. Il ne faut que trois ou quatre hommes de courage pour changer l’esprit d’une nation.
Voyez ce que fait l’impératrice de Russie ; elle a fait traduire le livre de Bélisaire, que des cuistres de Sorbonne voulaient condamner. Elle a traduit elle-même le chapitre contre lequel les théologiens s’étaient élevés avec une fureur imbécile. On est philosophe à sa cour ; on y foule aux pieds les préjugés du peuple. C’est une extrême sottise, dans les souverains, de regarder la religion catholique comme le soutien de leurs trônes ; elle n’a presque servi qu’à les renverser. L’Angleterre et la Prusse n’ont été puissantes qu’en secouant le joug de Rome.
Puissiez-vous, monsieur, quand vous serez en place, enchaîner cette idole, si vous ne pouvez la briser ! C’est ce que j’attends d’un esprit tel que le vôtre. Vous cueillez actuellement les fleurs, vous ferez un jour mûrir les fruits. Je suis, avec bien du respect et un véritable attachement, monsieur, votre très humble, très obéissant serviteur. ERIMBOLT.
1 – Cette lettre fut imprimée. (G.A.)
2 – Balthazar Gracian, jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658. (G.A.)
à M. de Barrau (1)
A Ferney, 11 Auguste 1767.
Monsieur, on fait actuellement une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je fais usage de toutes les observations que vous eûtes la bonté de me communiquer il y a plus d’une année, et je vous réitère mes très humbles remerciements ; souffrez qu’en même temps je vous envoie ce Mémoire. Il est fait pour venger la vérité que vous aimez, et l’honneur de la maison royale que vous servez. J’ai été forcé à cette démarche par ces deux motifs. Je soumets le mémoire à vos lumières et à vos volontés.
On m’a assuré qu’en 1685 ou 1686, il y eut un étrange traité entre l’empereur Léopold et Louis XIV, qui fut à peu près dans le goût du traité de partage fait si longtemps après. Léopold devait laisser le roi s’emparer de toute la Flandre, à condition qu’à la mort du jeune Charles II, qui était d’une complexion très faible, Louis XIV laisserait Léopold s’emparer de l’Espagne. Le traité fut très secret, on n’en fit point de double, et l’original devait être remis au grand-duc de Florence. Louis XIV trouva moyen de l’avoir en sa possession. Les Mémoires de Torcy indiquent ce fait d’une manière assez confuse, et vous devez, monsieur, en avoir des preuves certaines. C’est une vérité que le temps permet enfin de révéler.
Si vous aviez d’ailleurs quelques instructions à me donner sur tout ce qui peut faire honneur à la patrie et au ministère, vous pourriez compter sur ma docilité sur ma discrétion, et sur ma reconnaissance. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur vôtre, etc.
1 – Sous ce nom, le chevalier de Taulès avait envoyé à Voltaire des remarques sur le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
à M. le comte de Fékété.
A Genève, en passant, 12 auguste 1767.
J’ai vu la personne qui a été assez heureuse pour être quelque temps auprès de vous. Je n’ai point été surpris de ce que j’ai lu. Vous ne m’étonnez plus, et j’attends de grandes choses de vous en tout genre ; je suis surtout édifié de votre piété ; c’est un sentiment que vous fortifiez tous les jours dans l’auguste cour (1) où vous êtes. Votre homme m’a dit que vous réfuteriez la lettre d’un Bâlois à M. de Miranda (2). C’est dans cette vue que je vous l’envoie. Je suis pénétré de vos bontés. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux. RATEIVOL (3), catholique romain.
1 – La cour de Vienne. (G.A.)
2 – Voyez plus haut. (G.A.)
3 – Anagramme de Voltaire. (G.A.)
à M. Damilaville.
12 Auguste 1767.
Je crois qu’il faut laisser imprimer le Mémoire qui devait précéder la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. C’est une affaire qui n’est pas seulement littéraire, elle est personnelle à plusieurs grandes maisons du royaume qui m’ont témoigné leur indignation contre le malheureux La Beaumelle. Ses calomnies, peut-être peu connues à Paris, sont répandues dans les pays étrangers. Il m’a traité comme Louis XIV et je ne suis pas roi. Un pauvre particulier doit se défendre ; il doit décrier au moins le témoignage de son ennemi.
Je ne reviens point de mon étonnement, quand mes amis me disent qu’il faut mépriser de telles impostures. Je n’entends pas quel honneur il y a de se laisser diffamer, et je suis bien persuadé qu’aucun de ceux qui me disent, Gardez le silence, ne le garderait à ma place.
Voici une grâce que je vous demande. M. Diderot peut vous dire dans quel temps il croit qu’on ait écrit le Mercure Trismégiste que nous avons en grec. Je ne sais si je me trompe, mais ce livre me paraît de la plus haute antiquité, et je le crois fort antérieur à Timée de Locres. Engagez le Platon moderne à me donner sur cela quatre lignes d’éclaircissement, que vous me ferez parvenir. Il y a loin de Mercure Trismégiste à La Beaumelle, mais il faut répondre à tout. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.
à M. le comte d’Argental.
13 Auguste 1767.
Ah ! mon Dieu ! on me mande que madame d’Argental est à l’extrémité. Je venais de vous écrire une lettre de quatre pages, je la déchire : je ne respire point. Madame d’Argental est-elle en vie ? Mon adorable ange, ordonnez que vos gens nous écrivent un mot. Nous sommes dans des transes mortelles. Un mot par un de vos gens, je vous en conjure.
à M. le prince de Gallitzin.
A Ferney, 14 Auguste 1767.
Monsieur le prince, je vois, par les lettres dont sa majesté impériale et votre excellence m’honorent, combien votre nation s’élève, et je crains que la nôtre ne commence à dégénérer à quelques égards. L’impératrice daigne traduire elle-même le chapitre de Bélisaire que quelques hommes de collège calomnient à Paris. Nous serions couverts d’opprobre si tous les honnêtes gens, dont le nombre est très grand en France, ne s’élevaient pas hautement contre ces turpitudes pédantesques. Il y aura toujours de l’ignorance, de la sottise, et de l’envie, dans ma patrie ; mais il y aura toujours aussi de la science et du bon goût. J’ose vous dire même qu’en général nos principaux militaires et ce qui compose le conseil, les conseillers d’Etat et les maîtres des requêtes, sont plus éclairés qu’ils ne l’étaient dans le beau siècle de Louis XIV. Les grands talents sont rares, mais la science et la raison sont communes. Je vois avec plaisir qu’il se forme dans l’Europe une république immense d’esprits cultivés. La lumière se communique de tous les côtés. Il me vient souvent du Nord des choses qui m’étonnent. Il s’est fait, depuis environ quinze ans, une révolution dans les esprits qui fera une grande époque. Les cris des pédants annoncent ce grand changement comme les croassements des corbeaux annoncent le beau temps.
Je ne connais point le livre (1) dont vous me faites l’honneur de me parler. J’ai bien de la peine à croire que l’auteur, en évitant les fautes où peut être tombé M. de Montesquieu, soit au-dessus de lui dans les endroits où ce brillant génie a raison. Je ferai venir son livre ; en attendant, je félicite l’auteur d’être auprès d’une souveraine qui favorise tous les talents étrangers, et qui en fait naître dans ses Etats. Mais c’est vous surtout, monsieur, que je félicite de la représenter si bien à Paris. J’ai l’honneur, etc.
1 – L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, par le Mercier de La Rivière (K.)