TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE - Partie 4
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TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE
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RÉPONSE A CES OBJECTIONS.
Les arguments contre la création se réduisent à montrer qu’il nous est impossible de la concevoir, c’est-à-dire d’en concevoir la manière, mais non pas qu’elle soit impossible en soi ; car, pour que la création fût impossible, il faudrait d’abord prouver qu’il est impossible qu’il y ait un Dieu (1) ; mais bien loin de prouver cette impossibilité, on est obligé de reconnaître qu’il est impossible qu’il n’existe pas. Cet argument, qu’il faut qu’il y ait hors de nous un être infini, éternel, immense, tout-puissant, libre, intelligent, et les ténèbres qui accompagnent cette lumière, ne servent qu’à montrer que cette lumière existe ; car de cela même qu’un être infini nous est démontré, il nous est démontré aussi qu’il doit être impossible à un être fini de le comprendre.
Il me semble qu’on ne peut faire que des sophismes et dire des absurdités quand on veut s’efforcer de nier la nécessité d’un être existant par lui-même, ou lorsqu’on veut soutenir que la matière est cet être. Mais lorsqu’il s’agit d’établir et de discuter les attributs de cet être, dont l’existence est démontrée, c’est tout autre chose.
Les maîtres dans l’art de raisonner, les Locke, les Clarke (2), nous disent : « Cet être est un être intelligent ; car celui qui a tout produit doit avoir toutes les perfections qu’il a mises dans ce qu’il a produit, sans quoi l’effet serait plus parfait que la cause ; » ou bien d’une autre manière : « Il y aurait dans l’effet une perfection qui n’aurait été produite par rien, ce qui est visiblement absurde. Donc, puisqu’il y a des êtres intelligents, et que la matière n’a pu se donner la faculté de penser, il faut que l’être existant par lui-même, que Dieu soit un être intelligent. » Mais ne pourrait-on pas rétorquer cet argument et dire : « Il faut que Dieu soit matière, » puisqu’il y a des êtres matériels ; car, sans cela, la matière n’aura été produite par rien, et une cause aura produit un effet dont le principe n’était pas en elle. On a cru éluder cet argument en glissant le mot de perfection ; M. Clarke semble l’avoir prévenu, mais il n’a pas osé le mettre dans tout son jour ; il se fait seulement cette objection : « On dira que Dieu a bien communiqué la divisibilité et la figure à la matière quoi qu’il ne soit ni figuré ni divisible. » Et il fait à cette objection une réponse très solide et très aisée c’est que la divisibilité, la figure sont des qualités négatives et des limitations ; et que, quoiqu’une cause ne puisse communiquer à son effet aucune perfection qu’elle n’a pas, l’effet peut cependant avoir et doit nécessairement avoir des limitations, des imperfections que la cause n’a pas. Mais qu’eût répondu M. Clarke à celui qui lui aurait dit : « La matière n’est point un être négatif, une limitation, une imperfection ; c’est un être réel, positif, qui a ses attributs tout comme l’esprit ; or, comment Dieu aurait-il pu produire un être matériel s’il n’est pas matériel ? » Il faut donc, ou que vous avouiez que la cause peut communiquer quelque chose de positif qu’elle n’a pas, ou que la matière n’a point de cause de son existence ; ou enfin que vous souteniez que la matière est une pure négation et une limitation ; ou bien, si ces trois parties sont absurdes, il faut que vous avouiez que l’existence des êtres intelligents ne prouve pas plus que l’être existant par lui-même est un être intelligent que l’existence des êtres matériels ne prouve que l’être existant par lui-même est matière ; car la chose est absolument semblable ; on dira la même chose du mouvement. A l’égard du mot de perfection, on en abuse ici visiblement ; car, qui osera dire que la matière est une imperfection, et la pensée une perfection Je ne crois pas que personne ose décider ainsi de l’essence des choses. Et puis, que veut dire perfection ? est-ce perfection par rapport à Dieu, ou par rapport à nous ?
Je sais que l’on peut dire que cette opinion ramènerait au spinosisme ; à cela je pourrais répondre que je n’y puis que faire, et que mon raisonnement, s’il est bon, ne peut devenir mauvais par les conséquences qu’on en peut tirer. Mais de plus, rien ne serait plus faux que cette conséquence ; car cela prouverait seulement que notre intelligence ne ressemble pas plus à l’intelligence de Dieu, que notre manière d’être étendu ne ressemble à la manière dont Dieu remplit l’espace. Dieu n’est point dans le cas des causes que nous connaissons ; il a pu créer l’esprit et la matière sans être ni matière ni esprit ; ni l’un ni l’autre ne dérivent de lui, mais sont créés par lui. Je ne connais pas le quomodo, il est vrai : j’aime mieux m’arrêter que de m’égarer ; son existence m’est démontrée ; mais pour ses attributs et son essence, il m’est, je crois, démontré que je ne suis pas fait pour les comprendre.
Dire que Dieu n’a pu faire ce monde ni nécessairement ni librement, n’est qu’un sophisme qui tombe de lui-même dès qu’on a prouvé qu’il y a un Dieu, et que le monde n’est pas Dieu, et cette objection se réduit seulement à ceci : Je ne puis comprendre que Dieu ait créé l’univers plutôt dans un temps que dans un autre ; donc il ne l’a pu créer. C’est comme si l’on disait : Je ne puis comprendre pourquoi un tel homme ou un tel cheval n’a pas existé mille ans auparavant ; donc leur existence est impossible. De plus, la volonté libre de Dieu est une raison suffisante du temps dans lequel il a voulu créer le monde. Si Dieu existe, il est libre ; et il ne le serait pas s’il était toujours déterminé par une raison suffisante, et si sa volonté ne lui en servait pas. D’ailleurs, cette raison suffisante serait-elle dans lui ou hors de lui ? Si elle est hors de lui, qu’est-ce autre chose que sa volonté ?
Les lois mathématiques sont immuables, il est vrai ; mas il n’était pas nécessaire que telles lois fussent préférées à d’autres (3). Il n’était pas nécessaire que la terre fût placée où elle est ; aucune loi mathématique ne peut agir par elle-même ; aucune n’agit sans mouvement, le mouvement n’existe point par lui-même ; donc il faut recourir à un premier moteur. J’avoue que les planètes, placées à telle distance du soleil, doivent parcourir leurs orbites selon les lois qu’elles observent, que même leur distance peut être réglée par la quantité de matière qu’elles renferment. Mais pourra-t-on dire qu’il était nécessaire qu’il y eût une telle quantité de matière dans chaque planète, qu’il y eût un certain nombre d’étoiles, que ce nombre ne peut être augmenté ni diminué, que sur la terre il est d’une nécessité absolue et inhérente dans la nature des choses qu’il y eût un certain nombre d’êtres ? non, sans doute, puisque ce nombre change tous les jours donc toute la nature, depuis l’étoile la plus éloignée jusqu’à un brin d’herbe, doit être soumise à un premier moteur.
Quant à ce qu’on objecte, qu’un pré n’est pas essentiellement fait pour des chevaux, etc., on ne peut conclure de là qu’il n’y ait point de cause finale, mais seulement que nous ne connaissons pas toutes les causes finales. Il faut ici surtout raisonner de bonne foi, et ne point chercher à se tromper soi-même ; quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n’a uniquement que cet effet, qui est composée d’une infinité d’organes, dans lesquels il y a une infinité de mouvement qui tous concourent à la même production, il me semble qu’on ne peut, sans une secrète répugnance, nier une cause finale. Le germe de tous les végétaux, de tous les animaux, est dans ce cas ; ne faut-il pas être un peu hardi pour dire que tout cela ne se rapporte à aucune fin ?
Je conviens qu’il n’y a point de démonstration proprement dite qui prouve que l’estomac est fait pour digérer, comme il n’y a point de démonstration qu’il fait jour ; mais les matérialistes sont bien loin de pouvoir démontrer aussi que l’estomac n’est pas fait pour digérer : qu’on juge seulement avec équité, comme on juge des choses dans le cours ordinaire, quelle est l’opinion la plus favorable.
A l’égard des reproches d’injustice et de cruauté qu’on fait à Dieu, je réponds d’abord que, supposé qu’il y ait un mal moral (ce qui me paraît une chimère), ce mal moral est tout aussi impossible à expliquer dans le système de la matière que dans celui d’un Dieu. Je réponds ensuite que nous n’avons d’autres idées de la justice que celles que nous nous sommes formées de toute action utile à la société, et conformes aux lois établies par nous pour le bien commun ; or, cette idée n’étant qu’une idée de relation d’homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu. Il est tout aussi absurde de dire de Dieu en ce sens que Dieu est juste ou injuste, que de dire Dieu est bleu ou carré (4).
Il est donc insensé de reprocher à Dieu que les mouches soient mangées par les araignées, et que les hommes ne vivent que quatre-vingts ans, qu’ils abusent de leur liberté pour se détruire les uns les autres, qu’ils aient des maladies, des passions cruelles, etc. ; car nous n’avons certainement aucune idée que les hommes et les mouches dussent être éternels. Pour bien assurer qu’une chose est mal, il faut voir en même temps qu’on pourrait mieux faire. Nous ne pouvons certainement juger qu’une machine est imparfaite que par l’idée de la perfection qui lui manque : nous ne pouvons, par exemple, juger que les trois côtés d’un triangle sont inégaux, si nous n’avons l’idée d’un triangle équilatéral ; nous ne pouvons dire qu’une montre est mauvaise, si nous n’avons une idée distincte d’un certain nombre d’espaces égaux que l’aiguille de cette montre doit également parcourir. Mais qui aura une idée selon laquelle ce monde-ci déroge à la sagesse divine ?
Dans l’opinion qu’il y a un Dieu, il se trouve des difficultés ; mais dans l’opinion contraire, il y a des absurdités : et c’est ce qu’il faut examiner avec application en faisant un petit précis de ce qu’un matérialiste est obligé de croire.
1 – On verra plus loin, dans le Philosophe ignorant, que Voltaire, à la fin de sa vie, rejetait l’idée de la création. (G.A.)
2 – Voltaire, dans les écrits qui suivent, ne reconnaît plus Clarke pour un maître dans l’art de raisonner. (G.A.)
3 – Voltaire admettra plus tard cette nécessité. (G.A.)
4 – Comparez ce que dit Voltaire dans le Tout en Dieu. (G.A.)