CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 28

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 28

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à M. le comte d’Argental.

 

13 Avril 1767.

 

 

          Je supplie mes anges et M. de Thibouville de lire les nouveaux changements ci-joints. Il ne faut plaindre ni la peine de l’auteur, ni celle du libraire, ni celle des comédiens.

 

          Pour engager le libraire à faire des cartons ou à faire une édition nouvelle, il ne donnera que trois cents livres à Lekain, et je lui donnerai les trois cents autres.

 

          J’ose me persuader que mes juges, en voyant ce nouveau mémoire de leur client, me donneront cause gagnée.

 

          Je ne sais pas pourquoi on a imprimé à Paris,

 

Nous marchons dans la nuit, et d’abîme en abîme.

 

Je vous assure que mon vers

 

Nous partons, nous marchons de montagne en abîme.

 

Act. I, sc. III.

 

est beaucoup plus convenable aux voisins du mont Jura. Je vois de mes fenêtres une montagne, au milieu de laquelle se forment des nuages. Elle conduit à des précipices de quatre cents pieds de profondeurs, et, quand on est englouti dans cet abîme, on trouve d’autres montagnes qui mènent à d’autres précipices. Je peins la nature telle qu’elle est et telle que je l’ai vue. Je vous demande en grâce de faire jouer les Scythes après Pâques, de n’en faire annoncer qu’une représentation, et d’en donner deux si le public les redemande, après quoi on les jouera à Fontainebleau.

 

          Les papiers publics disent qu’on les reprendra à la rentrée ; il ne faut pas les démentir, ce serait avouer une chute complète ; les Frérons triompheraient. Lekain me doit au moins cette complaisance ; il pourrait bien retarder d’un jour son voyage de Grenoble.

 

          J’avoue que le rôle d’Athamare ne lui convient point. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, brillant, ayant une belle jambe et une belle voix, vif, tendre, emporté, pleurant tantôt de tendresse et tantôt de colère ; mais comme il n’a rien de tout cela, qu’il y supplée un peu par es mouvements moins lents. Que mademoiselle Durancy passe toute la semaine de Quasimodo à pleurer ; qu’on la fouette jusqu’à ce qu’elle répande des larmes ; si elle ne sait pas pleurer, elle ne sait rien.

 

          Ah ! mon Dieu ! peut-on me proposer d’établir une loi par laquelle on est obligé de se marier au bout de quatre ans ? Cela serait en vérité d’un comique à faire rire. Il n’est permis d’ailleurs de supposer des lois que quand il en a existé de pareilles. La loi de venger le sang de son mari, ou de son père, ou de son frère, a été connue de vingt nations ; celle de n’être reçu dans un pays qu’à condition qu’on s’y mariera ressemblerait à l’usage du château de Cutendre, où l’on n’entrait que deux à deux (1).

 

          Dieu me préserve de charger d’aventures et d’épisodes la noble simplicité, si difficile à saisir, si difficile à traiter, si difficile à bien jouer !

 

          Rendez-moi mademoiselle Lecouvreur et Dufresne, je vous réponds bien du troisième acte. Le meilleur conseil qu’on m’ait jamais donné se trouve exécuté dans ces vers.

 

Va, si j’aime en secret les lieux où je suis née,

Mon cœur doit s’en punir, il se doit imposer

Un frein qui le retienne, et qu’il n’ose briser :

N’en demande pas plus…

 

Acte II, sc. I.

 

          Je vous dirai de même :

 

N’en demandez pas plus, ce serait tout gâter.

 

          J’ose vous répondre que, si les comédiens approchaient un peu de la manière dont nous jouons les Scythes à Ferney, s’ils avaient la vérité, la simplicité, l’empressement, l’attendrissement de nos acteurs, ils feraient fortune ; mais la même raison pour laquelle ils ne peuvent jouer ni Mithridate, ni Bérénice, ni tant d’autres pièces, leur fera toujours jouer les Scythes médiocrement. N’importe, je demande à cor et à cri deux représentations après Pâques.

 

          Si mon cher ange parvient à faire chasser le monstre qi déshonore la littérature depuis si longtemps, les gens de lettres lui devront une statue. Je demande pardon à M. Coqueley ; mais un avocat plaide furieusement contre lui-même quand il se fait l’approbateur de Fréron : c’est se faire le recéleur de Cartouche. On le dit parent de M. le procureur-général : son parent devait bien lui dire qu’il se déshonorait. On ne connaît pas toutes les scélératesses de Fréron. C’est lui qui a répandu dans Paris la calomnie contre les Calas. Il a voulu engager un des gueux avec lesquels il s’enivre à faire des vers sur les prétendus aveux de la pauvre Viguière (2). Je suis bien fâché que la vérité se soit trop tôt découverte. Il fallait laisser parler et triompher les Frérons pendant quinze jours, et ensuite montrer leur turpitude. Les colombes n’ont pas eu la prudence du serpent.

 

          Déployez vos ailes, mes anges, jetez le diable dans l’abîme, et tirez les Scythes du tombeau. Respect et tendresse.

 

 

1 – Chant XII de la Pucelle. (G.A.)

2 – La servante de Calas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Avril 1767.

 

          Mon divin ange, battez des ailes plus que jamais, et ne laissez pas à l’infâme cabale un prétexte de dire qu’on n’ose plus rejouer les Scythes. Je suis persuadé que si on annonce cette pièce avec des vers nouveaux répandus dans l’ouvrage, elle attirera un très grand concours. Les acteurs, rassurés par le succès des deux dernières représentations, rempliront mieux leurs personnages.

 

          Mademoiselle Durancy, plus pénétrée de son rôle, versera enfin des larmes et en fera répandre.

 

          On pourrait faire précéder la représentation d’un petit compliment, dans lequel on dirait que l’éloignement des lieux n’a pas permis que les acteurs reçussent avant Pâques les changements qu’on avait envoyés. On pourrait faire entendre qu’il est triste qu’un homme qui travaille depuis cinquante ans pour les plaisirs de Paris vive et meure dans un désert éloigné de Paris.

 

          Voyez s’il serait convenable qu’au premier acte, dans la scène des deux vieillards, Sozame dît :

 

.  .  . Ah ! crois-moi, ces lauriers sont affreux ;

Ce grand art d’opprimer, trop indigne du brave,

D’être esclave d’un roi, pour faire un peuple esclave ;

Ces honneurs, cet éclat par le meurtre achetés,

Dans le fond de mon cœur je les ai détestés.

Enfin Cyrus sur moi répandant ses largesses, etc.

 

Sc. III.

 

          Je vous supplie de vouloir bien faire parvenir mes réponses à mademoiselle Durancy et à mademoiselle Sainval.

 

          Dites bien, quelque mardi, à M. le duc de Choiseul combien je suis outré contre lui ; il ne sait pas quel tort il me fait. Je suis vexé dans les lieux que j’ai défrichés, embellis et enrichis ; cela n’est pas juste : je suis entré dans toutes ses vues, et il ne daigne écouter aucune de mes prières.

 

          Joignez-y le fardeau insupportable de plus de cinquante lettres par semaine, auxquelles je suis obligé de répondre ; la régie d’une terre, vingt ouvrages qui viennent à la traverse, et jugez si j’ai du temps de reste pour limer une tragédie. Plaignez-moi et faites jouer les Scythes.

 

          Mademoiselle Sainval veut s’essayer dans Olympie ; pourquoi non ?

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Le 16 Avril 1767.

 

 

          En réponse à la lettre du 3 d’avril du cher grand-écuyer, je dirai à toute la famille que mon voyage à Montbéliard est absolument nécessaire ; mais je ne le ferai que dans la saison la plus favorable.

 

          Le succès de l’affaire des Sirven me paraît infaillible, quoi qu’en dise Fréron. La calomnie absurde contre cette pauvre servante des Calas ne peut servir qu’à indigner tout le conseil, que cette calomnie attaquait vivement, en supposant qu’il avait protégé des coupables contre un parlement équitable et judicieux. Plus la rage du fanatisme exhale de poison, plus elle rend service à la vérité. Rien n’est plus heureux que de réduire ses ennemis à mentir.

 

          Le prince au service duquel est Morival m’a mandé qu’il l’avait fait enseigne, et qu’il aurait soin de lui. Il est aussi indigné que moi de cette abominable aventure, que j’ai toujours sur le cœur.

 

          Nous sommes embarrassés de toutes les façons à Ferney. Vous pensez bien, messieurs, que les commis condamnés à restituer les cinquante louis d’or (1) cherchent à les regagner par toutes les vexations de leur métier. Nous sommes en pays ennemi. Il est triste de batailler continuellement avec les fermiers-généraux. Notre position, qui était si heureuse, est devenue tout à fait désagréable : il faut quelquefois savoir boire la lie de son vin. Nous serons plus heureux quand vous pourrez venir passer quelques mois chez nous. Notre transplantation à Hornoy est actuellement de toute impossibilité.

 

          J’aurais souhaité que Tronchin eût été plus médecin que politique, qu’il se fût moins occupé des tracasseries d’une ville qu’il a abandonnée. S’il a pris parti dans ces troubles, il devait me connaître assez pour savoir que je me moque de tous les partis. Quoi qu’il en soit, il est plaisant que Tronchin soit à Paris, et moi aux portes de Genève, Rousseau en Angleterre, et l’abbé de Caveyrac (2) à Rome. Voilà comme la fortune ballotte le genre humain.

 

          Je demande à M. le grand-Turc pourquoi son baron de Tott est à Neuchâtel. Dites-moi, je vous prie, mon Turc, si ce Turc de Tott vous a donné de bons mémoires sur le gouvernement de ses Turcs. N’êtes-vous pas bien fâché qu’Athènes et Corinthe soient sous les lois d’un bacha ou d’un pacha ?

 

          Mille amitiés à tous. Le Turc est prié d’écrire un mot.

 

 

1 – Dans l’affaire Le Jeune. (G.A.)

2 – Apologiste de la révocation de l’édit de Nantes et de la Saint-Barthélemy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Le 16 Avril 1767.

 

 

Albi nostrorum sermonum candide judex.

 

HOR., lib. I, ep. IV.

 

          Vous êtes sûrement du nombre des élus, monseigneur, puisque vous n’êtes pas du nombre des ingrats. Vous chérissez toujours les lettres, à qui vous avez dû les principaux événements de votre vie. Je leur dois un peu moins que votre éminence ; mais je leur serai fidèle jusqu’au tombeau. Je suis encore moins ingrat envers vous, qui avez bien voulu m’honorer de très bons conseils sur la Scythie. J’attends de Paris mon ouvrage tartare (1), pour vous l’envoyer dans le pays des Wisigoths, quoique assurément il n’y ait dans le monde rien de moins wisigoth que vous. Le blocus de Genève retarde un peu les envois de Paris. Cette campagne-ci sera sans doute bien glorieuse ; mais elle me gêne beaucoup. Dès que j’aurai ma rapsodie imprimée, j’y ferai coudre proprement une soixantaine de vers que vous m’avez fait faire, et je dirai : Si placet, tuum est.

 

          Si votre éminence souhaite que je lui envoie le factum des Sirven, il partira à vos ordres ; il est signé de dix-neuf avocats ; c’est un ouvrage très bien fait. On y venge votre province de l’affront qu’on lui fait de la croire féconde en parricides. C’était à un Languedochien, et non à moi, de faire rendre justice aux Sirven et aux Calas. Mais ces deux familles infortunées s’étant réfugiées dans mes déserts, j’ai cru que la fortune me les envoyait pour les secourir.

 

          Plus vous réfléchissez sur tout ce qui se passe, plus vous devez aimer votre retraite. La grosse besogne archiépiscopale me paraît fort ennuyeuse ; mais vous faites du bien, vous êtes aimé, et il vous appartient de vous réjouir dans vos œuvres, comme dit le livre de l’Ecclésiaste, attribué fort mal à propos à Salomon.

 

          Oserai-je vous demander si vous avez lu le Bélisaire de Marmontel, qu’on appelle son Petit-Carême ? La Sorbonne le censure pour n’avoir pas damné Titus, Trajan, et les Antonins. Messieurs de Sorbonne seront sauvés probablement dans l’autre monde, mais ils sont furieusement sifflés dans celui-ci.

 

          Riez, monseigneur : il faut souvent rire sous cape ; mais il est fort agréable de rire sous la barrette.

 

Felix qui potuit rerum cognoscere causas, etc.

 

Georg. Lib. II.

 

          Que votre éminence agrée les très tendres respects du vieux Suisse.

 

 

1 – Les Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

17 Avril (1).

 

 

          Je suis dans la nouvelle Scythie, mon cher monsieur, et j’ai perdu toute idée de l’ancienne ; je ne puis plus tenir au vent de bise et à votre éloignement. Les neiges qui m’entourent me rendent aveugle ; le vent me tue ; les tracasseries de Genève m’ennuient ; le blocus de mon petit pays me met à la gêne. On m’a parlé d’une jolie maison sur la Saône, à une lieue de votre belle ville. Si je puis l’acheter sur la tête de madame Denis, à un prix convenable, je ferai le marché, et je partagerai mon temps entre Ferney et cette maison.

 

          Mandez-moi sur votre honneur, je vous en prie, si vous avez eu aujourd’hui vendredi 17 avril, un vent affreux et de la neige.

 

          Connaissez-vous l’Anecdote sur Bélisaire ? si vous ne l’avez pas je vous l’enverrai, et tant que je serai près de Genève, je me charge de vous fournir toutes les nouveautés ; vous n’aurez qu’à parler. Adieu, mon cher confrère. Votre très humble, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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