CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 26

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à M. le marquis de Florian.

 

3 Avril 1767.

 

 

          Mon cher grand-écuyer, parmi toutes mes détresses il y en a une qui m’afflige infiniment, et qui hâtera mon petit voyage à Montbéliard et ailleurs. Plusieurs personnes dans Paris accusent Tronchin d’avoir dit au roi qu’il n’était point mon ami, et qu’il ne pouvait pas l’être, et d’en avoir donné une raison très ridicule, surtout dans la bouche d’un médecin Je le crois fort incapable d’une telle indignité et d’une telle extravagance. Ce qui a donné lieu à la calomnie, c’est que Tronchin a trop laissé voir, trop dit, trop répété, que je prenais le parti des représentants, en quoi il s’est bien trompé. Je ne prends assurément aucun parti dans les tracasseries de Genève, et vous avez bien dû vous en apercevoir par la petite plaisanterie intitulée la Guerre génevoise (1), qu’on a dû vous communiquer de ma part.

 

          Je n’ai d’autre avis sur ces querelles que celui dont le roi sera ; et il ne m’appartient pas d’avoir une opinion quand le roi a nommé des plénipotentiaires. Je dois attendre qu’ils aient prononcé, et m’en rapporter entièrement au jugement de M. le duc de Choiseul.

 

          Voilà à peu près la vingtième niche qu’on me fait depuis trois mois dans mon désert.

 

          Votre cidre n’arrivera pas, et sera gâté. Il arrive la même chose à mon vin de Bourgogne. Vingt ballots envoyés de Paris, avec toutes les formalités requises sont arrêtés, et Dieu sait quand ils pourront venir, et dans quel état ils viendront. J’aurais bien assurément l’honnêteté de vous envoyer des Honnêtetés (2) ; mais on est si malhonnête, que je ne puis même vous procurer ce léger amusement.

 

          Je viens d’écrire à Morival (3), et, dès que j’aurai sa réponse, j’agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince m’écrit tous les quinze jours ; il fait tout ce que je veux. Les choses, dans ce monde, prennent des faces bien différentes ; tout ressemble à Janus ; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connaît point Morival, sans doute, mais il connaît très bien son désastre. Il m’en a écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore. Il y a des monstres qui mériteraient d’être décimés.

 

          Je ne sais si je vous ai mandé que je suis enchanté de la nouvelle calomnie (4) répandue sur les Calas. Il est heureux que les dévots, qui persécutent cette famille et moi, soient reconnus pour des calomniateurs. Ils font du bien sans le savoir ; ils servent la cause des Sirven. Je recommande bien cette cause à mon cher grand-turc (5). Il y a des gens qui disent qu’on pourrait bien la renvoyer au parlement de Paris. Je compte alors sur la candeur, sur le zèle, sur la justesse d’esprit de mon gros goutteux (6), que j’embrasse de tout mon cœur, aussi bien que sa mère.

 

          Vivez tous sainement et gaiement  il n’y a que cela de bon.

 

          Nouvelles tracasseries encore de la part des commis, et point de justice ; et je partirai ; mais gardez-moi le secret, car je crains la rumeur publique. Je vous embrasse tous bien tendrement.

 

 

1 – La Guerre civile de Genève. (G.A.)

2 – Les Honnêtetés littéraires. (G.A.)

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

4 – On avait répandu le bruit que la servante catholique des Calas était morte, et qu’en mourant elle avait déclaré que Jean Calas était bien l’assassin de son fils. Voyez la Déclaration juridique. (G.A.)

5 – Mignot. (G.A.)

6 – D’Hornoy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Chardon.

 

5 Avril 1767.

 

 

          Monsieur, il paraît par la lettre dont vous m’honorez, du 27 de mars, que vous avez vu des choses bien tristes dans les deux hémisphères. Si le pays d’Eldorado avait été cultivable, il y a grande apparence que l’amiral Drake s’en serait emparé, ou que les Hollandais y auraient envoyé quelques colonies de Surinam. On a bien raison de dire de la France :

 

Non ili imperium pelagi ;

 

Æneid., liv. I, v. 142.

 

 

mais si on ajoute :

 

Illa se jactet in aula.

 

Æneid., liv. I, v. 144.

 

ce ne sera pas in aula tolosana (1).

 

          Je suis persuadé, monsieur, que vous auriez couru toute l’Amérique sans pouvoir trouver, chez les nations nommées sauvages, deux exemples consécutifs d’accusations de parricides, et surtout de parricides commis par amour de la religion. Vous auriez trouvé encore moins, chez des peuples qui n’ont qu’une raison simple et grossière, des pères de famille condamnés à la roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre toutes les probabilités humaines.

 

          Il faut que la raison languedochienne soit d’une autre espèce que celle des autres hommes. Notre jurisprudence a produit d’étranges scènes depuis quelques années ; elles font frémir le reste de l’Europe. Il est bien cruel que, depuis Moscou jusqu’au Rhin, on dise que, n’ayant su nous défendre ni sur mer ni sur terre, nous avons eu le courage de rouer l’innocent Calas ; de pendre en effigie et de ruiner en réalité la famille Sirven ; de disloquer dans les tortures le petit-fils d’un lieutenant-général, un enfant de dix-neuf ans ; de lui couper la main et la langue, de jeter sa tête d’un côté, et son corps de l’autre, dans les flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir passé devant une procession de capucins sans ôter son chapeau. Je voudrais que les  gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs paillers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux, qu’ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l’atrocité fanatique qui règne d’un côté, et de la douceur, de la politesse, des grâces, de l’enjouement et de la philosophie indulgente qui règnent de l’autre ; et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l’Europe n’a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés ; car il est très vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies.

 

          Vous me paraissez trop philosophe, monsieur, et vous me marquez trop de bonté, pour que je ne vous parle pas avec toute la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de remuer, dans l’horrible château (2) où vous allez tous les jours le cloaque de nos malheurs. La brillante fonction de faire valoir le code de la raison et l’innocence des Sirven sera plus consolante pour une âme comme la vôtre. Je suis bien sensiblement touché des dispositions où vous êtes de sacrifier votre temps, et même votre santé, pour rapporter et pour juger l’affaire des Sirven, dans le temps que vous êtes enfoncé dans le labyrinthe de la Cayenne. Nous vous supplions, Sirven et moi, de ne vous point gêner. Nous attendrons votre commodité avec une patience qui ne nous coûtera rien, et qui ne diminuera pas assurément notre reconnaissance. Que cette malheureuse famille soit justifiée à la Saint-Jean ou à la Pentecôte, il n’importe ; elle jouit du moins de la liberté et du soleil, et l’intendant de la Cayenne n’en jouit pas. C’est au plus malheureux que vous donnez bien justement vos premiers soins ; et je suis encore étonné que, dans la multitude de vos affaires, vous ayez trouvé le temps de m’écrire une lettre que j’ai relue plusieurs fois avec autant d’attendrissement que d’admiration. Pénétré de ces sentiments et d’un sincère respect, j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Le parlement de Toulouse. (G.A.)

2 – Le Palais de justice. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M.***.

 

6 Avril 1767 (1).

 

 

          Je comptais, monsieur, vous remercier de jour en jour en connaissance de cause, et vous parler du plaisir que m’aurait fait le livre que vous avez bien voulu m’envoyer, mais je ne l’ai point encore reçu. Il est, depuis près de trois semaines, à la douane de Lyon. Il n’y a plus de communication entre Lyon et Genève. Votre livre est arrêté avec du vin de Bourgogne Passe encore pour du vin, mais je ne puis supporter qu’on me prive d’un ouvrage dont on m’a dit tant de bien, et dans lequel j’espérais m’instruire. Je fais beaucoup plus de cas de mon âme que de mon gosier, et je consens que les soldats qui m’entourent boivent mon vin, pourvu que je vous lise.

 

          Au reste, que puis-je vous répondre sur l’article de J.-J. Rousseau, sinon que je le plains beaucoup d’avoir insulté ses amis et ses bienfaiteurs, d’avoir manqué à sa patrie et d’avoir mérité l’indignation des ministres à qui nous devons la paix. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Desprez de Crassi.

 

A Ferney, 8 Avril (1).

 

 

          Monsieur, vous me pénétrez de joie en m’apprenant votre heureux succès ; je me flatte que tout sera bientôt réglé à votre satisfaction. Vous méritiez bien assurément la justice qu’on vous a rendue. Personne ne s’intéressera jamais plus que moi à tous vos avantages. Je suis bien fâché que mon âge et ma mauvaise santé m’empêchent de venir vous dire avec quels sentiments respectueux j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

9 Avril 1767.

 

 

          On reçoit dans ce moment la nouvelle que l’étui de mathématiques est arrivé. Le quart de cercle (1) que vous demandez ne sera pas sitôt prêt : vous savez que jamais les ouvriers de Genève n’ont été si profonds politiques et si mauvais artisans. On se donne beaucoup, dans ce pays-là, le passe-temps de se tuer : voilà quatre suicides en six semaines : mais on n’accuse pas encore les pères de tuer leurs enfants ; il faut espérer que cette mode viendra de France.

 

          L’aventure de la servante est heureuse (2). Fréron la contait en s’enivrant avec ses garçons empoisonneurs. Je vous l’ai déjà dit, nos ennemis amassent des charbons ardents sur leur tête. M. de Lavaysse, à qui je fais mille compliments, sait la demeure de M. l’abbé Sabatier (3) ; il faudra absolument le faire appeler en témoignage.

 

          J’apprends qu’une horde de barbares a fait beau bruit aux Scythes ; ces gens-là ne respectent point la vieillesse.

 

          Adieu, mon digne et vertueux ami ; souvenez-vous de ce que vous avez promis de donner à madame de Florian.

 

          Embrassez bien pour moi le très aimable Lembertad.

 

 

1 – La réimpression de la première partie de l’opuscule de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites. (G.A.)

2 – Voyez la lettre du 3 avril à Florian. (G.A.)

3 – Futur auteur des Trois siècles, alors flatteur des philosophes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

10 Avril 1767.

 

 

 

          Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 3. Coqueley a certainement approuvé les infamies de Fréron sur la famille Calas, j’en suis certain ; mais, pour ne pas compromettre M. de Beaumont, retranchons ce passage. Je crois que vous pouvez très bien faire imprimer la lettre (1), par Merlin, avec l’addition que je vous envoie ; cette publication me paraît essentielle. Au reste les Welches sont bien welches ; mais il faut les forcer à goûter le noble et le simple. Ils commencent à n’aimer que les tours de passe-passe et les tours de force. Le goût dégénère en tout genre ; c’est aux Français à ramener les Welches. Je n’ai reçu encore ni le ballot, ni les mémoires pour Sirven, ni aucun envoi de Lyon. Je suis dans la position la plus désagréable et la plus gênante. Pourquoi faut-il que je sois dans un désert, et séparé de vous !

 

          On m’a envoyé de province une espèce de dialogue entre l’auteur de Bélisaire et un moine (2). L’auteur a trouvé dans saint Paul qu’il ne faut pas damner Marc-Aurèle. Il pourrait faire rougir la Sorbonne, si les corps rougissaient. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Celle du 20 Mars. (G.A.)

2 – Voyez l’Anecdote sur Bélisaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

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