DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un caloyer et un homme de bien - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
ENTRE UN CALOYER ET UN HOMME DE BIEN.
TRADUIT DU GREC VULGAIRE,
PAR D. J. J. R. C. D. C. D. G.
- 1763 -
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[Ce Dialogue parut en 1763, avec la date de 1764, sous le titre de : Catéchisme de l’honnête homme ou Dialogue entre un caloyer et un homme de bien, traduit du grec par . J. J R. C. D. C. D. G., c’est-à-dire par Dom Jean-Jacques Rousseau ci-devant citoyen de Genève.
En 1765, il fut réimprimé dans le Recueil nécessaire avec des variantes dans le texte et dans les lettres de la signature. Celle-ci portait D. L. F. R. C. D. C. D. G. On ne sait qui Voltaire voulut désigner cette fois. Ce Dialogue est un de ces nombreux écrits de propagande dans lesquels Voltaire se plaisait à résumer toutes les absurdités et toutes les contradictions de la Bible et des Evangiles.] (G.A.)
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LE CALOYER. (1)
Puis-je vous demander, monsieur, de quelle religion vous êtes dans Alep, au milieu de cette foule de sectes qui sont ici reçues, et qui servent toutes à faire fleurir cette grande ville ? Etes-vous mahométan du rite d’Omar ou de celui d’Ali ? suivez-vous les dogmes des anciens parsis, ou de ces sabéens si antérieurs aux parsis, ou des brames qui se vantent d’une antiquité encore plus reculée ? Seriez-vous juif ? êtes-vous chrétien du rite grec, ou de celui des Arméniens, ou des Cophtes ou des Latins ?
L’HONNÊTE HOMME.
J’adore Dieu, je tâche d’être juste, et je cherche à m’instruire.
LE CALOYER.
Mais ne donnez-vous pas la préférence aux livres juifs sur le Zend-Avesta, sur le Veidam, sur l’Alcoran (2) ?
L’HONNÊTE HOMME.
Je crains de n’avoir pas assez de lumières pour bien juger des livres, et je sens que j’en ai assez pour voir, dans le grand livre de la nature, qu’il faut adorer et aimer son maître.
LE CALOYER.
Y a-t-il quelque chose qui vous embarrasse dans les livres juifs ?
L’HONNÊTE HOMME.
Oui, j’avoue que j’ai de la peine à concevoir ce qu’ils rapportent. J’y vois quelques incompatibilités dont ma faible raison s’étonne.
1°/ Il me semble difficile que Moïse ait écrit dans un désert le Pentateuque qu’on lui attribue (3). Si son peuple venait d’Egypte où il avait demeuré, dit l’auteur, quatre cents ans (quoiqu’il se trompe de deux cents), ce livre eût été probablement écrit en égyptien ; et on nous dit qu’il l’était en hébreu.
Il devait être gravé sur la pierre ou sur le bois ; on n’avait, du temps de Moïse, d’autre manière d’écrire. C’était un art fort difficile, qui demandait de longs préparatifs ; il fallait polir le bois ou la pierre. Il n’y a pas d’apparence que cet art pût être exercé dans un désert où, selon ce livre même, la horde juive n’avait pas de quoi se faire des habits et des souliers, et où Dieu fut obligé de faire un miracle continuel pendant quarante années pour leur conserver leurs vêtements et leurs chaussures sans dépérissement. Il est si vrai qu’on n’écrivait que sur la pierre que l’auteur du livre de Josué dit que le Deutéronome fut écrit sur un autel de pierres brutes enduites de mortier. Apparemment que Josué n’avait pas intention que ce livre fût durable (4).
2°/ Les hommes les plus versés dans l’antiquité pensent que ces livres ont été écrits plus de sept cents ans après Moïse. Ils se fondent sur ce qu’il y est parlé des rois, et qu’il n’y eut de rois que longtemps après Moïse ; sur la position des villes, qui est fausse si le livre fut écrit dans le désert, et vraie s’il fut écrit à Jérusalem ; sur les noms de villes ou de bourgades dont il est parlé, et qui ne furent fondées ou appelées du nom qu’on leur donne qu’après plusieurs siècles, etc.
3°/ Ce qui peut un peu effaroucher dans les écrits attribués à Moïse, c’est que l’immortalité de l’âme, les récompenses et les peines après la mort, sont entièrement inconnues dans l’énoncé de ses lois. Il est étrange qu’il ordonne la manière dont on doit faire ses déjections, et ne parle en nul endroit de l’immortalité de l’âme. Serait-il possible que Moïse, inspiré de Dieu, eût préféré nos derrières à nos esprits (5), qu’il eût prescrit la façon d’aller à la garde-robe dans le camp israélite, et qu’il n’eût pas dit un seul mot de la vie éternelle (6) ? Zoroastre, antérieur au législateur juif, dit (7) : Honorez, aimez vos parents, si vous voulez avoir la vie éternelle ; et le Décalogue dit : Honore père et mère, si tu veux vivre longtemps sur la terre : il me semble que Zoroastre parle en homme divin, et Moïse en homme terrestre.
4°/ Les évènements racontés dans le Pentateuque étonnent ceux qui ont le malheur de ne juger que par leur raison, et dans qui cette raison aveugle n’est pas éclairée par une grâce particulière. Le premier chapitre de la Genèse est si au-dessus de nos conceptions, qu’il fut défendu chez les Juifs de le lire avant vingt-cinq ans.
On voit avec un peu de surprise que Dieu vienne se promener tous les jours à midi dans le jardin d’Eden ; que les sources de quatre fleuves, éloignées prodigieusement les unes des autres, forment une fontaine dans ce même jardin ; que le serpent parle à Eve, attendu qu’il est le plus subtil des animaux, et qu’une ânesse, qui ne passe pas pour si subtile, parle aussi plusieurs siècles après ; (8) que Dieu ait séparé la lumière des ténèbres, comme si les ténèbres étaient quelque chose de réel ; qu’il ait fait la lumière, qui émane du soleil, avant le soleil lui-même qu’après avoir fait l’homme et la femme, il ait ensuite tiré la femme d’une côte de l’homme, qu’il ait mis de la chair à la place de cette côte ; qu’il ait condamné Adam à la mort, et toute sa postérité à l’enfer pour une pomme ; qu’il ait mis un signe de sauvegarde à Caïn qui avait assassiné son frère, et que ce Caïn ait craint d’être tué par les hommes qui peuplaient alors la terre, tandis que, selon le texte, le genre humain était borné à la famille d’Adam ; que de prétendues cataractes dans le ciel aient inondé la terre ; que tous les animaux soient venus s’enfermer un an dans un coffre.
Après ce nombre prodigieux de fables qui semblent toutes plus absurdes que les Métamorphoses d’Ovide, on n’est pas moins surpris (9) que Dieu délivre de la servitude en Egypte six cent mille combattants de son peuple, sans compter les vieillards, les enfants et les femmes ; que ces six cent mille combattants, après les plus éclatants miracles, égalés pourtant par les magiciens d’Egypte, s’enfuient au lieu de combattre leurs ennemis ; qu’en fuyant ils ne prennent pas le chemin du pays où Dieu les conduit ; qu’ils se trouvent entre Memphis et la mer Rouge ; que Dieu leur ouvre cette mer, et la leur fasse passer à pied sec pour les faire périr dans des déserts affreux, au lieu de les mener dans la terre qu’il leur a promise ; que ce peuple, sous la main et sous les yeux de Dieu même, demande au frère de Moïse un veau d’or pour l’adorer ; que ce veau d’or soit jeté en fonte en un seul jour ; que Moïse réduise cet or en poudre impalpable, et la fasse avaler au peuple ; que vingt-trois mille hommes de ce peuple se laissent égorger par des lévites, en punition d’avoir érigé ce veau d’or, et qu’Aaron, qui l’a jeté en fonte, soit déclaré grand prêtre pour récompense ; qu’on ait brûlé deux cent cinquante hommes d’une part, et quatorze mille sept cents hommes de l’autre, qui avaient disputé l’encensoir à Aaron ; et que, dans une autre occasion, Moïse ait encore fait tuer vingt-quatre mille hommes de son peuple.
5°/ Si l’on s’en tient aux plus simples connaissances de la physique, et qu’on ne s’élève pas jusqu’au pouvoir divin, il sera difficile de penser qu’il y ait eu une eau qui ait fait crever les femmes adultères, et qui ait respecté les femmes fidèles.
On voit encore avec plus d’étonnement un vrai prophète parmi les idolâtres, dans la personne de Balaam.
6°/ On est encore plus surpris que, dans un village du petit pays de Madian, le peuple juif trouve 675,000 brebis, 72,000 bœufs, 61,000 âne, 32,000 pucelles ; et on frissonne d’horreur quand on lit que les Juifs, par ordre du Seigneur, massacrèrent tous les mâles et toutes les veuves, les épouses et les mères, et ne gardèrent que les petites filles.
7°/ Le soleil qui s’arrête en plein midi pour donner plus de temps aux Juifs de tuer les Amorrhéens déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel ; le Jourdain qui ouvre son lit comme la mer Rouge pour laisser passer ces Juifs qui pouvaient passer si aisément à gué (10) ; les murailles de Jéricho qui tombent au son des trompettes ; tant de prodiges de toute espèce exigent, pour être crus, le sacrifice de la raison et la foi la plus vive. Enfin à quoi aboutissent tant de miracles opérés par Dieu même pendant des siècles en faveur de son peuple ? à le rendre presque toujours l’esclave des autres nations.
8°/ Toute l’histoire de Samson, et de ses amours, et de ses cheveux, et de son lion, et de ses trois cents renards, semble plus faite pour amuser l’imagination que pour édifier l’esprit. Celles de Josué et de Jephté semblent barbares.
9°/ L’histoire des Rois est un tissu de cruautés et d’assassinats qui fait saigner le cœur. Presque tous les faits sont incroyables. Le premier roi juif Saül ne trouve chez son peuple que deux épées, et son successeur David laisse plus de vingt milliards d’argent comptant. Vous dites que ces livres sont écrits par Dieu même ; vous savez que Dieu ne peut mentir : donc si un seul fait est faux, tout le livre est une imposture.
10°/ Les prophètes ne sont pas moins révoltants pour un homme qui n’a pas le don de pénétrer le sens caché et allégorique des prophéties. Il voit avec peine Jérémie se charger d’un bât et d’un collier, et se faire lier avec des cordes ; Osée à qui Dieu commande, en termes formels, de faire des fils de putain à une putain publique, d’en faire ensuite à une femme adultère Isaïe qui marche tout nu dans la place publique ; Ezéchiel qui se couche trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et quarante sur le côté droit, qui mange un livre de parchemin, qui couvre son pain d’excréments d’hommes, et ensuite de bouse de vache ; Oolla et Ooliba qui établissent un bordel (11), et à qui Dieu dit qu’elles n’aiment que les membres d’un âne et le sperme d’un cheval. Certainement si le lecteur n’est pas instruit des usages du pays et de la manière de prophétiser, il peut craindre d’être scandalisé ; et quand il voit Elisée faire dévorer quarante enfants par des ours, pour l’avoir appelé tête chauve, un châtiment si peu proportionné à l’offense peut lui inspirer plus d’horreur que de respect.
Pardonnez-moi donc si les livres juifs m’ont causé quelque embarras. Je ne veux pas avilir l’objet de votre vénération ; j’avoue même que je peux me tromper sur les choses de bienséance et de justice, qui ne sont peut-être pas les mêmes dans tous les temps ; je me dis que nos mœurs sont différentes de celles de ces siècles reculés ; mais peut-être aussi la préférence que vous avez donnée au Nouveau Testament sur l’Ancien peut servir à justifier mes scrupules. Il faut bien que la loi des Juifs ne vous ait pas paru bonne, puisque vous l’avez abandonnée ; car si elle était réellement bonne, pourquoi ne l’auriez-vous pas toujours suivie et, si elle était mauvaise, comment était-elle divine ?
LE CALOYER.
L’Ancien Testament a ses difficultés. Mais vous m’avouez donc que le Nouveau Testament ne fait pas naître en vous les mêmes doutes et les mêmes scrupules que l’Ancien ?
L’HONNÊTE HOMME.
Je les ai lus tous deux avec attention ; mais souffrez que je vous expose les inquiétudes où me jette mon ignorance. Vous les plaindrez, et vous les calmerez.
Je me trouve ici avec des chrétiens arméniens qui disent qu’il n’est pas permis de manger du lièvre ; avec des Grecs qui assurent que le Saint-Esprit ne procède point du Fils ; avec des nestoriens qui nient que Marie soit mère de Dieu ; avec quelques Latins qui se vantent qu’au bout de l’Occident les chrétiens d’Europe pensent tout autrement que ceux d’Asie et d’Afrique. Je sais que dix ou douze sectes en Europe s’anathématisent les unes les autres ; les musulmans qui m’entourent regardent d’un œil de mépris tous ces chrétiens que cependant ils tolèrent Les juifs ont également en exécration les chrétiens et les musulmans ; les guèbres les méprisent tous ; et le peu qui reste de sabéens ne voudraient manger avec aucun de ceux que je vous ai nommés : le brame ne peut souffrir ni sabéens, ni guèbres, ni chrétiens, ni mahométans, ni juifs.
J’ai cent fois souhaité que Jésus-Christ, en venant s’incarner en Judée, eût réuni toutes ces sectes sous ses lois. Je me suis demandé pourquoi, étant Dieu, il n’a pas usé des droits de la divinité ? pourquoi, en venant nous délivrer du péché, il nous a laissés dans le péché ? pourquoi, en venant éclairer tous les hommes, il a laissé presque tous les hommes dans l’erreur ?
Je sais que je ne suis rien ; je sais que du fond de mon néant je ne dois pas interroger l’Etre des êtres ; mais il m’est permis, comme à Job, d’élever mes respectueuses plaintes du sein de ma misère.
Que voulez-vous que je pense quand je vois deux généalogies (12) de Jésus directement contraires l’une à l’autre ; et que ces généalogies, qui sont si différentes dans les noms et dans le nombre de ses ancêtres, ne sont pourtant pas la sienne, mais celle de son père Joseph, qui n’est pas son père ?
Je donne la torture à mon esprit pour comprendre comment un Dieu est mort. Je lis les livres sacrés et les profanes de ces temps-là ; un seul de ces livres sacrés (13) me dit qu’une étoile nouvelle parut en Orient, et conduisit des mages aux pieds de Dieu qui venait de naître. Aucun profane ne parle de cet événement à jamais mémorable, qui semble devoir avoir été aperçu par la terre entière, et marqué dans les fastes de tous les Etats. Un évangéliste (14) me dit qu’un roi nommé Hérode, à qui les Romains, maîtres du monde connu, avaient donné la Judée, entendit dire que l’enfant qui venait de naître dans une étable devait être roi des Juifs ; mais comment, et à qui, et sur quel fondement entendit-il dire cette étrange nouvelle ? Est-il possible que ce roi, qui n’avait pas perdu le sens, ait imaginé de faire égorger tous les petits enfants du pays, pour envelopper dans le massacre un enfant obscur ? Y a-t-il un exemple sur la terre d’une fureur si abominable et si insensée ?
Je vois que les Evangiles qui nous restent se contredisent presque à chaque page. J’ouvre l’histoire de Josèphe, auteur presque contemporain ; Josèphe, parent de Mariamne sacrifiée par Hérode ; Josèphe ennemi naturel de ce prince ; il ne dit pas un mot de cette aventure ; il est Juif et il ne parle pas même de ce Jésus né chez les Juifs (15).
Que d’incertitudes m’accablent dans la recherche importante de ce que je dois adorer et de ce que je dois croire ! Je lis les Ecritures, et je n’y vois nulle part que Jésus, reconnu depuis pour Dieu, se soit jamais appelé Dieu ; je vois même tout le contraire ; il dit que son père est plus grand que lui, que le père seul sait ce que le fils ignore. Et comment encore ces mots de père et de fils se doivent-il entendre chez un peuple où, par les fils de Bélial, on voulait dire les méchants, et par les fils de Dieu, on désignait les hommes justes ? J’adopte quelques maximes de la morale de Jésus ; mais quel législateur enseigna jamais une mauvaise morale ? dans quelle religion l’adultère, le larcin, le meurtre, l’imposture, ne sont-ils pas défendus ? le respect pour les parents, l’obéissance aux lois, la pratique de toutes les vertus expressément ordonnés ?
Plus je lis, plus mes peines redoublent. Je cherche des prodiges dignes d’un Dieu, attestés par l’univers. J’ose dire, avec cette naïveté douloureuse qui craint de blasphémer, que les diables envoyés dans le corps d’un troupeau de cochons, de l’eau changée en vin en faveur de gens qui étaient ivres, un figuier séché pour n’avoir pas porté des figues avant le temps, etc., ne remplissent pas l’idée que je m’étais faite du maître de la nature, annonçant et prouvant la vérité par des miracles éclatants et utiles. Puis-je adorer ce maître de la nature dans un Juif qu’on dit transporté par le diable sur le haut d’une montagne dont on découvre tous les royaumes de la terre ?
Je lis les paroles qu’on rapporte de lui ; j’y vois une prochaine arrivée du royaume des cieux figuré par un grain de moutarde, par un filet à prendre des poissons, par de l’argent mis à usure, par un souper auquel on fait entrer par force des borgnes et des boiteux : Jésus dit qu’on ne met point de vin nouveau dans de vieux tonneaux, que l’on aime mieux le vin vieux que le nouveau. Est-ce ainsi que Dieu parle ?
Enfin comment puis-je reconnaître Dieu dans un Juif de la populace, condamné au dernier supplice pour avoir mal parlé des magistrats à cette populace, et suant d’une sueur de sang dans l’angoisse et dans la frayeur que lui inspirait la mort ? est-ce là Platon ? est-ce là Socrate, ou Antonin, ou Epictète, ou Zaleucus, ou Solon, ou Confucius ? Qui de tous ces sages n’a écrit, n’a parlé d’une manière plus conforme aux idées que nous avons de la sagesse ? et comment pouvons-nous juger autrement que par nos idées ?
Quand je vous ai dit que j’adoptais quelques maximes de Jésus, vous avez dû sentir que je ne puis les adopter toutes. J’ai été affligé en lisant : « Je suis venu apporter le glaive, et non la paix ; je suis venu diviser le fils et le père, la fille, la mère, et les parents. » Je vous avoue que ces paroles m’ont saisi de douleur et d’effroi ; et si je regardais ces paroles comme une prophétie, je croirais en voir l’accomplissement dans les querelles qui ont divisé les chrétiens dès les premiers temps, dans les guerres civiles qui leur ont mis les armes à la main pendant tant de siècles, dans les assassinats de tant de princes, dans les horribles malheurs de tant de familles.
J’avoue encore que des mouvements d’indignation et de pitié se sont élevés dans mon cœur, quand j’ai vu Pierre faire apporter à ses pieds l’argent de ses sectateurs. Ananie et Saphire ont gardé quelque chose pour eux du prix de leur champ ; ils ne l’ont pas dit ; et Pierre les punit en faisant mourir subitement le mari et la femme. Hélas ! ce n’était pas là le miracle que j’attendais de ceux qui disent qu’ils ne veulent pas la mort du pécheur, mais sa conversion. J’ai osé penser que si Dieu faisait des miracles, ce serait pour guérir les hommes, et non pour les tuer ; ce serait pour les corriger, et non pour les perdre ; qu’il est un Dieu de miséricorde, et non un tyran homicide. Ce qui m’a le plus révolté dans cette histoire, c’est que Pierre, ayant fait mourir Ananie, et voyant venir Saphire sa femme, ne l’avertit pas, ne lui dit pas, « Gardez-vous de réserver pour vous quelques oboles ; si vous en avez, avouez tout, donnez tout, craignez le sort de votre mari ; » au contraire, il la fait tomber dans le piège ; il semble qu’il se réjouisse de frapper une seconde victime. Je vous avoue que cette aventure m’a toujours fait dresser les cheveux, et que je ne me suis consolé que quand j’en ai vu l’impossibilité et le ridicule.
Puisque vous me permettez de vous expliquer mes pensées, je continue, et je dis que je n’ai trouvé aucune trace du christianisme dans l’histoire de Jésus. Les quatre Evangiles qui nous restent sont en opposition sur plusieurs faits mais ils attestent uniformément que Jésus fut soumis à la loi de Moïse depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui de sa mort. Tous ses disciples fréquentèrent la synagogue, ils prêchaient une réforme ; mais ils n’annonçaient pas une religion différente : les chrétiens ne furent absolument pas une religion différente : les chrétiens ne furent absolument séparés des Juifs que longtemps après. Dans quel temps précis Dieu voulut-il donc qu’on cessât d’être Juif et qu’on fût chrétien ? Qui ne voit que le temps a tout fait, que tous les dogmés sont venus les uns après les autres ?
Si Jésus avait voulu établir une Eglise chrétienne, n’en eût-il pas enseigné les lois ? n’aurait-il pas lui-même établi tous les rites ? n’aurait-il pas annoncé les sept sacrements dont il ne parle pas ? n’aurait-il pas dit : Je suis Dieu, engendré et non fait ; le Saint-Esprit procède de mon père sans être engendré ; j’ai deux volontés et une personne ; ma mère est mère de Dieu ? au contraire il dit à sa mère : « Femme qu’y a-t-il entre vous et moi ? » Il n’établit ni dogme, ni rite, ni hiérarchie ; ce n’est donc pas lui qui a fait sa religion.
Quand les premiers dogmes commencent à s’établir, je vois les chrétiens soutenir ces dogmes par des livres supposés ; ils imputent aux sibylles des vers acrostiches sur le christianisme (16) ; ils forgent des histoires, des prodiges, dont l’absurdité est palpable. Telle est, par exemple, l’histoire de la nouvelle ville de Jérusalem bâtie dans l’air, dont les murailles avaient cinq cents lieues de tour et de hauteur, qui se promenait sur l’horizon pendant toute la nuit, et qui disparaissait au point du jour ; telle est la querelle de Pierre et de Simon le Magicien devant Néron (17) ; tels sont cent contes non moins absurdes.
Que de miracles puérils on a forgés ! que de faux martyres, que de légendes ridicules ! Portenta judaica rides.
Comment celui qui a écrit la légende de Luc, sous le nom de bonne nouvelle (18), a-t-il eu le front de dire, au chap. XXI, que la génération dans laquelle il vivait ne passerait pas sans que les vertus des cieux fussent ébranlées ; sans qu’il y eût des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles sans qu’enfin Jésus vînt dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté ? Certainement il n’y eut ni signe dans le soleil, dans la lune, et dans les étoiles, ni de vertu des cieux ébranlées, ni de jésus venant majestueusement dans les nuées.
Comment le fanatique qui rédigea les Epîtres de Paul est-il assez téméraire pour lui faire dire : « J’ai appris de Jésus que nous qui vivons nous sommes réservés pour son avénement sitôt que le signal aura été donné par la trompette, ceux qui sont morts en Jésus ressusciteront les premiers ; puis nous autres qui sommes vivants nous serons emportés avec eux dans l’air pour aller au-devant de Jésus ? »
Cette belle prédiction s’est-elle accomplie ? Paul et les Juifs chrétiens allèrent-ils dans l’air au-devant de Jésus au son de la trompette ? Et où, s’il vous plaît, Paul avait-il appris de Jésus ces merveilleuses choses, lui qui ne l’avait jamais vu, lui qui avait servi de satellite et de bourreau contre ses disciples, lui qui avait aidé à lapider Etienne ? Avait-il parlé à Jésus quand il fut ravi au troisième ciel ? Et qu’est-ce que ce troisième ciel ? est-ce Mercure ou Mars ? En vérité, si on lisait avec attention, on serait saisi d’horreur et de pitié à chaque page.
1 – Moine grec. (G.A.)
2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chapitres IV, V, VI, VII. (G.A.)
3 – Toutes les objections que Voltaire fait ici se trouvent avec plus de développements, tome IV, dans la Bible expliquée. (G.A.)
4 – Les deux dernières phrases furent ajoutées dans le Recueil nécessaire. (G.A.)
5 – Deutéronome, chap. XXIII, vers 12, 13 et 14.
6 – Cette phrase date du Recueil nécessaire. (G.A.)
7 – Voyez le Sadder.
8 – Toute la fin de l’alinéa fut ajoutée dans le Recueil nécessaire. (G.A.)
9 – Ce commencement est aussi du Recueil. (G.A.)
10 – Les sept derniers mots ne se trouvaient pas dans la première édition. (G.A.)
11 – La fin de la phrase date encore du Recueil nécessaire. (G.A.)
12 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article GÉNÉALOGIES. (G.A.)
13 – L’Evangile de Matthieu (G.A.)
14 – Encore Matthieu. (G.A.)
15 – Il y a bien un passage où il s’agit de Jésus ; mais c’est, comme nul n’ignore, une interpolation. (G.A.)
16 – Voyez l’Essai sur les mœurs, introduction, Des Sibylles chez les Grecs. (G.A.)
17 – Voyez ANCIENS ÉVANGILES, Relation de Marcel. (G.A.)
18 – C’est-à-dire sous le nom d’Evangile. (G.A.)