CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 5

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à M. le duc de Choiseul.

 

SUR LE CORDON DE TROUPES AUPRÈS DE GENÈVE.

 

9 Janvier 1767.

 

 

          Mon héros, mon protecteur, c’est pour le coup que vous êtes mon colonel. Le satrape Elochivis (1) environne mes poulaillers de ses innombrables armées, et le bon homme qui cultive son jardin au pied du mont Caucase est terriblement embarrassé par votre funeste ambition.

 

          Permettez-moi la liberté grande de vous dire que vous avez le diable au corps. Maman Denis et moi nous nous jetons à vos pieds. Ce n’est pas les Génevois que vous punissez, c’est nous, grâce à Dieu. Nous sommes cent personnes à Ferney qui manquons de tout, et les Génevois ne manquent de rien. Nous n’avons pas aujourd’hui de quoi donner à dîner aux généraux de votre armée.

 

          A peine l’ambassadeur de votre sublime Porte eut-il assuré que le roi de Perse prenait les honnêtes Scythes sous sa protection et sauvegarde spéciale, que tous les bons Scythes s’enfuirent. Les habitants de Scythopolis peuvent aller où ils veulent, et revenir, et passer, et repasser, avec un passe-port du chiaoux Hennin ; et nous, pauvres Persans, parce que nous sommes votre peuple, nous ne pouvons ni avoir à manger, ni recevoir nos lettres de Babylone, ni envoyer nos esclaves chercher une médecine chez les apothicaires de Scythopolis.

 

          Si votre tête repose sur les deux oreillers de la justice et de la compassion, daignez répandre la rosée de vos faveurs sur notre disette.

 

          Dès qu’on eut publié votre rescrit impérial dans la superbe ville de Gex, où il n’y a ni pain ni pâte, et qu’on eut reçu la défense d’envoyer du foin chez les ennemis, on leur en fit passer cent fois plus qu’ils n’en mangeront en une année. Je souhaite qu’il en reste assez pour nourrir les troupes invincibles qui bordent actuellement les frontières de la Perse.

 

          Que votre sublimité permette donc que nous lui adressions une requête qui ne sera point écrite en lettres d’or, sur un parchemin couleur de pourpre, selon l’usage, attendu qu’il nous reste à peine une feuille de papier, que nous réservons pour votre éloge.

 

          Nous demandons un passe-port signé de votre main prodigue en bienfaits, pour aller, nous et nos gens, à Genève ou en Suisse, selon nos besoins ; et nous prierons Zoroastre qu’il intercède auprès du grand Orosmade, pour que tous les péchés de la chair que vous avez pu commettre vous soient remis.

 

 

1 – Anagramme de Choiseul. Voyez la dédicace des Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Montyon.

 

Ferney, par Genève, 9 Janvier 1767.

 

 

          Monsieur, c’est une grande consolation que vous soyez le juge de ma nièce, madame Denis ; car, pour moi, n’ayant rien, on ne peut rien m’ôter : j’ai tout donné. Le château que j’ai bâti lui appartient ; les chevaux, les équipages, tout est à elle. C’est elle que les cerbères de bureau d’entrée persécutent ; nous savons tous deux l’honneur de vous écrire pour vous supplier de nous tirer des griffes des portiers de l’enfer.

 

          Vous avez sans doute entre les mains, monsieur, tous nos mémoires envoyés à M. le vice-chancelier, qui sont exactement conformes les uns aux autres, parce que la vérité est toujours semblable à elle-même.

 

          Il est absurde de supposer que madame Denis et moi nous fassions un commerce de livres étrangers : il est très aisé de savoir que la dame Doiret de Châlons, à laquelle les marchandises sont adressées par une autre Doiret, toute la vérité de cette affaire, et où est la friponnerie.

 

          Nous n’avons jamais connu aucune Doiret, y en eût-il cent : il y a une femme Doiret qui est venue dans le pays en qualité de fripière ; elle a acheté des habits de nos domestiques, sans que nous l’ayons jamais vue ; elle a remprunté d’eux un vieux carrosse et des chevaux de labourage de notre ferme, éloignée du château, pour la conduire ; et nous n’en avons été instruits qu’après la saisie.

 

          Loin de contrevenir en rien à la police du royaume, j’ai augmenté considérablement la ferme du roi sur la frontière où je suis en défrichant les terres, et en bâtissant onze maisons ; et, loin de faire la moindre contrebande, j’ai armé trois fois mes vassaux et mes gens contre les fraudeurs. Je ne suis occupé qu’à servir le roi, et j’ai trouvé dans les belles-lettres mon seul délassement à l’âge de soixante-treize ans.

 

          Nous avons encore beaucoup plus de confiance en vos bontés, monsieur, que nous n’avons de chagrin de cette aventure inattendue. M. d’Argental peut vous certifier sur son honneur que nous n’avons aucun tort madame Denis, ni moi ; et mon neveu, l’abbé Mignot, en est parfaitement instruit.

 

          Nous espérons recouvrer incessamment des pièces qui prouveront bien que nous n’avons jamais eu la moindre connaissance du commerce de la femme Doiret, ni de sa personne : nous vous demandons en grâce d’attendre, pour rapporter l’affaire, que les pièces vous soient parvenues. Madame Denis est trop malade pour avoir l’honneur de vous écrire ; et moi, qui l’ai été beaucoup plus qu’elle, j’espère que vous pardonnerez à un vieillard presque aveugle si j’emploie une main étrangère pour vous présenter le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire du roi.

 

          Je me joins à mon oncle, avec les mêmes sentiments, monsieur. Votre très humble et très obéissante servante. DENIS.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

A Ferney, 10 Janvier (1).

 

 

          Dans l’excès de ma douleur, madame, votre lettre a été pour moi d’une grande consolation. Il est vrai que cette douceur est encore empoisonnée par mes craintes ; car quelle faveur a faite M. le vice-chancelier en faisant juger l’affaire par une commission dont le président peut la criminaliser ?

 

          Il est certain que si on lui avait parlé d’abord au lieu de lui écrire trop tard, l’affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans ses premières démarches. M. d’Argental lui mande aujourd’hui qu’il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c’était à M. le vice-chancelier qu’il fallait s’adresser  et à quel autre, madame, était-il possible de recourir, lorsqu’on mandait le 23 décembre que c’était à M. le vice-chancelier que le malheureux receveur de Collonges venait d’écrire en droiture ? Collonges est le premier bureau de France, et M. le vice-chancelier lui a donné depuis longtemps les ordres les plus rigoureux, de sa propre main. M. d’Argental reçut le billet avant que M. le vice-chancelier, occupé d’autres affaires, pût recevoir le procès-verbal. C’était le cas de courir sur-le-champ à Versailles ; on arrêtait tout, on prévenait tout. Si M. d’Argental ne pouvait prendre sur lui de parler lui-même, c’était assurément le cas d’employer le crédit de M. le duc de Praslin.

 

          Madame la duchesse d’Enville n’a rien fait, si elle s’est contentée d’écrire ; il faut parler dans une affaire aussi importante, et parler fortement.

 

          M. le vice-chancelier a fait tout le contraire de ce que nous espérions : nous nous flattions qu’il retiendrait le fond de l’affaire à lui seul, et qu’il laisserait à la justice ordinaire le soin de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non.

 

          Nous demandions qu’il se fît instruire de ce que c’est qu’une femme Doiret, de Châlons ; nous empêchions par là qu’on ne perçât jusqu’à une dame Le Jeune, trop connue dans le pays où nous sommes, et surtout par les domestiques de M. de Beauteville, qui n’est que trop instruit de cette affaire.

 

          Un malheureux délai, dans des circonstances qui demandaient la plus grande célérité, nous jette dans un abîme nouveau ; et l’idée de faire passer la dame Le Jeune pour la parente de notre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre désespoir. Il n’y a rien de si funeste dans les affaires de cette espèce que les contradictions ; elles peuvent tenir lieu de conviction d’un délit que nous n’avons certainement pas commis, et ce n’est pas à moi de payer l’amende et d’être déshonorée dans le pays pour une femme étrangère, dont j’ignore absolument le commerce.

 

          Il était tout naturel de penser que M. le duc de Praslin, ou M. d’Argental, aurait prévenu d’un mot le funeste état où nous sommes.

 

          Tout ce qui reste à faire, à mon avis, c’est d’engager M. de Montyon, à différer son rapport, sous prétexte que nous avons encore des pièces essentielles à produire. C’est ce que mon oncle lui mande, et ce que mon frère (2), son ami intime, lui certifiera. On pourra, pendant ces délais, parler à M. le vice-chancelier, qui est le maître absolu de cette affaire, comme on l’avait marqué d’abord à M. d’Argental, et qui peut encore tout assoupir.

 

          Je vous avoue que je suis toute confondue que M. le duc de Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n’est certainement pas notre affaire, puisque les livres appartiennent à madame Le Jeune et non à nous. Il serait affreux que je fusse condamnée à l’amende pour elle. Cet affront serait capable de me faire mourir de douleur. La saisie est pleine d’irrégularités, et les gens du bureau de Collonges ne méritent que punition.

 

          Il est peut-être encore temps d’assoupir cette affaire, si on s’y prend avec la vivacité et la chaleur qu’elle mérite. Songez, madame, que, si elle était portée au criminel, il ne s’agit pas moins que de la vie pour les accusés, et qu’il y en a des exemples.

 

          Prenez sur vous, madame, de dire à M. le duc de Praslin la chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de parler à M. le vice-chancelier, et de faire enterrer dans un profond oubli une affaire dont l’éclat serait épouvantable. Pourquoi n’a-t-on pas pris ce parti d’abord ? Je m’y perds ; car il est bien certain que M. d’Argental a été instruit qu’il fallait parler à M. le vice-chancelier plus de cinq ou six heures avant que ce magistrat, occupé de l’affaire de M. de La Chalotais, ait pu lire la lettre du bureau de Collonges. Ce moment manqué et toute notre maison ayant été, ainsi que la pauvre Le Jeune, dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu’au 8 janvier, sans recevoir aucun mot d’avis, en proie aux discours affreux de la province et de Genève, nous nous voyons enfin traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un procès commence, comment il finira.

 

          Il ne faut pas se flatter que les conseillers d’Etat, que les maîtres des requêtes qui composent ce bureau se tairont : il y aura de l’éclat si l’affaire n’est pas étouffée. Il faudra bien que le receveur de Collonges dise ses raisons. Il nommera le quidam qui a accompagné madame Le Jeune et ce quidam se trouve tout juste celui qui peut tout perdre ; c’est ce fripon de Janin qui l’a vendue, après lui avoir fait les offres les plus pressantes ; c’est ce Janin contrôleur du bureau de Sacconex, dont nous obtiendrons probablement la destitution par M. Rougeot, fermier-général, notre ami, et par M. de La Reynière à qui nous avons écrit. Mais nous ne tenons rien, si nous ne sommes secondés. Il est si aisé de faire parler à des fermiers-généraux, que je ne conçois pas qu’on ait pu manquer ce préliminaire qui est d’une nécessité absolue. Si ce nommé Janin reste encore au pays de Gex quinze jours, j’aimerais autant que toute cette histoire fût dans la gazette, et vous verrez qu’elle y sera pour peu qu’on se néglige. Car malheureusement, en quelque endroit que soit mon oncle, il est sous le chandelier. Croyez-moi, madame, je vous en conjure ; exigeons de M. de Montyon qu’il diffère le rapport. Engagez M. le duc de Praslin à demander très sérieusement que tout soit assoupi. Je l’estime trop pour penser qu’il craigne de se compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler dès le 28 décembre. A quoi sert l’amitié, si elle n’agit pas ? Votre cœur entend le mien ; je vous suis attachée pour le reste de ma vie.

 

          Pardonnez-moi si je ne vous écris point de ma main ; je ne sais plus où j’en suis. Tout ce que je puis faire, madame, est de vous assurer des tendres sentiments que je vous ai voué pour jamais.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre est écrite au nom de madame Denis. (G.A.)

2 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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