CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 19
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à M. Marmontel.
28 Février 1767.
Chancelier de Bélisaire, on me dit que la Sorbonne demande des cartons. Ce n’est pas Bélisaire qui est aveugle, c’est la Sorbonne. Voici les propres mots d’une lettre de l’impératrice de Russie, en m’envoyant son édit sur la tolérance : « L’apothéose n’est pas si fort à désirer que l’on pense ; on la partage avec des veaux, des chats, des ognons, etc. Malheur aux persécuteurs ! ils méritent d’être rangés avec ces divinités-là. »
Elle ambitionnera votre suffrage, mon cher confrère, dès qu’elle aura lu votre Bélisaire, et n’y fera pas assurément de cartons. Cet ouvrage fera du bien à notre nation, je peux vous en répondre. Tout ce que je vous écris est toujours pour madame Geoffrin, car j’ai la vanité de croire que je pense comme elle. Si le roi de Pologne et l’impératrice de Russie ne s’entendaient pas sur la tolérance, je serais trop affligé. Bonsoir, mon cher confrère ; jouissez de votre gloire et du ridicule des docteurs.
à M. Panckoucke.
28 Février 1767.
J’ai reçu de vous, monsieur, une lettre charmante, et j’ai lu avec beaucoup de plaisir votre traduction de Lucrèce, et votre Mémoire sur l’impossibilité de la quadrature du cercle. Je vois que vous étiez fait pour être l’ami de M. de Buffon, et non pas de Catherin Fréron. Vous nous rappelez ces beaux jours où les Estienne honoraient la typographie par la science.
Je doute fort que M. de La Harpe, que je crois très supérieur au Tassoni, veuille s’abaisser à traduire le Tassoni. La Secchia rapita est un très plat ouvrage, sans invention, sans imagination, sans variété, sans esprit, et sans grâces. Il n’a eu cours en Italie que parce que l’auteur y nomme un grand nombre de familles auxquelles on s’intéressait. Si on voulait faire un poème burlesque, il faudrait choisir pour sujet les querelles de Genève (1), et surtout être plus plaisant que Tassoni, qui ne l’est point du tout en cherchant toujours à l’être.
Je vous suis très obligé, monsieur, de la bonté que vous avez de m’envoyer le livre que j’estime le plus (2). Je vous supplie de vouloir bien me mander dans quel temps il doit arriver à Lyon, afin de prendre des mesures pour le faire venir à Ferney. Toute communication est interrompue entre Lyon et Genève, et entre Genève et le pays de Gex J’espère que, malgré ces obstacles, je ne serai pas privé du beau présent que vous voulez bien me faire. J’ai reçu les volumes de M. de Buffon, et je vous en remercie. Tout ce qui me viendra de vous me sera précieux, excepté les feuilles de l’Année littéraire, auxquelles je me flatte que vous avez renoncé. Un homme de lettres comme vous, qui imprime M. de Buffon, n’est pas fait pour imprimer des sottises du pont Neuf.
Au reste, monsieur, je voudrais pouvoir vous prouver l’estime que vous m’avez inspirée, quand j’ai eu le plaisir de vous voir à Ferney. Tous les gens qui pensent doivent ambitionner votre amitié, et c’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Il avait déjà choisi et traité ce sujet en partie. (G.A.)
2 – L’Encyclopédie. (G.A.)
à M. Lacombe.
A Ferney, Février 1767.
Non, monsieur, vous n’êtes point mon libraire, vous êtes mon ami, vous êtes un homme de lettres et de goût, qui avez bien voulu faire imprimer un ouvrage d’un de mes autres amis, et qui voulez bien vous charger de donner une édition correcte des Scythes, dès que je pourrai vous faire connaître l’original.
La cruelle saison que nous éprouvons dans nos climats, monsieur, m’a réduit à un état qui ne m’a pas permis de répondre aussitôt que je l’aurais voulu à vos judicieuses lettres : je n’ai pu vous remercier de votre almanach (1), ni le lire. Les neiges dans lesquelles je suis enterré, ont attaqué mes yeux plus violemment que jamais. On dit que c’était la maladie de Virgile ; je n’ai que cela de commun avec lui. Je n’ai ni son talent ni la faveur d’Auguste, et je ne crois pas que je soupe jamais avec M. de Laverdi, comme Virgile avec Mécène.
Je vous enverrai, n’en doutez pas, les Scythes, que je vous promets, et qui sont à vous. Je suis dans leur pays, et j’attends les dernières résolutions de quelques amis que j’ai à Babylone, pour savoir si l’impression doit précéder la représentation. Cette pièce réussira plus auprès des Français que les héros romains. Il y a de l’amour comme dans l’opéra-comique, et c’est ce qu’il faut à nos belles dames.
J’ai préparé un Avis (2) au public, dans lequel je dis que le sieur Duchesne, qui, demeurait au Temple du Goût, mais qui n’en avait aucun, s’est avisé de défigurer tous mes ouvrages, et qu’il a obtenu un privilège du roi pour me rendre ridicule. Je crois du moins que son privilège est expiré, et qu’il m’est permis de donner mes ouvrages à qui bon me semble.
Je finis, selon ma coutume, par les sentiments de l’amitié, sans formules inutiles.
1 – Almanach philosophique en quatre parties, suivant la division naturelle de l’espèce humaine en quatre classes ; à l’usage de la nation des philosophes, du peuple des sots, du petit nombre des savants, et du vulgaire des curieux, par un auteur très philosophe. A Goa, chez Dominique Ferox, imprimeur du grand inquisiteur, à l’Auto-da-fé, rue des Fous ; pour l’an de grâce 1767. (G.A.)
2 – C’est l’Avis au lecteur, tome III, page 634. (G.A.)
à M. Lekain.
2 Mars 1767.
Mon cher ami, vous êtes bien sûr que je m’intéresse plus à votre santé qu’à tous les Scythes du monde. Ménagez-vous, je vous en prie ; il faut se bien porter pour être héros : tous ceux de l’antiquité avaient une santé de fer. Il importe fort peu qu’on joue les Scythes devant ou après Pâques ; mais, si vous en pouvez donner quatre ou cinq représentations avant la fin du carême, je vous conseille de ne pas perdre ces quatre ou cinq bonnes chambrées, parce qu’il est presque impossible que, dans la quinzaine de Pâques, l’édition de Cramer ne devienne publique.
Je n’avais point eu dessein d’abord de faire jouer cette pièce, et la préface l’indique assez ; mais puisqu’on la joue à Genève, à Lausanne et chez moi, et qu’on la jouera à Lyon et à Bordeaux, il est bien juste que vous en donniez quelques représentations. Comptez que j’aurai soin de vos intérêts dans l’édition qu’on en fera à Paris, quoiqu’il soit difficile d’obtenir des libraires des conditions aussi favorables pour une pièce déjà imprime que pour une qui serait toute neuve.
Je vous prie de vous amuser, pendant votre convalescence, à faire collationner sur les rôles tous les changements que je vous ai envoyés. En voici un que je vous recommande : c’est à la première scène du cinquième acte. Il m’a paru, à la représentation, que c’était à Sozame à parler avant sa fille, et qu’Obéide devait être trop consternée pour répondre à la proposition qu’on lui fait d’immoler Athamare. Voici ce petit changement :
OBÉIDE.
Je n’en apprends que trop.
SOZAME.
Je vous l’ai déclaré.
Je respecte un usage en ces lieux consacré ;
Mais des sévères lois par vos aïeux dictées,
Les têtes de nos rois pourraient être exceptées.
LE SCYTHE.
Plus les princes sont grands, etc.
Au reste, je ne compte sur le rôle d’Obéide qu’autant que vous voudrez bien conduire l’actrice. Vous avez reçu sans doute l’imprimé en marge duquel j’ai écrit mes petites indications. Ce personnage exige une douleur presque toujours étouffée, des repos, des soupirs, un jeu muet, une grande intelligence du théâtre. Ce n’est guère qu’au cinquième acte que ses sentiments se déploient sur le pont aux ânes des imprécations, pont aux ânes que l’on passe toujours avec succès.
Madame Denis vous fait mille compliments ; elle ne joue plus la comédie, ni moi non plus ; mais M. de La Harpe est un excellent acteur. Je vous embrasse de toute mon âme.
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, le 4 Mars 1767.
Mes yeux ne me permettent pas d’écrire, mon cher Cicéron ; je n’ai pas actuellement auprès de moi celui (1) qui vous fait d’ordinaire mes remerciements ; mais vous n’en verrez pas moins que j’ai reçu votre mémoire. Nous l’avons lu ; nous avons pleuré. Ou les hommes seront de bronze, ou les Sirven seront justifiés comme les Calas. La consultation est de la plus grande habileté, et d’une bienséance qui fera beaucoup d’honneur à celui qui l’a rédigée. La victoire me paraît sûre. Les protestants et les catholiques vous béniront également, et personne assurément ne vous enviera la terre de Canon. On dira qu’il est bien permis au défenseur de l’humanité de se défendre lui-même, et de réclamer le bien des ancêtres de sa femme.
Je vous prie de vouloir bien me faire envoyer un second exemplaire par M. Damilaville. Le premier sera pour messieurs du conseil de Berne ; le second sera signé par Sirven et ses filles. Messieurs de Berne doivent en avoir un, parce qu’ils ont promis de continuer aux Sirven la petite pension qu’ils veulent bien leur faire pendant qu’ils poursuivront leur procès à Paris, et qu’ils ont mis pour condition qu’ils verraient le mémoire par lequel ils seraient appelés à venir auprès de vous. Je vous enverrai Sirven et une de ses filles, aussitôt que vous l’ordonnerez. Il y en a une qui est incapable de faire le voyage.
Je ne puis trop vous réitérer mes tendres remerciements. Je vous embrasse cent fois, sage et éloquent vengeur de l’innocence.
1 – Wagnière. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Mars 1767.
Mon cher ami, le mémoire des Sirven réussira. Les traits du premier mémoire conservés dans le second, feront un très grand effet. L’éloquence perce à travers le style du barreau.
Je vous adresserai les Sirven aussitôt que vous voudrez. Vous serez leur protecteur à Paris. Je me réserve à vous écrire plus amplement sur leur compte, quand je les ferai partir. Il faudra un passe-port de M. le duc de Choiseul : nous sommes bien sûrs de n’être pas refusés.
La querelle que l’on fait à mon cher Marmontel (1) n’est qu’une farce, en comparaison de la tragédie des Sirven et des Calas. Cette farce sera sifflée. Voici un petit madrigal d’un jeune homme de Mâcon (2), sur la bêtise de la sacrée faculté :
Vénérables sorboniqueurs,
De l’enfer savants chroniqueurs,
Vous prétendez que Marc-Aurèle
Doit cuire à jamais dans ce lieu :
Pour récompenser votre zèle,
Puisse incessamment le bon Dieu
Vous donner la vie éternelle !
Vous voyez que les provinces se forment.
Je n’ai pas le temps de vous parler beaucoup des Scythes. Je vous dirai seulement qu’un serment de punir de mort les gens convient fort dans les premiers actes de Tancrède et de Brutus, mais qu’il serait un peu déplacé dans un mariage, et qu’il serait assez ridicule qu’une femme prévît qu’on tuera son mari, lorsqu’il n’est menacé par personne. Vous sentez qu’une telle finesse serait trop grossière.
Tout dépendra du rôle d’Obéide. Il faudra que Lekain se donne la peine d’adoucir et d’attendrir la voix de mademoiselle Durancy, qu’on dit un peu dure et un peu sèche. Si vous avez lu la préface que je voulais aussi faire lire à M. Diderot, vous aurez vu que mon intention n’était point de faire jouer cette pièce. Mais puisque mes amis veulent qu’on la représente, j’y consens. Cela pourra donner quatre ou cinq représentations avant Pâques. Les comédiens en ont besoin ; après quoi je ne m’en mêlerai plus. Je suis bien aise que la police ait passé ces deux vers :
Le premier de l’Etat, quand il a pu déplaire,
S’il est persécuté, doit souffrir et se taire ;
et encore celui-ci :
Pourrais-tu rechercher cette basse grandeur ?
La police a jugé sagement que ces choses-là n’arrivaient qu’en Perse.
Je vous remercie mon cher ami, de l’intérêt que vous prenez à mes petites affaires. Je ne me suis point encore ressenti des arrangements économiques de M. le duc de Wurtemberg. J’écris à Cadix au sujet de la banqueroute des Gilli, mais j’espère très peu de chose. Les Gilli n’ont fait que de mauvaises affaires.
Vous m’avez mandé, par votre dernière lettre, que mademoiselle de l’Espinasse (3) désirait des sottises complètes ; il n’y a qu’à en prendre un recueil chez Merlin, le faire relier, et le lui envoyer. Ce sera autant de payé sur les mille livres qu’il doit à Wagnière.
Je reçois dans ce moment une lettre de M. de Courteilles, qui est enchanté de votre mémoire.
Je voudrais vous envoyer du Lembertad (4), mais comment faire ?
Je vous embrasse plus fort que jamais.
1 – A propos du Bélisaire. (G.A.)
2 – Voltaire lui-même. (G.A.)
3 – L’amie de d’Alembert. (G.A.)
4 – Lettre à M***, conseiller au parlement. (G.A.)