CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 18

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à M. Lekain.

 

25 Février 1767.

 

 

          Ne vous laissez point subjuguer, mon cher ami, par un plan tout à fait antithéâtral qu’on propose. Je ne réponds pas de l’effet d’une pièce où tout est simple et naturel, dans un temps où le public égaré semble ne vouloir que des événements incroyables, entassés les uns sur les autres, avec des vers aussi barbares que ceux de Garnier et de Hardi. Résistez au torrent du goût le plus détestable qui ait jamais déshonoré la nation. J’aime mieux tomber avec un ouvrage fait selon les règles de l’art, que de réussir par un poème barbare.

 

          Je ne puis d’ailleurs m’imaginer que la nature ne parle pas au cœur des Parisiens comme elle nous parle ; et je ne vois pas pourquoi ce qui nous fait répandre des larmes serait mal reçu chez vous.

 

          Je vous ai envoyé quelques changements, et je me flatte que vous en avez fait usage. En voici encore un au quatrième acte, dans lequel Indatire a nécessairement trop raison contre Athamare. Je fortifie votre rôle autant que la situation le permet ; c’est après ce vers d’Indatire :

 

A servir sous un maître on me verrait descendre !

 

ATHAMARE.

 

Va, l’honneur de servir un maître généreux,

Qui met un digne prix aux exploits belliqueux,

Vaut mieux que de ramper dans une république

Insensible au mérite, et même tyrannique.

Tu peux prétendre à tout en marchant sous ma loi.

J’ai parmi, etc.

 

          Il faut encore, mon cher ami, que je vous dise que si, dans la scène entre Obéide et son père, au cinquième acte, il y a encore quelques longueurs, il faudra retrancher les quatre vers d’Obéide :

 

Une invincible loi me tient sous son empire, etc.

 

Mais j’avoue que je les supprimerais à regret. Encore une fois, laissez dire les critiques de cabinet, et rapportez-vous-en à l’effet que fait la pièce au théâtre ; il n’y a point de meilleur juge.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

25 Février 1767.

 

 

          Mon cher avocat philosophe, il y a plus de cent lieues malheureusement de Saint-Claude à Ferney, et le chemin ne s’accourcira pas de sitôt. On dit que vous avez reçu pour moi un gros paquet de livres d’envoi de ce pauvre Fantet ; je vous supplie de l’ouvrir, de lui renvoyer sa Matière médicale en dix volumes, dont je n’ai que faire : il y a là de quoi empoisonner un royaume. Je me contente de ma casse, et je ne veux pas d’autre remède.

 

          Je vous envoie six exemplaires de la deuxième édition du Commentaire (1). Je ne risque que cette demi-douzaine, crainte des écornifleurs. M. Servan, avocat-général de Grenoble, a fait un discours très pathétique sur le même sujet ; il est imprimé, et vous l’avez peut-être vu. La raison et l’humanité commencent à percer de tous côtés. L’impératrice de Russie m’écrit ces propres mots (2) : Malheur aux persécuteurs ! ils méritent d’être mis au rang des Furies. Mais tandis que la raison parle, le fanatisme hurle ; on poursuit Fantet ; on en poursuit bien d’autres. M. le Riche se signale en faveur de Fantet. J’espère qu’il viendra à bout de mettre un frein à la persécution. Si j’étais plus jeune, si je pouvais agir, je ne laisserais pas accabler ainsi un infortuné. Je fais de loin ce que je puis, et c’est fort peu de chose.

 

          Madame Denis vous fait bien ses compliments : je vous embrasse de tout mon cœur. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Sur le traité des Délits et des peines. (G.A.)

2 – 9 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Mariott.

 

26 Février 1767.

 

 

          Monsieur, je prends le parti de vous écrire par Calais plutôt que par la Hollande, parce que, dans le commerce des hommes comme dans la physique, il faut toujours prendre la voie la plus courte. Il est vrai que j’ai passé près de trois mois sans vous répondre ; mais c’est que je suis plus vieux que Milton, et que je suis presque aussi aveugle que lui. Comme on envie toujours son prochain, je suis jaloux de milord Chesterfield, qui est sourd. La lecture me paraît plus nécessaire dans la retraite que la conversation. Il est certain qu’un bon livre vaut beaucoup mieux que tout ce qu’on dit au hasard. Il me semble que celui qui veut s’instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles ; mais, pour celui qui ne veut que s’amuser, je consens de tout mon cœur qu’il soit aveugle, et qu’il puisse écouter des bagatelles toute la journée.

 

          Je conçois que votre belle imagination est quelquefois très ennuyée des tristes détails de votre charge. Si on n’était pas soutenu par l’estime publique et par l’espérance, il n’y a personne qui voulût être avocat-général. Il faut avoir un grand courage, quand on fait d’aussi beaux vers que vous, pour s’appesantir sur des matières contentieuses, et pour deviner l’esprit d’un testateur et l’esprit de la loi.

 

          Ma mauvaise santé ne m’a jamais permis de me livrer aux affaires de ce monde ; c’est un grand service que mes maladies m’ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraite avec une partie de ma famille ; je suis entouré du plus beau paysage du monde. Quand la nature ramène le printemps, elle me rend mes yeux, qu’elle m’a ôtés pendant l’hiver ; ainsi j’ai le plaisir de renaître, ce que les autres hommes n’ont point.

 

          Jean-Jacques, dont vous me parlez, a quitté son pays pour le vôtre, et moi j’ai quitté, il y a longtemps, le mien pour le sien, ou du moins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont ballottés par la fortune. Sa sacrée majesté le Hasard décide de tout.

 

          Le cardinal Bentivoglio, que vous me citez, dit à la vérité beaucoup de mal du pays des Suisses, et même ne traite pas trop bien leurs personnes  mais c’est qu’il passa du côté du mont Saint-Bernard, et que cet endroit est le plus horrible qu’il y ait dans le monde. Le pays de Vaud au contraire, et celui de Genève, mais surtout celui de Gex, que j’habite, forment un jardin délicieux. La moitié de la Suisse est l’enfer, et l’autre moitié est le paradis.

 

          Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton de l’Angleterre ; chacun cherche ce qui lui convient : mais il ne faudrait pas juger des bords charmants de la Tamise par les rochers de Derbyshire. Je crois la querelle de M. Hume et de J.-J. Rousseau terminée, par le mépris public que Rousseau s’est attiré, et par l’estime que M. Hume mérite. Tout ce qui m’a paru plaisant, c’est la logique de Jean-Jacques, qui s’est efforcé de prouver que M. Hume n’a été son bienfaiteur que par mauvaise volonté : il pousse contre lui trois arguments qu’il appelle trois soufflets sur la joue de son protecteur (1). Si le roi d’Angleterre lui avait donné une pension sans doute le quatrième soufflet aurait été pour sa majesté. Cet homme me paraît complètement fou. Il y en a plusieurs à Genève. On y est plus mélancolique encore qu’en Angleterre, et je crois, proportion gardée, qu’il y a plus de suicides à Genève qu’à Londres. Ce n’est pas que le suicide soit toujours de la folie. On dit qu’il y a des occasions où un sage peut prendre ce parti ; mais, en général, ce n’est pas dans un accès de raison qu’on se tue.

 

          Si vous voyez M. Franklin (2), je vous supplie, monsieur, de vouloir bien l’assurer de mon estime et de ma reconnaissance. C’est avec ces mêmes sentiments que j’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Lettre de Jean-Jacques à Hume, du 10 juillet 1766. (G.A.)

2 – Benjamin Franklin, député alors en Angleterre par la Pensylvanie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Février 1767.

 

 

          En réponse à votre lettre du 21, mon cher ami, je vous dirai d’abord que j’ai été plus occupé que vous ne pensez de l’abominable calomnie qu’un homme en place a vomie contre vous. J’ai écrit à un de ses parents d’une manière très forte qui ne compromet personne, et qui ne laisse pas même soupçonner que vous soyez instruit de ce procédé infâme. Vous êtes d’ailleurs à portée d’employer des gens de mérite qui le détromperont ou qui le désarmeront.

 

          J’admire sous quelles formes différentes le fanatisme se reproduit : c’est un Protée né dans l’enfer qui prend toutes sortes de figures sur la terre. Je ne suis pas fâché de l’éclat qu’on a voulu faire contre Bélisaire. On ne peut que se rendre ridicule et odieux en attaquant une morale si pure. Les ennemis de la raison achèvent d’amonceler des charbons ardents sur leur tête ; le livre qu’ils attaquent en sera plus connu et plus goûté. Dieu et la raison savent tirer le bien du mal.

 

          Je crois enfin l’affaire de M. Lambertad finie (1) ; ce n’a pas été sans peine. La communication entre nous et Genève est absolument interdite, et sans les bontés de M. le duc de Choiseul, nous mourrions de faim, après avoir fait vivre tant de monde.

 

          J’ai été très content de la conversation du curé et du marguillier (2), dans laquelle on rend justice aux vues saines et patriotiques du ministère. Plus la permission qu’il a donnée d’exporter les blés mérite notre reconnaissance, et plus nous en devons aussi au Dictionnaire encyclopédique, qui démontre en tant d’endroits les avantages de cette exportation. Il est certain que c’est le plus grand encouragement qu’on pût donner à l’agriculture. Je le sens bien, moi qui suis un des plus forts laboureurs de ce petit pays.

 

          Je suis, pour les Scythes, à peu près dans le même cas où Beaumont est pour son mémoire. J’éprouve des difficultés de la part de mes avocats  et ce qui finirait en deux jours si j’étais à Paris, traîne des mois entiers : voilà pourquoi vous n’avez point eu les Scythes. On dit que le tragique est absolument tombé ; je n’ai pas de peine à le croire.

 

          M. le chevalier de Chastellux est une belle âme. Il a des parents qui ne sont pas si philosophes que lui. Je vous assure qu’on l’a échappé belle, et qu’il y avait là de quoi perdre un homme sans ressource. Je suis affligé que vous n’ayez rien à me dire de Platon (3) sur toutes les occasions que je saisis de lui rendre justice.

 

          Voici les propres mots d’une lettre de l’impératrice de Russie, en m’envoyant son édit sur la tolérance (4) : « L’apothéose n’est pas si fort à désirer qu’on le pense ; on la partage avec des veaux, des chats, des ognons, etc., etc., etc. Malheur aux persécuteurs ! ils méritent d’être rangés avec ces divinités-là. » Elle m’ajoute que « les suffrages de MM. Diderot et d’Alembert l’encourent beaucoup à bien faire. »

 

          Voici le premier chant de la Guerre de Genève, puisque vous voulez vous amuser de cette plaisanterie.

 

 

1 – L’impression de la Lettre au conseiller. (G.A.)

2 – Dialogue d’un curé de campagne avec son marguillier, au sujet de l’édit du roi qui permet l’exportation des grains ; par M. Gérardin, curé de Rouvre en Lorraine. (G.A.)

3 – Diderot. (G.A.)

4 – Du 9 de janvier 1767 (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

A Ferney, 28 Février 1767.

 

 

          Votre souvenir m’a bien touché, monsieur, et votre ouvrage (1) a fait sur moi l’impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais qu’on fît les oraisons funèbres. Il faut que ce soit le cœur qui parle ; il faut avoir vécu intimement avec le mort qu’on regrette.

 

          C’étaient les parents ou les amis qui faisaient les oraisons funèbres chez les Romains. L’étranger qui s’en mêle a toujours l’air charlatan ; il y a même une espèce de ridicule à débiter avec emphase l’éloge d’un homme qu’on n’a jamais vu. Mais où sont les courtisans dignes de louer un bon roi ? il n’y a peut-être que vous. Les patriciens romains savaient tous parfaitement leur langue ; les lettres de Brutus sont peut-être plus belles que celles de Cicéron ; César écrivait comme Saluste : il n’en est pas ainsi parmi nous autres Welches. Votre ouvrage est vrai, il est attendrissant, il est bien écrit. Je vous remercie tendrement de me l’avoir envoyé.

 

          Je me suis informé de vous  à tous ceux qui ont pu m’en donner des nouvelles ; je ne vous ai jamais oublié. Je savais que vous aviez fait des pertes, et je croyais qu’on vous avait dédommagé. Vous comptez donc allez vivre en philosophe à la campagne ? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. Il y a treize ans que j’ai pris ce parti, dont je me trouve fort bien. Ce n’est guère que dans la retraite qu’on peut méditer à son aise.

 

          Je signe de tout mon cœur votre profession de foi. Il paraît que nous avons le même catéchisme. Vous me paraissez d’ailleurs tenir pour ce feu élémentaire que Newton se garda bien toujours d’appeler corporel. Ce principe peut mener loin  et si Dieu, par hasard, avait accordé la pensée à quelques monades de ce feu élémentaire, les docteurs n’auraient rien à dire : on aurait seulement à leur dire que leur feu élémentaire n’est pas bien lumineux, et que leur monade est un peu impertinente.

 

          Je suis affligé que vous ayez la goutte, mais il paraît que ce n’est pas votre tête qu’elle attaque.

 

          Vous faites donc actuellement des vers pour votre fille, après en avoir fait pour la mère. Si elle tient de vous, elle sera charmante ; elle aura du sentiment et de l’esprit. Il faut que vous me permettiez de lui présenter ici mes respects.

 

          Je n’oublierai jamais mon cher Panpan (2) ; c’est une âme digne de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine ? Toute la cour de votre bon roi va s’éparpiller, et la Lorraine ne sera plus qu’une province. On commençait à penser : ces belles semences ne produiront plus rien, c’est vers la Marne qu’il faudra voyager.

 

          Notre lac de Genève fait bien ses compliments à la Marne. Ne tremblez point pour les personnes dont vous vous souvenez ; jamais querelle ne fut plus pacifique. Nous avons à la vérité des dragons, mais ils sont aussi tranquilles que les Génevois.

 

          Adieu, monsieur ; conservez-moi des bontés qui font la consolation de ma vieillesse. Votre paquet m’est venu par Paris, après bien des cascades.

 

 

1 – Portrait historique de Stanislas-le-Bienfaisant. (G.A.)

2 – Devaux. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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