CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 17
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à M. Dorat.
Le 20 Février 1767.
Il est vrai, monsieur, que j’avais été flatté de la promesse que vous m’aviez faite, lorsqu’une lettre que j’avais écrite à M. de Pezay m’en attira une très obligeante de vous. Cette espérance adoucissait beaucoup le mal dont je ne connaissais qu’une partie. Des vers tels que vous les savez faire auraient plu davantage au public, que la publication de quelques lettres qui ne sont pas faites pour lui.
Les procédés de J.J. Rousseau ne sont point des querelles de littérature ; ce sont des complots formés par l’ingratitude et par la méchanceté la plus noire, dont les médiateurs de Genève et le ministère de France sont assez instruits. Au reste, personne n’a jamais souhaité plus passionnément que moi l’union des gens de lettres ; personne n’a mieux senti combien ils seraient utiles, et à quel point ils seraient respectés du public, s’ils se soutenaient les uns les autres. Il faut laisser aux folliculaires, aux Desfontaines, aux Fréron, l’infâme métier de déchirer leurs confrères pour gagner quelque argent : ce sont des misérables qui ont fait de la littérature une arène de gladiateurs.
Vous avez redoublé mon estime pour vous, monsieur, en m’apprenant que vous n’aviez nul commerce avec ce vil Fréron, qui est, dit-on, l’opprobre de la société, et dont on ne prononce le nom qu’avec horreur et mépris. Cet homme, assurément, n’était fait ni pour apprécier vos agréables ouvrages, ni pour approcher de votre personne. S’il y avait encore des Chaulieu et des La Fare, ce serait leur société qui vous conviendrait, ainsi qu’à M. de Pezay, votre ami.
Je vous répéterai encore que j’ai été très touché des lettres que vous m’avez écrites ; mais le public les ignore, il a vu la pièce que vous m’aviez promis de réparer. Je vous en parle pour la dernière fois. Je ne veux plus me livrer qu’au plaisir de vous dire combien j’ambitionne votre estime et votre amitié, et avec quels sentiments j’ai l’honneur d’être votre, etc.
à M. Colini.
Ferney, 20 Février 1767.
Etes-vous actuellement à Paris, mon cher ami ? Je vous écris à l’adresse que vous m’avez donnée. J’ignore l’objet de vos voyages ; mais, quel qu’il soit, je vous en félicite, puisque vous ne les avez entrepris sans doute que pour le service de votre aimable souverain. Le rude hiver que nous avons essuyé a achevé de ruiner mon faible tempérament ; j’éprouve tous les maux de la décrépitude ; consolez-moi par le récit de vos plaisirs, et par les assurances de votre amitié.
Les tracasseries de Genève ont fait un peu de tort au petit pays que j’habite ; elles ne nous ôteront pas le bel aspect dont nous commençons à jouir. Si notre climat est cruel l’hiver, il est charmant dans les autres saisons. La jouissance de la campagne et de la liberté est le plaisir de la vieillesse. L’idée d’être toujours aimé de vous redouble ce plaisir et adoucit tous mes maux.
à M. le duc de La Vallière.
A Ferney, 21 Février 1767.
Il est vrai, monsieur le duc, que j’ai fait une drôle de tragédie où j’ai mis un petit-maître persan avec des paysans scythes, et une demoiselle de qualité, supposé qu’on eût des chemises en Scythie. Comme vous ne haïssez pas les choses bizarres, j’aurais pris sans doute la liberté de vous envoyer cette facétie, si je n’étais occupé à la corriger ; ce qui me coûte beaucoup, attendu que j’ai eu, il y a quelque temps, un petit soupçon d’apoplexie qui m’a un peu affaibli le cervelet. J’ai l’honneur d’entrer dans ma soixante et quatorzième année, quoi qu’en disent mes mauvaises estampes. Vous voyez que ma tragédie n’est pas un jeu d’enfant, mais elle tient beaucoup du radotage, ce qui revient à peu près au même.
Ou j’ai perdu entièrement la mémoire, ou je me souviens très bien que je vous ai remercié de votre beau certificat en faveur d’Urcéus Codrus. Celui qui écrit sous ma dictée (parce que je suis aveugle tout l’hiver) se souvient très bien de vous avoir remercié de votre témoignage sur Urcéus. Nous sommes exacts, nous autres solitaires, parce que nous ne sommes point distraits par le fracas.
On dit que vous faites un bijou de l’hôtel Jansen. Je m’en rapporte bien à vous surtout si vous avez autant d’argent que de goût.
On dit qu’on joue chez vous un jeu prodigieux. Fi ! cela n’est pas philosophe. Vous n’êtes pas encore au point où je vous voudrais.
Cependant conservez-moi vos bontés ; j’ai besoin de cette consolation, après avoir été vingt ans sans vous faire ma cour ; car, si vous vous en souvenez, je me suis enfui de France au Catilina de Crébillon : c’était, pardieu ! un détestable ouvrage, c’était le tombeau du sens commun ; mais je veux actuellement qu’on ait de l’indulgence pour les vieillards.
Je vous suis attaché pour le reste de ma vie avec bien du respect, et avec toute la vivacité des sentiments d’un jeune homme.
à M. Lekain.
21 Février 1767.
Vous avez dû, mon cher ami, recevoir une lettre de moi avec la tragédie des Scythes, que j’ai adressée pour vous à M. Marin. Voici encore un petit changement que j’ai jugé absolument nécessaire. Ma mauvaise santé et mon épuisement total ne me permettent plus de travailler à cet ouvrage ; je vous demande en grâce de me dire si vous pouvez la faire jouer le mercredi des Cendres, parce que si elle ne peut être jouée dans ce temps-là, il est d’une nécessité absolue que je donne l’édition corrigée, pour indemniser le libraire de la perte de sa première édition. Il serait beaucoup plus avantageux pour vous que la pièce fût jouée le mercredi des Cendres, parce que alors je serai plus en état de vous procurer un honoraire de la part du libraire : d’ailleurs, comme on joue actuellement cette pièce à Lausanne, et qu’on va la jouer à Bordeaux, aussi bien que chez moi, il paraît indispensable que les comédiens se déterminent sans délai. Je vous prie très instamment de me mander votre dernière résolution, et de compter toujours sur la tendre amitié que je vous ai vouée pour le reste de ma vie.
Corrections à la scène deuxième du cinquième acte,
Entre SOZAME et OBÉIDE.
OBÉIDE.
Avez-vous bien connu mes sentiments secrets ?
Dans le fond de mon cœur avez-vous daigné lire ?
SOZAME.
Mes yeux l’ont vu pleurer sur le sein d’Indatire :
Mais je pleure sur toi dans ce moment cruel :
J’abhorre tes serments.
OBÉIDE.
Vous voyez cet autel,
Ce glaive dont ma main doit frapper Athamare ;
Vous savez quels tourments mon refus lui prépare.
Après ce coup terrible, et qu’il me faut porter.
M. Lekain est prié de porter ce changement sur la copie que M. Marin a dû lui remettre.
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 23 Février 1767.
Je suis partagé, monsieur, entre la reconnaissance que je vous dois et l’admiration où je suis qu’au milieu de vos occupations, et même de vos dissipations, vous ayez pu faire un plan si rempli de génie et de ressources. Nous convenons qu’il est l’ouvrage d’un esprit supérieur. Vous me direz : Pourquoi ne l’adoptez-vous donc pas ? Vous en verrez les raisons dans le petit mémoire que nous envoyons à M. et à madame d’Argental.
Madame Denis, M. et madame de La Harpe, nos acteurs et moi, nous avons retourné de tous les sens ce que vous nous proposez. Nous nous sommes représenté vivement l’action, et tout ce qu’elle comporte, et tout ce qu’elle doit faire dire ; nous sommes tous d’un avis unanime ; nous osons même nous flatter que, quand vous verrez nos raisons déduites dans notre mémoire, elles vous paraîtront convaincantes.
Il est vrai que, malgré toutes nos raisons, nous tremblons d’avoir tort lorsque nous disputons contre vous. Nous sentons bien qu’il y a quelque chose de hasardé dans ce cinquième acte, mais nous ne pouvons juger que d’après l’impression qu’il nous laisse. Nous le jouons, et il nous fait un effet terrible.
Comment voulez-vous que nous abandonnions ce qui nous touche pour un plan qui, tout ingénieux qu’il est, nous paraît avoir des difficultés insurmontables ? Il en sera toujours d’une tragédie comme de toutes les affaires de ce monde ; il faut choisir entre les inconvénients les moins grands. Il y aura sans doute des critiques ; Zaïre, Mérope, Tancrède, etc., en ont essuyé beaucoup, et le Siège de Calais a inspiré le plus grand enthousiasme. Il faut se soumettre à cette bizarrerie des hommes ; mais nous sommes tous persuadés que la chaleur du cinquième acte doit l’emporter sur toutes les critiques qu’on fera de sang-froid.
Le spectateur assurément se doute bien dans la tragédie d’Olympie, que cette Olympie se jettera dans le bûcher de sa mère ; et c’est précisément ce doute qui inspire la curiosité et l’attendrissement. Il est dans la nature humaine de vouloir voir comment les choses qu’on devine seront accomplies. C’est ce que nous détaillons dans notre mémoire, que nous vous supplions de lire avec impartialité. Pour moi, je me défie de mes idées ; j’aime et je respecte les vôtres autant que votre personne. C’est avec timidité et avec honte que je suis d’un autre avis que vous : mais enfin il ne faut jamais, dans aucun art, travailler contre son propre sentiment, comme en morale il ne faut point agir contre sa conscience : on est sûr alors de travailler très mal ; l’enthousiasme est entièrement éteint ; l’esprit mis à la gêne perd toute son élasticité. On écrit raisonnablement, mais froidement. En un mot, lisez nos représentations, et jugez.
Agréez, monsieur, mon tendre et respectueux attachement pour vous, pour madame de Chauvelin, et pour tout ce qui vous appartient.
N.B. – Depuis la lettre écrite, nous avons joué la pièce ; le cinquième acte a fait plus d’effet que les autres, et on a répandu beaucoup de larmes.
à M. Lekain.
A Ferney, 23 Février 1767.
Mon cher ami, le petit concile de Ferney a répondu au grand concile de l’hôtel d’Argental. Nous trouvons le projet qu’on nous propose froid et impraticable. Nous trouvons insipide ce Je ne puis, substitué à ce terrible Je l’accepte (1).
Nous croyons, d’après l’expérience, que ce Je l’accepte, prononcé avec un ton de désespoir et de fermeté, après un morne silence, fait l’effet le plus tragique.
Nous pensons que l’étonnement, le doute, et la curiosité du spectateur, doivent suivre ce mouvement de l’actrice. Nous sommes persuadés, d’après nos propres sensations, que tout le rôle d’Obéide, au cinquième acte, tient le spectateur en haleine, et le remue d’autant plus fortement qu’il devine dans le fond de son cœur ce qui doit arriver.
Nous avons pesé les inconvénients, et ce qui nous paraît des beautés ; nous avons conclu qu’il serait abominable de faire traîner Athamare à la torture et aux supplices, et que si dans ce moment Obéide prenait la résolution de s’offrir pour l’immoler, afin de lui épargner des souffrances, cela ressemblerait à un bourreau qui va donner le coup de grâce ; et si elle ne prend que dans ce moment la résolution de se tuer, cette inspiration subite ne fait pas, à beaucoup près, le même effet qu’un dessein pris dès la première scène, et qui rend son rôle théâtral pendant l’acte tout entier.
Nous alléguons beaucoup d’autres raisons que nous détaillons dans un mémoire que nous envoyons à M. d’Argental ; nous craignons à la vérité de nous tromper, en combattant l’avis des connaisseurs les plus éclairés, mais nous ne pouvons juger que d’après notre sentiment. Nous avons vu l’effet, et M. d’Argental ne l’a pas vu. Nous ne craignons rien de ce qu’ils craignent, et un endroit qui ne leur a fait aucune peine nous en fait beaucoup. C’est ainsi que les opinions se partagent sur toutes les affaires de ce monde ; mais après avoir tout pesé, tout discuté, il faut prendre enfin un parti. Ce parti est celui de jouer la pièce, telle que je vous l’ai envoyée par M. Marin. Je vous prie seulement de changer ce vers :
Vous voyez, vous sentez quel meurtre se prépare.
Il faut mettre à la place :
Vous savez quel tourment un refus lui prépare.
Act. V, sc. II.
Je suis persuadé que vous donnerez à l’actrice toute l’intelligence du rôle d’Obéide.
Nous nous flattons que le quatrième acte sera extrêmement théâtral ; je suis bien sûr que vous le ferez réussir, quand vous direz au bon homme Hermodan, avec une pitié noble :
Vieillard, ton fils n’est plus.
Encore une fois, nous pouvons nous tromper, madame Denis, madame de La Harpe, madame Dupuits, M. de La Harpe, M. Dupuits, M. Cramer, et moi ; mais répétez comme nous avons répété, et jugez d’après l’effet.
Je suis d’ailleurs dans la nécessité absolue de faire réimprimer la pièce incessamment, et j’attends de vos nouvelles avec la plus vive impatience.
Depuis ma lettre écrite, nous venons de jouer la pièce ; le cinquième acte a fait un plus grand effet encore que le quatrième. On a versé beaucoup de larmes, et il n’y a point de critique qui tienne contre des larmes. Si j’avais le malheur de croire une seule des critiques qu’on me fait, la pièce serait perdue : croyez-en mon expérience, et l’effet dont je viens d’être témoin.
Souvenez-vos du quatrième acte de Tancrède, qu’on voulait me faire changer.
1 – Les Scythes, act. V, sc. I. (G.A.)