THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 7

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L’ÉCOSSAISE.

 

 

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SCÈNE III.

 

 

 

 

FRÉLON, se remettant à sa table. Plusieurs personnes paraissent dans l’intérieur du café. MONROSE avance sur le bord du théâtre.

 

 

MONROSE.

 

          Mes infortunes sont-elles assez longues, assez affreuses ! Errant, proscrit, condamné à perdre la tête dans l’Ecosse, ma patrie, j’ai perdu mes honneurs, ma femme, mon fils, ma famille entière : une fille me reste, errante comme moi, misérable, et peut-être déshonorée ; et je mourrai donc sans être vengé de cette barbare famille de Murray, qui m’a persécuté, qui m’a tout ôté, qui m’a rayé du nombre des vivants ! car enfin je n’existe plus ; j’ai perdu jusqu’à mon nom par l’arrêt qui me condamne en Ecosse ; je ne suis qu’une ombre qui vient errer autour de son tombeau.

 

 

(Un de ceux qui sont entrés dans le café, frappant sur l’épaule de Frélon qui écrit.)

 

          Eh bien ! tu étais hier à la pièce nouvelle ; l’auteur fut bien applaudi ; c’est un jeune homme de mérite, et sans fortune, que la nation doit encourager.

 

UN AUTRE.

 

            Je me soucie bien d’une pièce nouvelle. Les affaires publiques me désespèrent ; toutes les denrées sont à bon marché, on nage dans une abondance pernicieuse ; je suis perdu, je suis ruiné.

 

FRÉLON, écrivant.

 

          Cela n’est pas vrai ; la pièce ne vaut rien ; l’auteur est un sot, et ses protecteurs aussi ; les affaires publiques n’ont jamais été plus mauvaises ; tout renchérit ; l’Etat est anéanti et je le prouve par mes feuilles.

 

UN SECOND.

 

          Tes feuilles sont des feuilles de chêne ; la vérité est que la philosophie est bien dangereuse, et que c’est elle qui nous a fait perdre l’île de Minorque.

 

MONROSE, toujours sur le devant du théâtre.

 

          Le fils de milord Murray me payera tous mes malheurs. Que ne puis-je au moins, avant de périr, punir par le sang du fils toutes les barbaries du père !

 

UN TROISIÈME INTERLOCUTEUR, dans le fond.

 

          La pièce d’hier m’a paru très bonne.

 

          FRÉLON.

 

          Le mauvais goût gagne ; elle est détestable.

 

LE TROISIÈME INTERLOCUTEUR.

 

          Il n’y a de détestable que tes critiques.

 

LE SECOND.

 

          Et moi je vous dis que les philosophes font baisser les fonds publics, et qu’il faut envoyer un autre ambassadeur à la Porte.

 

FRÉLON.

 

          Il faut siffler la pièce qui réussit, et ne pas souffrir qu’il se fasse rien de bon.

 

 

(Ils parlent tous quatre en même temps.)

 

 

UN INTERLOCUTEUR.

 

          Va, s’il n’y avait  rien de bon, tu perdrais le plus grand plaisir de la satire. Le cinquième acte surtout a de très grandes beautés.

 

LE SECOND INTERLOCUTEUR.

 

          Je n’ai pu me défaire d’aucune de mes marchandises.

 

LE TROISIÈME.

 

          Il y a beaucoup à craindre cette année pour la Jamaïque ; ces philosophes la feront prendre.

 

FRÉLON.

 

          Le quatrième et le cinquième acte sont pitoyables.

 

MONROSE, se tournant.

 

          Quel sabbat !

 

LE PREMIER INTERLOCUTEUR.

 

          Le gouvernement ne peut pas subsister tel qu’il est.

 

LE TROISIÈME INTERLOCUTEUR.

 

          Si le prix de l’eau des Barbades ne baisse pas, la patrie est perdue.

 

MONROSE.

 

          Se peut-il que toujours, et en tout pays, dès que les hommes sont rassemblés, ils parlent tous à la fois ! quelle rage de parler avec la certitude de n’être point entendu !

 

FABRICE, arrivant avec une serviette.

 

          Messieurs, on a servi : surtout ne vous querellez point à table, ou je ne vous reçois plus chez moi.

 

(A Monrose.)

 

          Monsieur veut-il nous faire l’honneur de venir dîner avec nous ?

 

MONROSE.

 

          Avec cette cohue ? non, mon ami ; faites-moi apporter à manger dans ma chambre.

 

(Il se retire à part, et dit à Fabrice :)

 

          Ecoutez, un mot : milord Falbrige est-il à Londres ?

 

 

FABRICE.

 

          Non ; mais il revient bientôt.

 

MONROSE.

 

          Est-il vrai qu’il vient ici quelquefois ?

 

FABRICE.

 

          Il y venait avant son voyage d’Espagne (1).

 

MONROSE.

 

          Cela suffit : bonjour. Que la vie m’est odieuse !

 

(Il sort.)

 

FABRICE.

 

          Cet homme-là me paraît accablé de chagrins et d’idées. Je ne serais point surpris qu’il allât se tuer là-haut : ce serait dommage, il a l’air d’un honnête homme.

 

(Les survenants sortent pour dîner. Frélon est toujours à la table où il écrit. Ensuite Fabrice frappe à la porte de l’appartement de Lindane.)

 

 

 

 

 

SCÈNE IV.

 

FABRICE, POLLY, FRÉLON.

 

 

 

 

 

 

FABRICE.

 

          Mademoiselle Polly ! mademoiselle Polly !

 

POLLY.

 

          Eh bien ! qu’y a-t-il, notre cher hôte ?

 

FABRICE.

 

          Seriez-vous assez complaisante pour venir dîner en compagnie ?

 

POLLY.

 

          Hélas ! je n’ose, car ma maîtesse ne mange point : comment voulez-vous que je mange ? nous sommes si tristes !

 

FABRICE.

 

          Cela vous égaiera.

 

POLLY.

 

          Je ne puis être gaie : quand ma maîtresse souffre, il faut que je souffre avec elle.

 

FABRICE.

 

          Je vous enverrai donc secrètement ce qu’il vous faudra.

 

(Il sort.)

 

FRÉLON, se levant de sa table.

 

          Je vous suis, monsieur Fabrice. Ma chère Polly, vous ne voulez donc jamais m’introduire chez votre maîtresse ? Vous rebutez toutes mes prières.

 

POLLY.

 

          C’est bien à vous d’oser faire l’amoureux d’une personne de sa sorte !

 

FRÉLON.

 

          Eh ! de quelle sorte est-elle donc ?

 

POLLY.

 

          D’une sorte qu’il faut respecter : vous êtes fait tout au plus pour les suivantes.

 

FRÉLON.

 

          C’est-à-dire que si je vous en contais, vous m’aimeriez ?

 

POLLY.

 

          Assurément, non.

 

FRÉLON.

 

          Et pourquoi donc ta maîtresse s’obstine-t-elle à ne me point recevoir, et que la suivante me dédaigne ?

 

POLLY.

 

          Pour trois raisons : c’est que vous êtes bel esprit, ennuyeux et méchant.

 

FRÉLON.

 

          C’est bien à ta maîtresse, qui languit ici dans la pauvreté, à me dédaigner !

 

POLLY.

 

          Ma maîtresse pauvre ! qui vous a dit cela, langue de vipère ? ma maîtresse est très riche : si elle ne fait point de dépense, c’est qu’elle hait le faste : elle est vêtue simplement par modestie ; elle mange peu, c’est par régime ; et vous êtes un impertinent.

 

FRÉLON.

 

          Qu’elle ne fasse pas tant la fière : nous connaissons sa conduite, nous savons sa naissance, nous n’ignorons pas ses aventures.

 

POLLY.

 

          Quoi donc ? que connaissez-vous ? que voulez-vous dire ?

 

FRÉLON.

 

          J’ai partout des correspondances.

 

POLY.

 

          O ciel ! cet homme peut nous perdre. Monsieur Frélon, mon cher monsieur Frélon, si vous savez quelque chose, ne nous trahissez pas.

 

FRÉLON.

 

          Ah ! ah ! j’ai donc deviné ? il y a donc quelque chose ? et je suis le cher monsieur Frélon. Ah ! çà, je ne dirai rien ; mais il faut …

 

POLLY.

 

          Quoi ?

 

FRÉLON.

 

          Il faut m’aimer.

 

POLLY.

 

          Fi donc ! cela n’est pas possible.

 

FRÉLON.

 

          Ou aimez-moi, ou craignez-moi : vous savez qu’il y a quelque chose.

 

POLLY.

 

          Non, il n’y a rien, sinon que ma maîtresse est aussi respectable que vous êtes haïssable : nous sommes très à notre aise, nous ne craignons rien, et nous nous moquons de vous.

 

FRÉLON.

 

          Elles sont très à leur aise ; de là je conclus que tout leur manque ; elles ne craignent rien, c’est-à-dire qu’elles tremblent d’être découvertes … Ah ! je viendrai à bout de ces aventurières, ou je ne pourrai. Je me vengerai de leur insolence. Mépriser monsieur Frélon !

 

(Il sort.)

 

 

 

 

1 – « Cette petite particularité est nécessaire, écrit Voltaire à d’Argental : 1° pour faire voir que Monrose ne vient pas sans raison se loger dans ce café-là. 2° qu’il a besoin de Falbrige ; 3° pour prévenir les esprits sur la mort de ce Falbrige ; 4° pour fonder la demeure de Lindane près d’un café où ce Falbrige vient quelquefois. C’est un rien ; mais ce rien c’est beaucoup. » (G.A.)

 

 

 

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